Chapitre 10 : Préparation de la bataille (1/2) (Corrigé)

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« Devinez qui va se faire sermonner ? C’est moi ! Je suis la seule gradée du groupe, il est normal que je sois punie pour les autres ! Bon… Vous voulez savoir ce qu’il s’est passé, n’est-ce pas ? On m’avait confiée une simple mission : ramener Vandoraï, un guerrier tordwalais, vers son pays, pour qu’il soit jugé comme traître de guerre. La rébellion de certains soldats a déjà fait beaucoup parler d’elle, il était donc de notre devoir de désigner les responsables ! D’où l’ampleur de mon échec vu l’importance de cette tâche diplomatique… Le plus humiliant, dans cette histoire, c’est la façon dont il s’est échappé ! Nous venions de traverser la frontière chevikoise et nous nous étions installés sur un campement au bord de la route. Vandoraï était en étroite surveillance, mais le soldat qui s’en occupait, épuisé par le voyage, s’est endormi. Il a ainsi pu se libérer de ses liens et, le lendemain, il devait déjà être bien loin ! Nous avons essayé de le traquer, en vain. Au moins, il n’a pas profité de notre sommeil pour nous égorger. Peut-être qu’il est plus humain que certains veulent l’entendre. En attendant… Qu’est-ce que je vais devenir, moi ? Il est trop tard pour revenir au Ridilan car ils vont bientôt assiéger la capitale, déjà que l’escorte ne s’est pas déroulée sans heurt, et je n’ai pas trop envie de poursuivre un fugitif sans piste. Voilà pourquoi je suis venue ici. Je cherche de nouvelles instructions, histoire de m’occuper l’esprit avant que tout dégénère. Enfin, c’est déjà le cas depuis longtemps, en quelque sorte. »

Rapport de la sergente Léodane Elbod (née en 1393 AU), à l’avant-poste militaire de la frontière du sud-est de Chevik.


Quand une guerre s’achevait-elle ? De rares repères, saisonniers ou de date, m’indiquaient que près de trois années s’étaient écoulées depuis ce jour fatidique où je m’étais enrôlée. Tant s’était déroulé, tant s’était perdu, rien n’avait été préservé. En ce renouveau de la nature virevoltaient les espoirs de naguère et les craintes de ces instants. Nous ne savions pas si nous triompherions, ni combien d’entre nous s’extirperaient de cet incessant conflit. Peu de temps nous était encore allégué…

Tout devait converger vers un ultime rassemblement. Ni la pendaison d’une scribe, ni l’abandon de dizaines de militaires, ni même la peur répandue au sein de chaque campement n’y changeait quoi que ce fût ! Tel le dictait la volonté de la plupart des généraux : il fallait assiéger la capitale, peu importaient les informations de l’ennemi. Ainsi s’entamerait l’incoercible processus de destruction.

Bientôt serait esquissé le dernier coup de pinceau. Dans ce contexte évoluaient nos troupes pour le déplacement, là où se déployait l’étoffe de nos tentes et nos drapeaux. Une pléthore de soldats issus d’innombrables pays s’unissait ! De quoi se confondre dans l’immensité… De quoi se perdre dans cet amas d’enjeux gorgée de motivés comme d’angoissés. Même par milliers, détenteurs d’armes et d’enchantements, nous nous exposions à des risques similaires. Un tableau à composer de notre vaillance et de nos peines.

Autour de moi s’ébauchait l’image de notre voyage. Une rivière bleutée serpentait au creux d’une vallée, entre les vastes déclives parsemée de lys et de jonquilles, sous l’ombre de bouleaux et peupliers. Ce lieu s’apparentait à un refuge temporaire à proximité de la capitale. Là se confrontaient les derniers enjeux, là se partageaient les ultimes doutes, là se situait la limite avant de ne plus pouvoir rebrousser chemin. Nourris par une chiche luisance, nous nous orientions vers l’éclat d’une carrière d’abnégation.

Il s’agissait pour certains d’une opportunité de méditer. Ainsi Maedon, un genou sur la verdure humidifiée de rosée, inclinait la tête vers la canopée. Personne n’était censé l’accompagner, ce pourquoi il s’était isolé. Pourtant… Je ne pouvais m’empêcher de le regarder.

— Pardonne-moi, Ashetia, se recueillit-il. Je n’ai pas rendu honneur à ta bravoure. Au fond, tu as toujours été mon modèle, bien au-delà de Jalode. Je me souviens, au camp d’entraînement, lorsque je trouvais qu’il était inutile de se blesser, tout le monde se moquait de moi… Sauf toi. Tu m’as soutenue à chaque circonstance, même quand j’étais dans l’erreur. Pourquoi, Ashetia ? J’ai tout œuvré pour suivre tes pas ! Maîtriser le maniement de l’épée, être apprécié par mes subordonnés, me soucier d’eux… Mais tu as réussi et pas moi. Pire encore, tu es morte à cause de mes erreurs ! Tu nous as protégés dans un sacrifice honorable alors que j’ai acquis une misérable réputation. À cause de moi, Ryntia ne peut plus retourner au combat. À cause de moi, Denhay est mort. Et pas que lui…

Des larmes coulèrent sur ses tempes comme ses sanglots perturbèrent son hommage. Il était si courbé, si pétri de remords ! Maedon faisait peine à voir…

— J’aurais dû mourir à ta place, ce jour-là ! s’exclama-t-il d’une voix éraillée. Peut-être que ma réputation aurait été préservée… Et toi, tu serais devenue encore plus héroïque qu’auparavant. Tu ne craignais rien ! Alors que moi, j’ai peur. La bataille finale approche… et je ne sais pas quoi faire. Je me sens incapable d’endosser plus longtemps mon rôle de commandant. Ashetia… Donne-moi ta force, ton courage ! Je ne peux plus avancer sans toi. Je suis perdu...

