Épilogue (Corrigé)
— Voilà toute l’histoire, conclus-je. J’avais beaucoup à dire, en effet… J’ignore si cela m’a soulagée ni même si c’était utile. Mais au moins, je me suis confiée à quelqu’un. J’en avais besoin.
Allongée, yeux braqués vers la cime, Errine se détend au creux de ses réflexions. Rires et larmes distordent sa figure… Une bien étrange combinaison.
— Il t’a fallu beaucoup de courage pour tout me raconter ! félicite-t-elle. Bon sang… J’ai vécu les même derniers événements que toi, juste de loin, sans me rendre compte de leur ampleur. Je n’ai juste pas assisté à la rébellion, j’étais affectée de garde dans nos bases à ce moment-là.
— Tout s’est déroulé si vite… Presque trois ans se sont écoulés. Difficile de me les représenter.
— Tu me considères comme une traîtresse, pas vrai ? Moi, Errine Ghad, paysanne un jour, soldate de toujours, je suis restée loyale à cette cause jusqu’à la fin ! Des gens désertaient, se rebellaient, se suicidaient. Même ma générale, sacrée femme par ailleurs, s’en est allée quand il en était encore temps ! Elle a même sauvé des Ridilanais dans sa propre rébellion, et je n’étais même pas là pour y assister ! Mon esprit est si malléable…
— Ne te dévalorise pas ! Plus de plainte, par pitié…
— Qu’est-ce qu’il nous reste ? Dans ces ruines, là où j’ai vu tous mes amis mourir, je n’ai plus aucune perspective.
— Nous pouvons encore agir.
Le regard d’Errine s’illumine aussitôt. Elle suit mes mouvements, elle assiste à mon éveil. Debout face à ce monde changé, j’hume l’essence des flots grandissants, je perçois le chant de la nature. Çà et là virevoltent les feuilles caduques qui rythment l’écoulement de la rivière par clapotements. Nous sommes inondés de la couchante nitescence que tamise le feuillage. Un pur environnement, il semblerait. Difficile d’imaginer que des milliers de corps ternissent le sol à proximité …
Mon cœur se resserre. Seul le sourire d’Errine y apporte une once de baume.
— Merci de m’avoir écoutée, dis-je. Cela m’a fait du bien.
— De rien, camarade ! s’écrie ma consœur. Plus qu’à savoir comment agir. Parce que moi, je n’en sais fichtre rien. M’engager dans l’armée était la pire idée qui soit. Elle nous a sacrifiés pour la prospérité du pouvoir. Paysans ou nobles, aucune importance, on en a tous été victimes !
— Et maintenant, nous avons tant pleuré que nos larmes s’assèchent…
J’entreprends de m’engager sur la voie. Au-delà de la souillure. Au-delà de la sinistre coloration vermeille. Là où respire l’espoir pour l’avenir.
Mais je n’ai pas le temps de méditer longtemps. Sitôt extraite de ma torpeur que mes oreilles vibrent… Des foulées, si près d’ici ? Cela paraît inconcevable après des jours entiers ! Les silhouettes se rapprochent bel et bien, appels mêlées de hâte dans la densité de la sylve. Errine et moi les rejoignons et expirons un soupir de soulagement en les reconnaissant : ce sont nos alliés. Ce qu’il en subsiste, du moins…
— Des survivantes ! exulta un soldat. Il y en a vraiment !
Comment appréhender cette rencontre, nous qui avions tant été recluses ? Les plaies de ces anciens combattants cicatrisent déjà, mais de sillons creusent leur traits en souvenir de la bataille. Après le peu d’allégresse ressurgiraient les devoirs, si toutefois il en demeurait… Derrière ces équipements loqueteux et ces postures d’excessive raideur respire le traumatisme de la défaite. Ils ont beau feindre, jamais ils ne pourront batailler comme avant. Je ne reconnais aucun visage par surcroît… Sauf un.
Celui de ma tante.
Un large sourire dresse les contours de son faciès. Elle se jette sur moi et m’enlace, caressant tendrement mon dos. D’où mes frissons, je présume…
— Que le ciel me préserve ! jubile-t-elle. Tu es vivante, Denna ! Oh, je me faisais tant de souci pour toi ! Mais tu es une survivante avant tout, n’est-ce pas ?
