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24 septembre 2022 - 17h20
Drancy
La carte tricolore avait joué son effet, comme à chaque fois. Le gardien de l’immeuble avait commencé par être méfiant devant les deux étrangers sonnant à l’interphone à une telle heure de la journée. Tout le monde avait un badge pour accéder au bâtiment et les livraisons n’étaient effectuées qu’en fin de matinée. Le sexagénaire n’avait pas opposé de résistance une fois les présentations officielles faites.
Da Costa avait gravi les marches pour rallier le cinquième étage alors que sa coéquipière avait eu le privilège de prendre l’étroit ascenseur avec l’homme à tout faire. Le grincement de la porte ouvrit un chemin dans le logement menant droit à la salle à manger. Lotta Noldssen remercia son accompagnant et rejoignit son collègue au centre du petit appartement.
L’endroit ne devait pas faire plus de vingt-cinq mètres carrés. Une microscopique salle d’eau avec une toilette, une chambre délimitée par une cloison amovible et la cuisine dans la même pièce que le canapé convertible. La télé trônait sur la table à manger entourée de deux chaises. Un lieu de vie comme tant d’autres à la périphérie de la plus belle ville du monde.
La femme attrapa une chaise et se présenta devant l’ordinateur portable de la victime laissé en veille. Son attirance pour les nouvelles technologies et sa maîtrise des outils en faisait une complice idéale pour Olivio Da Costa plutôt branché sur le siècle précédent.
- Aucun mot de passe, déclara-t-elle. Une opportunité de fouiller un peu dans sa vie.
- Parfait, je m’occupe du tour du propriétaire.
À genoux, le flic tira les tiroirs sur roulettes glissés en dessous du lit. D’un côté, serviettes de toutes tailles et mal pliées s’accumulaient, de l’autre une collection de vêtements dépareillés au couleur d’un arc-en-ciel bien terne. L’homme hésita à plonger ses mains entre les morceaux de tissus, mais finit par procéder à une inspection sommaire. Rien de probant à récupérer, sans aucune surprise.
Entre le matelas et le sommier, un nid de poussière témoignant des qualités non approuvées de locataires pour l’entretien de son logement. Le reste du sol laissait autant à désirer. Personne n’avait mis les pieds ici depuis un bout de temps. La palpation des oreillers, plaque classique et peu contrôlée, ne révéla rien.
Da Costa poursuivit son périple par l’espace de vie. Un canapé recouvert d’un drap noir en guise de protection, impacté par une multitude de tâches en tout genre. Le visage du lieutenant continua de se décomposer. Comment pouvait-on vivre dans un pareil endroit, où crasse et saleté prospéraient en roi sans réaction ? Lui n’avait jamais supporté cette situation, mais il était loin d’être membre de la majorité.
- Olivio, viens voir, j’ai un… truc.
La femme s’était arrêté de naviguer après l’ouverture d’un courriel dont l’objet l’avait interpellé : « tu vas payer, connard ». Son index comme guide, ses yeux décrypter la missive électronique avec une attention particulière, à mi-chemin entre la recherche d’un mot dans sa tête et celle d’un sens caché dans les phrases qu’elle avait comprises.
Elle tourna la tête pour interroger silencieusement son collègue, concentré dans sa lecture.
- Je crois que nous avons un début de piste. Un auteur identifié ?
- Pas de nom, ni de prénom.
- Et l’adresse email ?
- Une boîte mail professionnelle si on s’arrête sur le domaine, dans le genre boîte fonctionnelle.
- N’importe qui peut s’être mis derrière, conclut Olivio en s’éloignant vers la cuisine.
Une assiette sale dans l’évier avec un reste de sauce tomate, trois verres et des petites cuillères. Une casserole dont le contenu ne devait plus être très frais, moisissure en cours de formation sur le dessus. Tous les signes d’une vie négligée se compilaient au fur et à mesure de l’exploration du flic. Un petit placard servait de pied pour une planche, tel un plan de travail de fortune. Peu de courses dont la date de péremption n’avait pas été allègrement franchie.
Sur le frigidaire, quelques photos accrochées par des magnets. Nom de villes visitées ou bien des animaux, l’homme qui vivait dans cet appartement n’avait pas réellement de goût. Du moins, c’est l’apparence qu’il laissait entrevoir à quiconque pénétrait son antre.
Parmi les clichés exposés en désordre, une note écrite à l’encre bleue. Le temps avait effacé une partie des lettres, mais le message restait intelligible. « 18h00 : déposer le colis à l’aveugle »
- Tu prendras une photo de ce pense-bête, s’il te plait, Lotta.