Par sa digne posture, par son humilité, Maedon préservait une once d’intégrité en lui pour l’assaut à venir. Il n’approuvait toutefois guère d’être observé dans un tel contexte. Donc il me foudroya des yeux aussitôt qu’il me repéra.

— Va-t’en, ordonna-t-il. Laisse-moi seul, Denna. Pardonne-moi d’être aussi rude, mais tu n’as aucune idée de ce que je traverse. Je sais comment je me suis comporté à notre dernière rencontre. Sache que je regrette J’ai besoin… d’un moment de paix. Pour réfléchir à mes erreurs. Pour me préparer à cette épreuve. Personne n’y entrera confiant. Personne n’en sortira triomphant.

Moult excuses pouvaient être formulées, mais ce serait insister outre mesure. Il me fallait admettre que mon commandant était inconsolable… Ce que plusieurs camarades avaient compris, comme ils examinaient notre supérieur depuis une distance raisonnable. Un chiche sourire étira d’ailleurs les lèvres de Hintor quand je le rejoignis.

— Tu as aussi été jetée, hein ? devina-t-il. Impossible de discuter avec lui. À vrai dire, depuis le temps que je connais Maedon, il ne m’a jamais autant inquiété. Est-ce qu’il aura les épaules pour nous mener ?

— Je l’ignore, avouai-je. Je suis très loin d’être la mieux placée pour le consoler.

— Ah ça, non ! Beaucoup t’en veulent encore, Kione la première. Tu incarnes le visage de la rébellion parmi nos rangs. Certains craignent même que tu nous trahisses durant le siège.

— Et toi, qu’en penses-tu ?

— Moi ? Je suis un soldat ordinaire, mon avis n’a pas la moindre importance. Peu importe comment tu es considérée, tu resteras à mes yeux un compagnon d’armes. C’est tout ce dont nous avons besoin.

Il acquiesça, concluant le dialogue, prêt à se consacrer à d’autres discussions. Si seulement je pouvais m’y abandonner aussi… Mais en réalité, il me restait peu de camarades avec lesquels m’épancher. Un constat lugubre que je devais accepter tant des inconnus circulaient à l’intérieur du campement. Peut-être que j’avais autrefois lutté à leurs côtés, mais ils étaient si nombreux, j’en reconnaissais bien peu !

J’errais au milieu de ces anonymes. Quelques fois ils me dévisageaient, mais ils se focalisèrent surtout sur leurs propres problèmes. Des groupes se rassemblaient, destinés à s’exhorter, à oublier leurs tourments le temps d’un brin de camaraderie. Néanmoins, en regardant de plus près, plusieurs rassemblements étaient désunis… Si Werna et Jakun encourageaient les leurs avec ferveur, Tordwalais, Ertinois et Chevikois se perdaient dans les enjeux des plus grandes nations.

— Je n’ai pas eu le temps d’écrire une lettre à ma famille…, déplora une jeune soldate. Mes frères et sœurs me manquent tellement, eux qui se sont si bien occupés de moi… Et comment leur expliquer que notre cousine est morte à la dernière bataille ?

— Nous allons gagner, c’est certain ! avança un fantassin. Regardez comme on est nombreux ! Des villes ont déjà été conquises avec moins de troupes !

— Mais qui survivra ? craignit un de ses confrères. On n’a pas assez d’expérience pour nous rendre compte de l’ampleur ! Il pourrait y avoir des milliers de morts !

— Ça n’a plus d’importance, désormais…, désespéra une arbalétrière. Que nous gagnions ou non, que nous survivions ou non, c’est la fin. Je sens un vent nouveau souffler et s’imprégner en moi. Pas vous ? Pour moi, il s’agit d’un signe du cataclysme à venir.

De tels présages me glacèrent le sang. N’était-ce pas suffisant de cheminer sans pouvoir refréner mes frissons ? Les minutes s’égrenaient à une vitesse faramineuse : nous avions beau tenter de chasser la négativité de nos pensées, elle ressurgissait de plus belle ! Affûter des armes, vérifier la qualité des enchantements et s’entraîner une dernière fois s’apparentait à des précautions superfétatoires. Surtout en comparaison de ce qui nous attendait…

Mages et soldats, fussent-ils opposés, redoutaient tout autant la puissance de l’ennemi. Comment les blâmer ? Nous qui avions fait front à maintes reprises contre eux, nous savions encore combien ils se montraient imprévisibles. Andilla et Guerrante figuraient parmi ces craintifs tant ils se soutenaient l’un l’autre.

