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24 septembre 2022 - 14h15
Paris - Brigade criminelle
Retour bredouille dans un bureau tout aussi vide.
Levalet s’installa derrière son écran et consulta ses courriels. Pas de traces de la scientifiques ou du procédurier. Sa pochette cartonnée n’avait pas grossi depuis son départ. Ses collègues avaient achevé leur travail avant de partir se restaurer. Il analysa les conclusions rapportées sur le tableau sans trop s’y attarder. Son moral avait pris un sacré coup avec le refus de Gabriel.
Chef d’équipe par intérim, il attrapa le dossier de procédure et commença à vérifier la régularité de tous les actes rédigés. Mentions obligatoires, fondement légal et exactitude du texte cité, vocabulaire précis et non équivoque, rien en fut laissé au hasard. Olivio reprendrait le flambeau dès que possible.
Le temps fila et, lorsque le lieutenant sortit le nez des feuillets, la pendule au-dessus de la porte lui indiqua seize heures moins huit. Personne à l’horizon. Il tenta de synthétiser ses lectures, mais son cerveau complètement saturé s’y opposa. Un break s’imposait.
La cafetière ronronna avant de vibrer et de libérer un filet brun dans une tasse frappée du logo des Bucks de Milwaukee. Le rebord du mug sous les narine, il inspira aussi profondément que possible. L’odeur réconforta le flic, le goût du café sur ses papilles lui donna un coup de fouet salvateur.
Coup de chiffon sur son tableau personnel pour lister les prochaines actions à mener. Porteur de la tâche, date de retour, ordre de priorité, Edouard Levalet préparait le terrain comme le lui avait appris Bauroix. Toujours anticiper la suite pour ne jamais être pris au dépourvu, voilà ce qui fait un bon flic. Cette phrase résonnait encore dans sa tête. Il se revoyait deux mètres plus loin dans la pièce, à boire les paroles du capitaine.
On toqua à la porte du bureau et le battant pivota timidement.
- Oh… Jasmine Zakieb, Est-ce bien ça ? Vas-y, rentre, lança Edouard.
- Oui, Merci. Je voulais vous demander comment se sont déroulées les premières constatations ? Il paraît que c’est un dossier bien mal embarqué.
Les nouvelles se propageaient telle la peste dans cette brigade. Pour autant, le lieutenant préféra sourire à la petite nouvelle. Sa curiosité était une qualité qu’il lui faudrait cultiver si elle voulait se faire une place dans ce monde de testostérone en pagaille.
- Tu l’as dit, c’est un peu délicat. Aucun élément à exploiter pour commencer à dresser l’environnement de la victime ou l’identifier. Le commissaire a râlé et ça ne fait que commencer, je le sens bien. Mais comme souvent.
- Et il parait que la scène de crime était toute visqueuse, une substance noire sur le sol… C’est particulièrement étrange.
- En effet. Aucune explication pour traduire cet acte singulier de notre tueur.
La bleue s’était appuyée sur le bureau libre, écoutant les propos du l’homme de terrain, ce qu’il avait pu observer sur place. Elle-même semblait en pleine réflexion, hochant la tête de manière quasi automatique. Après cinq minutes, Levalet conclut :
- Si tu veux bien m’excuser, je vais tenter de me plonger dans mas maigres notes.
Le flic invita sa future collègue à quitter le bureau. Alors qu’il allait s’enfermer à clef pour s’assurer une parfaite tranquillité, il interpella la bleue :
- Zakieb ! Continue à t’intéresser à tout et rien. Ça fera de toi une superbe flic.
Il disparut avant même qu’elle n’ait pu lui adresser un sourire de remerciement à moitié gênée.
Le téléphone fixe sonna. Sur l’écran, une suite de quatre chiffre que Levalet reconnut immédiatement : l’identifiant interne du poste de Valentini. Da Costa et Noldssen absents, il allait encore devoir se frotter seul à son supérieur. Il se frotta les yeux avec les paumes des mains et décrocha.
- Des nouvelles ?
