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24 septembre 2022 - 07h50
Ville-d’Avray
Frein à main serré, le moteur ronronnant et les phares orientés vers la porte de la maison, les brigadiers N’goko et Rodant posèrent le pied à terre avec prudence. Main sur la crosse, ils examinèrent avec attention leur environnement immédiat. Un silence décontenançant les enveloppait, une hostilité palpable.
- J’ai un… mauvais pressentiment.
- Tu flippes toujours pour rien, Rodant. Coupe le moteur et on y va.
L’appel du central vingt minutes plus tôt les avait forcés à enfiler la veste pour affronter la fraîcheur d’une matinée de grisaille. Une intervention dont ils se seraient bien passés après une nuit de garde agitée. Le coup de fil provenait d’un anonyme, inintelligible qui plus est. Peu de détails pour évaluer la gravité de la situation. Mais la voix masculine avait clairement évoqué « un mort ».
Derrière le filet de brume, un début de sous-bois de part et d’autre de la demeure. Aucune clôture pour séparer la bâtisse de ce qui s’apparentait comme un inévitable piège végétal. Les deux hommes progressèrent, toujours sur leurs gardes. Un chemin de dalles fissurées disposées à intervalles irréguliers sur la terre les guida au travers d’une pelouse sèche et délabrée.
Qui donc pouvait s’aventurer ici ? Les jeunes adoraient pareil lieu, mais le message du central évoquait clairement un homme. Un inconscient de plus qui aurait fait une mauvaise rencontre ?
Sur le pas de la porte, l’un des brigadiers examina l’habitation. La façade traduisait sans aucun doute un état d’abandon, mais un rapide coup d’oeil par l’une des vitres suffit à remettre en cause son jugement. N’goko lança un geste du doigt.
Le premier coup sur la porte fut timide. La nervosité gagnait les deux agents, une appréhension certaine sur la suite des événements. Rodant se ressaisit et toqua plus fermement.
- Police nationale ! S’il y a quelqu’un, ouvrez !
Le silence perdura.
N’goko déposa lentement sa main sur la poignée. Un froid peu ordinaire s’empara de lui, une sensation qu’il n’avait ressenti qu’une seule fois auparavant. La sphère pivota d’un demi-tour dans le creux de sa main moite et libéra l’accès sur un étroit couloir plongé dans l’obscurité.
Les brigadiers sortirent leur arme, canon vers le sol, le cran de sûreté retiré. L’interrupteur ne délivra pas de lumière. Le danger pouvait surgir de n’importe où, tapis dans un recoin, prêt à prendre leur vie à la moindre occasion. Un dernier regard pour couvrir leurs arrières et ils s’engagèrent à pas de loup dans la maison.
Une infâme odeur les agressa à la première inspiration. Sans attendre, N’goko plongea son nez dans son coude pour s’offrir une maigre protection. Son coéquipier n’eut pas le temps de réagir et toussa à s’en étouffer. Volte-face, ils battirent en retrait, à moitié plié en deux et les larmes aux yeux.
Le seuil franchi, l’air frais s’engouffra dans leurs poumons. Une grande bouffée de vie salvatrice.
- Mais c’est quoi ce bordel ! s’exclama le brigadier Rodant, sur les genoux.
- Aucune idée… Mais il faut y retourner, il y a quelque chose de pas clair.
Rodant leva les yeux vers N’goko. Était-il complètement fou ou simplement perché ? Il ne tiendrait pas plus d’une minute à l’intérieur avant de courber l’échine sous les assauts de cette odeur innommable. Le brigadier sortit un mouchoir en tissu de sa poche qu’il plia en quatre.
- Ça devrait faire l’affaire.
Sans attendre la moindre remarque de son coéquipier, le jeune homme s’approcha du cadre en bois, et prit une profonde inspiration. Mouchoir couvrant le nez et la bouche, il braqua son arme et sa torche droit devant puis plongea le noir.
Sous ses semelles, une matière visqueuse qui ne lui opposa pas de résistance. Probablement la source de l’infection, se rassura-il. Une première porte sur la gauche, ouverte. Il s’arrêta le long du mur près de l’embrasure, compta jusqu’à trois et bondit dans la pièce.
Personne.
L’homme secoua la tête. Les effluves continuaient d’assaillir son esprit. Son nez l’irritait, le brûlait et ses yeux libéraient bien malgré lui des larmes pour tenter de se protéger du mal omniprésent. Abandonner, une solution si simple, mais le sens du devoir fut plus fort. Encore une minute dans ce taudis, pas plus, sinon tu vas y laisser des plumes.
Sa lampe glissa sur de la vaisselle brisée à plusieurs endroits. Le brigadier fit un pas vers l’arrière. Son regard inspecta la suite du couloir : un escalier pour rejoindre l’étage supérieur et deux portes, l’un de chaque côté du corridor. Il tendit l’oreille et patienta une dizaine de secondes. Aucun bruit suspect.
Ses bottes progressèrent sur l’étrange substance dispersée sur le parquet, au rythme des battements de son cœur. Après quelques pas, une sombre forme stoppa l’homme. Dessinée dans le miroir accroché sur le mur, il n’eut pas de mal à comprendre ce qui l’attendrait en franchissant la porte.