— Impossible de reculer, dit la sœur. J’avoue ne plus avoir ressenti pareille peur depuis longtemps…

— Sommes-nous vraiment obligés d’y aller ? demanda le frère.

— Il est trop tard pour abandonner ! Même si nous n’appartenons pas officiellement à l’armée, nous avons été envoyés comme renforts. Notre mission ne sera terminée qu’une fois cette guerre achevée.

— Ou alors quand nous ne serons plus que poussière. Les cendres d’Erdiesto doivent se confondre avec la terre, maintenant ! C’est un miracle que nous n’ayons pas encore fini comme lui.

— Tu n’as pas espoir et moi non plus. Mais il ne faut pas sombrer… Sinon, qu’est-ce qu’il nous restera ? Oui, plus le temps passe et plus j’ai la désagréable impression que ce conflit est injustifié. Erdiesto a été tué parce qu’il désapprouvait les traditions de l’ennemi, après tout.

— Nos motivations n’ont jamais été importantes pour nos alliés. Défendre la réputation des mages n’a aucun intérêt, tout ce qu’ils veulent, c’est que nous répliquions avec des armes similaires aux Ridilanais ! Nous ne sommes pas des soldats, Andilla. Nous ne l’avons jamais été.

Guerrante et Andilla auraient pu poursuivre encore longtemps s’ils n’avaient pas privilégié le silence. D’un échange de regard ils exprimèrent leur lien fraternel, héritiers d’un pouvoir confiné au sein de leur être. Peut-être que leur attitude leur permettrait de mieux endurer l’avenir…

Un gémissement camouflé derrière des protestations asséna alors mes tympans. Devant une tente de teinte écarlate se coalisaient des soldats de l’unité onze. Seul Tangar se dressait contre leurs contestations.

— Calmez-vous ! somma-t-il. Pourquoi tant d’empressement ?

— Parce que notre commandante doit nous donner ses instructions ! justifia une militaire. Qu’est-ce qu’elle fait, à traîner dans sa tente ?

— Voilà des mois qu’elle a pris la tête de l’unité et vous la connaissez à peine… Eh bien, Galdine a certains penchants particuliers.

— Mais il n’y a personne à l’intérieur de la tente !

— Si, elle et ses deux épées. Largement de quoi se faire plaisir, selon elle. Le côté tranchant n’est pas très pratique, mais la garde se glisse mieux sur la voie. Hum… Qu’est-ce que je raconte, moi ? Bref, attendez-la bien sagement ! Vous verrez que, malgré son caractère bien particulier, elle est capable de vous mener sur le champ de bataille comme elle l’a fait jusqu’à présent !

D’aucuns pouffèrent à cette révélation, d’autres écarquillèrent les yeux. Chacun évacuait l’angoisse à sa manière, et dans cet amalgame d’envies et de sentiments, quelques étranges inclinations ne me choquaient plus.

En revanche… Ma progression se heurta à mes décisions controversées. De biais, bousculant une paire de soldats, un jeune homme se jeta sur moi. Ciel, il me plaqua si fort au sol, et sa lame glacée se cala sur ma gorge ! Il était de bonne carrure nonobstant sa petite taille ! Tant de larmes gouttaient sur son visage si érubescent, si creusé de sillons !

— Toi ! accusa-t-il. Je te hais… Denna Vilagui ! Au moins les autres foutus rebelles ont été massacrés ou emprisonnés. Mais toi… Tu respires le même air que nous ! Tu es tellement pistonnée par ta tante que tu appartiens encore à cette armée !

— Je ne sais pas qui tu es…, murmurai-je. Sache que je suis désolée.

— Désolée ? Ton allégeance est claire, pourtant ! Mes sœurs et frères d’armes sont morts par ta faute ! Sans oublier ma commandante tant respectée ! Toi qui considérais Vimona Orzo comme une mauvaise personne, toi qui étais contente qu’on la poignarde dans le dos, sais-tu au moins combien de personnes elle a sauvé ? Elle m’a recueilli et sauvé d’une vie de mendiant ! Est-ce que tu peux t’en vanter, sale bourge ?

— Je n’ai pas le choix, alors. Je dois me défendre.

Attrapant son poignet, je lui appliquai une torsion qui lui fit lâcher sa dague. Le pauvre jeune homme cria, tant sa douleur que ses peines, une diversion dont je me servis pour le plaquer à terre. Je me relevai d’un bond et le vis se recroqueviller… C’était de la légitime défense. Ma réaction était justifiée.

Pourtant cela ne suffisait plus. Non que je subisse d’autres agressions, mais cette altercation, fût-elle de courte durée, attira plus d’un œil inquisiteur ! On me jugeait de nouveau pour mes actions passées. Inutile de détaler ni de répliquer : telle était ma réputation, jamais je ne pourrais m’en défaire ! Ma fuite paraissait bien vaine… Mais il me fallait me réfugier auprès de quelqu’un. Et ce quelqu’un, c’était ma sergente Rohda, assise sur un rocher plus loin.

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