Dans la salle de briefing, Levalet reprit le tableau dessiné en fin de matinée par Valentini et n’y apporta que des questions complémentaires. La contrariété se lisait sur le visage du gradé. Nul ne savait s’il se contenait ou bien s’il cherchait en son fort intérieur une solution pour sortir de l’impasse. Le lieutenant reprit :
- Et pour l’identité du corps ?
- La légiste prévoit un début d’autopsie aux alentours de dix-huit heures trente. Elle a réussi à transmettre les empreintes palmaires à Noldssen pour un screening de nos bases internes. Il faut que…
La porte s’ouvrit à la volée sans le moindre avertissement. Un homme proche du mètre quatre-vingts dans le cadre s’y dessina, chemise à carreaux, pantalon troué et baskets sales aux pieds. Sans y être invité, il rentra dans la salle de réunion, déposa son sac à dos sur l’une des tables et lâcha :
- Mes deux garde-fous préférés au même endroit, au même moment ! Vous m’aviez presque manqué, j’ai bien dit « presque ».
Les lunettes de soleil dans la main, Gabriel Bauroix décrocha son plus beau sourire de circonstances. La petite tape amicale dans le dos du lieutenant, la poignet de main pour le commissaire toujours incrédule, le nouveau venu se cala dans un siège et posa les pieds sur la table.
- Alors ? On attaque ou bien vous allez me chier une pendule à douze coups ?
- Capitaine Bauroix, où vous croyez-vous ? Et puis, où étiez-vous tout ce temps ? Suspendu ne veut pas dire que vous…
- Toujours aussi râleur, Valentini. On est au 21e siècle, les moeurs ont évolué. Profitez de ma bonne humeur, je sens qu’elle va bientôt disparaître à votre contact.
Une chose était certaine, le capitaine n’avait pas non plus perdu sa répartie. Remarques déplacées, tacles assassins, le brun aux yeux verts n’avait ni filtre, ni limite une fois lancé. Force et faiblesse à la fois, le côté électron-libre du flic provoquait l’admiration du lieutenant. Un autre point qui l’avait poussé à rejoindre son équipe contre vents et marrées.
Levalet se redressa, comme requinqué par l’arrivée du capitaine. Longtemps, il avait cru que son face à face quelques heures plus tôt serait une lettre morte de plus, mais Bauroix l’avait fait mentir. Il lui déposa son dossier que l’homme ne feuilleta pas.
Le capitaine sortie une veste chiffonnée de son sac qu’il enfila avant de reprendre place sur sa chaise, les pieds sur une autre chaise cette fois.
- Ça fait plus sérieux avec, même si ça contraste un peu avec ma tenue hawaïenne.
- Mais que m’a-t-il pris d’accepter votre proposition, grogna le commissaire en fusillant Levalet du regard.
- Cachez votre plaisir si vous le souhaitez, votre meilleur élément est de retour. L’avouer, c’est trop d’émotions d’un coup, je peux comprendre.
- Ne me cherchez pas, capitaine.
Bon flic ou pas, le commissaire ne tolérerait pas les débordements de Gabriel cette fois. Il s’était personnellement engagé auprès du Parquet à « limiter les actions néfastes du capitaine sur le déroulement de l’enquête ». Un « simple consultant dont l’expérience pourrait s’avérer précieuse », avait-il ajouté. Un challenge difficile à tenir.
La hiérarchie l’avait pris pour responsable des agissements du capitaine lors de sa dernière mission. Résoudre une affaire en cumulant les infractions, fragiliser la procédure contre une bande-organisée traquée depuis des mois pour une question d’égo, tous ces actes hors du cadre constituaient une pilule compliquée à avaler.
Le procureur avait constitué un dossier à charge qu’il conservait très précieusement, les trois le savait. Il était dans le viseur, et au moindre écart, la machine s’enclencherait. Le commissaire prenait un énorme risque en réintroduisant Bauroix sur les investigations.
Le gradé voulut mettre l’affaire au coeur de la conversation, mais il fut coupé avant même de commencer :
- Carte blanche.