- Rodant ! Appelle le central… On va avoir besoin de toute la cavalerie.
Un corps gisait là, en plein milieu de la pièce.
***
Le gyrophare et la sirène n’avaient pas été d’un très grand secours pour naviguer sur le périphérique parisien toujours plus saturé. Chaque jour, le même problème. Couper par la ville ne servirait à rien, d’autres y avaient déjà pensé et la circulation ne serait pas plus fluide.
Derrière son volant, le lieutenant Levalet feuilleta les premières notes qui lui avait été transmises par l’adjoint de garde. Un homicide volontaire dans les alentours de Ville-d’Avray, rien de bien extraordinaire à en lire les quelques lignes. Après trois années sur les dossiers criminels, ce genre d’affaire avait perdu son côté excitant.
Mais son attention s’en trouva bien plus captivée lorsqu’il s’attarda sur les détails au verso.
Un coup de Klaxon et un démarrage en trombe pour doubler par la droite le ramenèrent à la réalité. Le feu était au vert et les automobilistes s’impatientaient de voir la Peugeot blanche reprendre sa route. Levalet embraya et s’engouffra sur l’avenue Edouard Vaillant pour rejoindre le Pont de Sèvres.
Après dix minutes dans un trafic saccadé, le béton de la ville laissa place à un rideau de nature, des arbres à perte de vue résistant à l’arrivé de l’automne et la perte de leur verdoyante robe végétale.
La forêt domaniale de Fausses-Reposes bordait la demeure devant laquelle de nombreux véhicules stationnaient. Quelques personnes observaient les allées et venues depuis le cordon de sécurité, l’espoir de capter un détail en avant-première pour alimenter les conversations de la journée. Pas de doute, il était arrivé à destination.
Le planton souleva la bande jaune marquée « scène de crime » devant le brassard sur le bras du lieutenant. Levalet fit un tour sur lui-même pour prendre la température. L’endroit semblait avoir été correctement figé, les techniciens s’activaient de toute part et les collègues interrogeaient déjà le voisinage. Un bon cadrage pour ne rien laisser filer.
Sur le porche, une femme patientait les bras croisés, la clope coincée entre son pouce et son index, le pied battant la mesure. Coiffure toujours hors des standards, le lieutenant n’eut pas de mal à identifier Ondine Carlotin, la légiste attitrée à son équipe.
Il la rejoignit en veillant à bien emprunter le chemin de dalles tracé par la scientifique, son regard toujours attentif au moindre détail.
- On aurait pu rêver mieux comme rencard pour commencer la journée.
- Un corps le matin ou le soir reste un corps, répondit la légiste. Si les meurtriers avaient notre horloge dans l’ADN, mon mari me ferait sûrement moins la gueule…
Elle libéra avec finesse un petit nuage de fumée et collecta la cendre à l’extrémité de sa cigarette dans un cendrier de poche personnalisé. Les deux observèrent le fourmillement avoisinant.
Un lieu assez isolé, mais facilement accessible. Visible de loin, sans pour autant offrir une vue très détaillée. Un calme absolu et une faible curiosité des riverains. Le flic commençait à comprendre pourquoi le tueur avait sélectionné cet endroit. Il griffonna dans un calepin.
- Des éléments sur la victime ?
- Rentrons, ça sera bien plus parlant.
Levalet s’équipa de la tenue traditionnelle : combinaison intégrale blanche, gants en nitrile, lunettes et sur-chaussure. Il conserva son masque de protection respiratoire à la main et emboîta le pas de la légiste. Le seuil à peine franchi, ils basculèrent dans un autre monde.
Le sol était jonché d’amas noirâtres étalés, un détail qui avait retenu toute l’attention du lieutenant Levalet durant son trajet. S’il ne l’avait pas constaté par lui-même, il aurait difficilement pu y croire. Il se baissa pour observer de plus près, mais l’infecte odeur qui lui agrippa les narines, le répulsant. Il enfila son masque sans attendre.
Ondine Calotin progressa dans le couloir avant de s’engouffrer dans la pièce principale sur la gauche. Immunisée par l’habitude des effluves de macchabés, cette situation ne lui causait pas le moindre trouble. Pas un trait de son visage ne changea. Elle remercia un collègue et prit sa petite manette qu’elle ouvrit sur un tabouret à proximité du corps. Le médecin commença son œuvre sans plus attendre.
Le lieutenant avança avec plus de prudence. Il ne cessait d’examiner son environnement en recherche d’un élément déclencheur dans son esprit. Les flashs crépitaient dans la cuisine, il ferait le point plus tard. Dix mètres plus loin, il découvrit la victime sur une table basse à moitié cassée.
- Présence de lividités paradoxales, rigidité cadavérique présente et non reproductibles. La mort remonte au moins à douze heures, soit vingt-deux heures quarante-trois hier soir.
- Une heure assez classique pour ce genre de méfaits. Et avec le nomogramme de Henssge ?
- Minute papillon ! Les morts ne se relèvent pas pour partir en courant.