Le coin salle de bain ne délivra pas d’indice non plus. Une brosse à dent dans un verre en plastique aux motifs géométriques. Un flacon de gel douche bio végétait sous le plumeau de douche, attendant désespérément sa prochaine utilisation qui ne viendrait jamais. La poussière avait aussi déposé ses valises dans cette pièce et séjournait par mouton ici et là.
- Sur l’ordinateur, outre les mails virulent que je t’ai montrés, j’ai pu trouver un dossier qui regroupait dans note comme celle que tu m’as demandé de prendre en photo. Toujours le même format avec une heure et une tâche.
- Jamais de date.
La nordique attrapa son portable et prit en photo le papier sur le frigidaire.
- On ne peut rien en déduire, continua la femme et réajustant sa queue de cheval. Un homme serviable ou un intermédiaire très prudent dans un trafic, toutes les pistes restent ouvertes. J’ai effectué une recherche sur le lieu de son travail. Une PME d’une trentaine de salarié qui développe des solutions informatiques du type widget
- Hum hum.
- Des applications qui s’insèrent dans ton portable ou ordinateur et qui te donnent des informations rapides.
- Oui, je connais, merci, sourit Da Costa. Une adresse ?
- Rue Vergniaud, Levallois-Perret.
D’un signe de la tête le lieutenant invita sa partenaire à quitter le domicile pour se rendre sur le lieu de travail de la victime. Identifier l’auteur des mails était une priorité absolue pour avancer.
Rallier la commune des Haute-Seine fut un casse-tête sans nom. Dix-huit kilomètres de distance, gyrophare allumé et sirène hurlante, le pied sur le plancher dès que possible, il fallut trois quarts d’heure au duo pour arriver devant les portes du siège de SEGMA.
La montre d’Olivio lui indiquait 18h25. Il craignait fort d’arriver trop tard et que la majorité des salariés aient déjà plié bagages pour rejoindre les leurs. L’hôtesse d’accueil pressa le bouton d’entrée et prépara son plus large sourire. Nouvel usage de la carte tricolore et le dirigeant de la société se présenta, visage fermé, dans son costume bon marché qu’il avait sûrement vendu à ses collègues comme étant d’une grande maison. La poignée de mains fut brève avec les deux officiers. Il les invita à le suivre dans son bureau pour éviter que tous ne constatent leur présence. Peine perdue d’avance.
Le patron réajusta sa veste et voulut prendre les commandes de l’échange. Un grand discours comme il les aimait, rappeler à ces flics qu’ils ne pouvaient pas débarquer comme bon leur semblait et qu’ils devaient en tout état de cause avoir la délicatesse de s’annoncer un peu en amont. Oui, il allait s’élancer pour leur donner une leçon qu’ils n’oublieraient pas de sitôt. Le Boss, c’était lui.
La nouvelle lui fit l’effet d’une claque violente. Da Costa ne prit aucun gant. Le choc fut brutal, peut-être un peu trop pour lui. L’homme s’enfonça dans son fauteuil, les yeux humides et perdus au loin, le souffle long.
- Nous avons besoin d’identifier l’expéditeur de certains mails trouvés sur l’ordinateur professionnel de la victime. Auriez-vous un moyen d’accéder au serveur, monsieur Lespiot ?
- Je… je dois pouvoir le faire depuis ma session de responsable.
L’homme plongea sa tête dans ses mains, l’a ressortie après avoir marmonné quelques mots à lui-même et se tourna vers l’écran sur son bureau. Ses doigts pianotèrent sur les touches du clavier, des enchaînements dont la maîtrise s’était estompée avec le temps. Personne ne se souciait des données sur le serveur d’une petite boîte. Que cherchaient-ils ? Qu’allaient-ils découvrir ? Dans son fauteuil, il accentua un peu plus l’arrondi dans la mousse pourtant très compacte, l’avenir de son entreprise en danger. Voire pire… son avenir.
Un clic pour accéder à la fenêtre suivante. Il entra son mot de passe à dix-sept caractères sur la première ligne et répéta l’opération sur celle d’en-dessous. Sa souris se déplaça sur le bouton de validation. Un temps d’hésitation qui attira l’attention des flics.
- Un problème, monsieur ?