- De quoi ? J’ai cru mal entendre. Vous me demandiez un passe-droit après vos exploits passés, insista Valentini, l’oreille au creux de la main.
- Exactement.
Le culot du capitaine en aurait étonné plus d’un, mais pas Levalet et Valentini. Si le gradé s’empourpra à grande vitesse, le lieutenant tenta de conserver son contrôle. Il savait que Bauroix cherchait à pousser le commissaire dans ses retranchements, son jeu favori.
- Euh… Gabirel, peut-être que…
- Vue la tronche de votre tableau, ça sent l’affaire bien chiante. Carte blanche, la garantie que ce bon vieux proc’ abandonne les charges et pour finir, un croissant au beurre tous les matins sur mon bureau. Sinon, je me casse loin, très loin de votre merdier, et adieu les poulets.
- Mais vous êtes fou, mon pauvre ! rugit le commissaire. Hors de question !
- Mon arme de service, j’oubliais. Votre statut de consultant, vous pouvez bien vous le… Vous m’avez compris.
Bauroix se leva paisiblement, retira sa veste qu’il plia avec soin et la fourra dans son havresac. Le flic glissa lentement la fermeture éclair, pour savourer le moment, s’arrêtant puis reprenant après un petit regard au commissaire qui ne bronchait pas.
D’un pas ralenti, il contourna les tables, s’approcha de la porte de la salle de réunion et marqua un nouveau temps d’arrêt. Il ne s’attendait pas à ce que l’un ou l’autre le retienne, bien au contraire, il profita du silence pour faire grincer la porte sur plusieurs allers-retours.
Sans prévenir, il balança à ses deux collègues :
- Salut les falots et bonne chance. Vous allez en avoir fichtrement besoin.
L’homme ajusta ses lunettes de soleil et sortit de la salle de réunion.
L’insolence dont le capitaine faisait preuve fit bouillir son supérieur. Comment encore supporter un tel emmerdeur après toutes les galères dans lesquelles il avait pu mettre son équipe ? S’il avait pu se passer de son aide, il n’aurait pas hésité un seul instant. Mais sur ce coup, le flair de son officier était un atout incontournable pour dénouer la situation. Personne ne pourrait mieux que lui gérer un cas qui s’annonçait complexe, où jouer avec la ligne rouge serait le seul moyen de chopper un criminel à l’esprit encore plus tordu que le sien.
Valentini frappa le bureau principal de ses deux mains, agacé par ce redoutable dilemme qui le tourmentait. Il savait qu’il mettait sa propre crédibilité en jeu. Ce piège qui n’avait qu’une seule issue, il n’avait pas le choix.
- Il me fait chier, putain !
- Commissaire, je…
- Dit-lui que c’est bon. Mais s’il franchit la ligne, d’un seul millimètre, je le balance en pâture, je l’étripe moi-même sur la place publique. J’espère que c’est clair, Levalet, pas d’erreur possible.
Le lieutenant ne broncha pas. Il récupéra son maigre dossier d’un rapide mouvement du bras et se précipita en dehors de la pièce avant que le commissaire ne change d’avis. Il s’autorisa une longue expiration de soulagement. Le plus dur était passé et Levalet ne masqua pas sa joie de s’en être sorti sans trop de casse. Cette fois, l’enquête allait pouvoir vraiment débuter.
Mais… c’était sans compter sur un dernier petit pique de Bauroix.
Un pied dans le cadre de la porte, le capitaine posa sa main sur le coeur et racla sa gorge. Le commissaire attendit la suite, les bras croisés sur le torse, prêt à bondir. Menton relevé, Bauroix déclara sur un ton à l’ironie à peine cachée :
- Je ne vous décevez pas, Valentini. Respect des lois, agir dans le cadre et tout vos trucs de procédure, promis, juré, mais pas craché, c’est sale. J’peux baver au pire. Le flic parfait, comme d’hab’ quoi.
Bauroix s’éclipsa en éclatant de rire.
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