La femme sortit un thermomètre qu’elle tendit à son assistant et utilisa le second sur la victime. Les outils se manifestèrent à plusieurs reprises. Le jeune homme se baladait dans la pièce sous le regard interrogateur du lieutenant.
Feuille à la main, la scientifique se lança dans des calculs. Son crayon à papier griffonna plusieurs chiffres sur un morceau de papier, raya les premiers pour en inscrire de nouveaux. L’experte redresse la tête et reprit l’échange :
- Température rectale de vingt et un degré, air ambiant à neuf, poids de la victime estimée à soixante-dix kilos, on obtient une estimation de la mort remontant à dix-sept heures. Si j’applique mes facteurs correctifs, le décès se situe dans une fourchette de douze heure et demie et vingt et une heure trente.
Edouard Levalet se laissa le temps d’assimiler l’information. L’estimation faite par la légiste et la présence de lividités cadavériques paradoxales évoquaient le déplacement du corps et donc une autre scène de crime.
- Ondine, si vous me permettez, j’ai une autre question.
- Dites-moi.
- A vue d’œil, une cause probable de la mort ? D’habitude, vous…
La femme leva le doigt et débuta son exploration du cadavre. Une bulle de concentration remarquable et si profonde l’enveloppa instantanément. Levalet admira le spectacle sans perdre une miette. Il avait contemplé la professionnelle à de nombreuses reprises, mais il restait fasciné par la précision du geste et la rapidité d’exécution.
Moins de cinq minutes et il obtint une réponse :
- Présence d’hématomes sur les avant-bras et les cotes à droite. À première vue, aucune plaie provoquée par une arme blanche, ni de plaie perforante. Asphyxie ou inhalation, peut-être. Il va falloir attendre l’autopsie pour identifier ce qui a tué notre homme.
Le lieutenant grimaça. Un bien mauvais départ dans cette enquête.
- Passez me voir en début d’après-midi. Il y a de grandes chances que je puisse éclairer d’avantage votre lanterne. Du moins, je l’espère. Les tueurs sont bien actifs en ce moment.
Un bref geste de la tête pour saluer l’assistant et le flic quitta la pièce, stylo et carnet entre les doigts.
Ne pas repartir bredouille, le seul objectif à présent. Devant la maison, l’un des deux officiers ayant découvert la victime patientait avec un homme. Un témoin, sûrement. Sans doute pourrait-il se procurer auprès d’eux de quoi sustenter sa réflexion.
Les techniciens épluchaient encore la cuisine, impossible d’y pénétrer sans les perturber. Il attendrait le rapport et les clichés pour se faire une idée. Le pas de la porte franchi, l’homme se débarrassa de sa tenue qu’il jeta dans un bac spécifique et se présenta :
- Lieutenant Edouard Levalet, brigade criminelle, DPJ de Paris.
- Je suis Gérard, Gérard Malino. C’est moi l’appel à la police et croyez-moi, ça me démangeait depuis un bon moment !
Le témoin n’attendit pas et raconta son récit. L’étrange présence d’une voiture durant plusieurs jours, à des heures qu’il avait qualifiées de peu « chrétiennes ». Les lumières sur courant alternatif en plein milieu de la nuit. Il avait essayé de s’approcher au plus près pour mettre un visage sur ces mouvements inhabituels, mais la peur l’avait dissuadé au dernier moment.
Levalet prit quelques notes sur les éléments pouvant avoir une pertinence, couleur et modèle approximatif du véhicule, vague description d’un individu, il n’irait pas très loin. Il assura à son interlocuteur qu’il serait convoqué pour que tout soit acté en bonne et due forme. L’homme s’en félicita et s’éloigna pour rejoindre le groupe de badauds près des voitures.
- Et vous ? lança le lieutenant en se retournant.
- Brigadier N’goko. J’ai été dépêché pour me rendre ici avec mon collègue suite à l’appel au central. A notre arrivée, nous avons pénétré dans l’habitation. L’odeur étant intenable, nous sommes ressortis et mon coéquipier a monté la garde pendant que j’explorais l’intérieur.
- Pas de présence suspecte ?
- Non, si ce n’est le corps de la victime. Nous avons demandé immédiatement des renforts après la découverte. L’inspection des alentours a mis à jour un feuillage cassé sur une trentaine de centimètres de largeur, mais aucune empreinte.
Le brigadier lut la déception du supérieur. Peu coutumier de ce genre d’affaire, il n’imaginait pas qu’une coquille vide dans un dossier criminel était le pire des scénarios envisageables. Bien malgré lui, il asséna le coup de grâce :
- Et… nous n’avons pas trouvé d’élément d’identification, conclut le jeune agent.
Maigre butin pour le lieutenant qui fronça des sourcils. Levalet nota dans son carnet de demander une copie des actes que les brigadiers rédigeraient. Un détail, même le plus anodin, pouvait avoir son importance. Le meurtrier semblait avoir tout prévu pour entraver les forces de l’ordre. Un corps, des éléments disparates et aucune piste. La combinaison idéale pour échapper à la justice.
Mais le crime parfait n’existait que dans les livres.
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