Ses bras m’enserrent, pareil à des liens ! Même si elle se rompt de mon contact avec lenteur, l’étreinte me secoue encore, ce alors que mes poumons réclament de l’air ! Aucune blessure ne détériore l’état de Jalode… Intacte peut-être, pourtant plissée de rides traîtresses derrière ses grands gestes.
— Nous avons fouillé les parages, explique-t-elle. Tout en faisant attention à ne pas croiser des ennemis, sûrement occupés à reconstruire… Mais il y a bien peu de survivants. Même Maedon Farno a succombé… D’aucuns se sont réjouis, hélas. Quoi qu’on raconte sur lui, il a bien servi mes projets.
— Qu’est-il advenu de Rohda ? m’inquiète-je.
— Entre la vie et la mort. Si elle survit, elle deviendra commandante. Si elle trépasse, elle recevra tous les honneurs dus à son rang. Non qu’il demeure beaucoup de gradés en vie… On dirait qu’une nouvelle amie t’accompagne, Denna.
Errine se met en évidence et présente le typique salut militaire. Au moins sa détermination tempère mes tourments alors que le sort de certains demeurent incertains…
— Errine Ghad, dit-elle. Je suis…
— Une soldate ordinaire, coupa la vétérane. Rien d’impressionnant, sinon le chiffre inscrit sur ton bracelet… Tu appartiens donc à l’unité trente-sept, celle que dirige cette traîtresse de Herianne Clers ?
Plissant ses lèvres, jaugeant la militaire, Jalode se contente de lui tapoter l’épaule.
— Brave petite ! Tu as été plus fidèle à l’armée carônienne que ta générale ! N’est-ce pas ironique ?
L’ancienne paysanne se crispe, détourne le regard, sans laisser transparaître ses émotions. Un amalgame de nuances luit depuis sa simple personne. D’emblée l’intérêt de ma tante se porte ailleurs. Tout comme moi, elle explore la nature préservée de ses yeux perçants.
— Je doute que nous trouvions d’autres survivants, craint-elle. Tant pis. Nous sommes exposés en plein territoire ennemi, mieux vaut ne pas lambiner dans les environs.
— Où comptez-vous aller ? demandé-je.
— Quelle question ! N’as-tu pas constaté que notre campagne est une défaite ? Pas écrasante, bien sûr. Certes, nous ne nous sommes pas emparés du Ridilan, mais il a été assez affaibli pour ne plus tenter quoi que ce soit. Nos deux pays vont se reconstruire, petit à petit…
— Nous nous replions, alors…
— Déplorable, mais inévitable. Ne t’inquiète pas, Denna, il s’agit d’un court répit. La jeunesse, maintenant disciplinée, doit en fonder une nouvelle. Il faut bien maintenir la population, après tout ! Ils seront éduqués afin de devenir de parfaits et obéissants soldats, exactement comme leurs prédécesseurs. Et si nous sommes incapables de conquérir davantage de terres, nous explorerons la mer ! Partons dès à présent.
— Je n’irai nulle part.
Jalode se bloque tandis que mes poings se plaquent à hauteur de mes cuisses. Sa mine se déforme tandis que je la dévisage âprement.
— Répète, somma-t-elle. Je n’ai pas bien entendu.
— La nouvelle ne s’est donc pas propagée... C’est fini. Je quitte l’armée.
Les éclats de rire de ma tante rythment un silence qui aurait dû se maintenir…
— Quelle bonne galéjade ! se gausse-t-elle. Cette abondance de magie a-t-elle corrompu ton esprit ? Un engagement dans l’armée, sauf en cas d’invalidité, dure jusqu’à ce que la vieillesse nous rattrape ! Croyais-tu pouvoir t’extirper si aisément de tes responsabilités ? Tu auras bientôt vingt-deux ans, il te reste beaucoup à réaliser ! De toute manière… Tu ne pourras pas te réfugier. Tes parents sont en prison, souviens-toi.
— Votre chantage ne fonctionne plus avec moi. J’ai longtemps oublié qui j’étais… Plus maintenant.
— Ah oui ?
Soudain Jalode s’oriente vers Errine en me pointant du doigt.
— Arrête-la, ordonne-t-elle. Je ne tolèrerai pas son comportement.
— Hors de question, refuse ma sœur d’armes. Denna m’a tout raconté, vous savez. Et vous n’aviez pas un rôle très positif dans son histoire.
Refoulant un grognement, la générale dégaine son épée et place sa pointe à ras du cou d’Errine.
— Ceci est de l’insubordination, critique-t-elle. Couplé à un sévère manque de respect, mais je commence à avoir l’habitude. Je vais être plus claire : arrête Denna ou mon épée traversera malencontreusement ta gorge.
— Entre la soumission et la mort, j’ai fait mon choix, réplique Errine.
— Qu’il en soit ainsi.
J’y ai assisté bien trop souvent. Jalode tend sa lame pour un meurtre supplémentaire… Tant qu’elle serait entière, tant qu’il lui resterait des personnes sur qui déverser sa haine, sa pernicieuse influence continuerait de s’étendre.
Plus jamais ça.
Je lui coupe le bras une fois mon épée dégainée. Ma tante hurle de tout son être comme du sang gicle en abondance ! Alors je lui assène un coup de pied et m’empare de son poignard afin de la maintenir au sol.
— Vous êtes une criminelle de guerre, Jalode Nalei, condamné-je. Et vous allez le payer.
— La seule criminelle, c’est toi ! riposte la générale. Tu… Tu n’échappes pas à ta nature, hein ? Même après des années dans l’armée, tu restes une stupide noble dans le fond ! Alors… Tu vas me laisser me vider de mon sang ?
— Ce serait trop clément.
Mon poignard se glisse sur son œil droit et le transperce. Ainsi son sang se répand encore, ainsi son cri secoue la forêt entière. En suis-je comblée ? En tout cas, les autres le sont. Je le pressens à leur regard, cloués sur place, assistant à mon jugement sans intervenir.
— Des traîtres, tous autant que vous êtes ! rugit Jalode. La rébellion ne s’est jamais achevée, en réalité…
— Générale Jalode Nalei, déclamé-je. Je ne veux plus participer à aucune guerre. Je ne suis pas née pour massacrer des innocents… Vous m’avez tant volée. Et maintenant que j’ai tant souffert, je réalise combien j’étais dans l’erreur. J’ai servi votre idéologie inhumaine… Je tenterai tout pour me rattraper.
— Tel est ton destin, Denna… Ta réputation te suivra !
— Je me défendrai. J’irai sur les chemins, sur chaque route, du Ridilan au Carône, de Niguire à Chevik. Et je dirai aux gens de ne pas obéir. De ne plus prendre part à aucune guerre ! S’il faut donner son sang pour la patrie… Pourquoi ne pas donner le vôtre ?
— Si c’est que tu veux… Achève-moi ! Tue-moi, si tu n’es pas une lâche !
— Non. Vous tuer reviendrait à faire de vous une martyre. Alors vous auriez gagné. Le mieux à faire est de vous laisser vivre… le temps que vous payez pour vos crimes. Mais vous n’aurez pas l’occasion de vous défendre. Assez de preuves ont été rassemblées contre vous.
Je lui tranche la langue. Là elle ne s’exprimerait plus. Là elle comprendrait la souffrance que ses milliers d’innocents ont enduré. Pourvu qu’ils pèsent sur sa conscience… Si tel n’est pas le cas, personne n’oubliera. Bientôt les coupables seront jugés Et la paix triomphera sur la guerre.
Je ne peux donc plus faire couler le sang. Le poignard tombe de mes mains, suite à quoi je décroche mon épée rangée dans mon fourreau. Il me faut à présent appréhender mon nouveau rôle. Et cela débute en partageant le regard de mes camarades. En bas de ma vision se recroqueville Jalode Nalei… Elle souffre. Autrefois sa douleur n’était pas méritée… Maintenant elle l’est.
— Soignez-la, dis-je. Elle n’échappera pas à son destin. Que les vérités tombent sitôt que je m’engage sur la voie. Adieu, camarades. Mon avenir m’attend.
Ici je les abandonne. Tous, y compris Jalode, y compris Errine à qui j’adresse un signe d’adieu. Plus jamais je ne me lamenterai. Plus jamais je ne ferai le mal contre mon gré. Mon avenir est entre mes mains. Tandis que je m’éloigne, le sentier se déploie pour m’accueillir.
Je serai la déserteuse.
Ils pourront effacer mon passé.
Ils pourront enfermer ma famille.
Ils pourront tuer mes amis.
Mais ils n’auront jamais mon âme.
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