La voix de Da Costa résonna dans sa tête. Il la secoua machinalement pour répondre par la négative et appuya sur le bouton droit. À l’apparition des centaines de lignes, le zombie se ressaisit. Un électrochoc qui le sortit avec violence des ses pensées les plus profondes. Il n’eut qu’une seule obsession : sauver ce qui pouvait l’être, quitte à faire disparaître quels messages compromettants. Le feu s’embrasa dans son esprit, alimenté par une auto-persuasion que sa réputation ne se relèverait pas. Il finirait en prison si les deux flics découvraient le poteau rose, jugé par la justice, par la société, par les seins. Une déchéance à laquelle il ne se frotterait pas.
Personne ne l’empêcherait de continuer à exister.
Sa respiration s’accéléra à chaque coup d’oeil vers les représentants des forces de l’ordre. Il entra son identifiant et une première date pour filtrer la boite globale. Il cibla un lot de mails qu’il cocha un à un. Un clic, un bon de son coeur prêt à faire sauter sa cage thoracique. Encore trois. Un sourire maladroit. Deux. Un gorgée d’eau dans un verre quasi vide. Le dernier…
La femme se leva, provoquant un sursaut du patron.
- Je ne voulais pas ! Je ne voulais pas ! Il m’a forcé ! s’exclama le gérant.
- Mais de quoi parlez-vous ?
Da Costa se projeta derrière le bureau, se positionna pour contraindre l’homme à rester sur place et s’empara de la souris. Lotta scruta le comportement des employés à travers la vitre. Le calme continuait de guider les travailleurs dans leur routine quotidienne. Personne ne semblait avoir entendu les cris de leur chef.
Sauf un.
- Olivio, troisième bureau sur la gauche. Changement de comportement. Il s’est réorienté pour avoir le bureau de visuel. Il prépare quelque chose.
- Vas-y, mais sois prudente.
Lotta attendit une longue minute avant de se déplacer vers la porte du bureau. Elle tourna la poignée et regagna l’open space d’un pas naturel, ni trop vite, ni trop lentement. Un geste de circonstances accompagné d’un visage presque neutre. Gobelet en plastique, elle se versa un peu d’eau qu’elle but d’une traite avant de poser le contenant sur le dessus de la bonbonne. L’homme l’observait sans la lâcher du regard.
Moins de trente ans, les cheveux ébouriffés et un physique proche de celui de monsieur « Tout le monde ». Le décrire comme un homme violent aurait été une hérésie pour la plupart de ses collègues. Mais la policière n’était pas dupe. Elle savait flairer le danger lorsqu’il se présentait à elle. Il était à cran, sa jambe gauche sautillait, ses doigts se contractaient sur n’importe quel objet qu’il saisissait.
Elle s’arrêta à hauteur du deuxième bureau et engagea une rapide échange avec la femme assise. Une quinquagénaire qui se laissait vivre à quelques années de la retraite. Le genre d’interlocutrice parfaite pour continuer d’analyser l’environnement de sa cible.
- J’ai une petite-fille de cinq ans, un véritable petit bijou. Comment résister à une petite bouille qui vous fait un sourire avec une dent manquante ?
- C’est vrai.
La femme repartit dans son monologue. Il suffisait de remettre une pièce dans la machine de temps en temps et la musique reprenait de plus belle. Lotta avait du mal avec la marmaille. Elle supportait à peine celle de sa famille, mais pour les autres, c’était un enfer rien que de l’imaginer. Mais le jeu en valait la chandelle, une couverture idéale, bien que fragile. L’homme était aux aguets, l’oreille tendue pour capter l’échange entre les deux femmes.
Sur le bureau de l’individu, une ordinateur dont l’écran était en veille depuis un moment. Les cliquetis émis par son clavier n’étaient qu’une feinte, certes habile et osée, mais qui n’avait pas berné la flic. Aucun téléphone portable, pas le moindre cahier avec des notes. une parodie de l’homme en pleine activité qu’il avait mentalement préparé et ajusté depuis l’arrivée des deux étrangers dans les locaux. Son départ était imminent.
Lotta s’écarta de la femme d’un demi-mètre. Un mouvement discret effectué en plusieurs fois pour que ni sa nouvelle amie du moment, ni son réel objectif ne puissent percevoir la manoeuvre. Elle conservait ses mains à portée de son arme, mais inactives pour ne pas provoquer une mauvaise réaction de l’homme. Une inspiration profonde pour remplir les poumons, une expiration lente, conserver le contrôle de ses émotions, sa lucidité.
- Et vous imaginez, ma deuxième fille veut un troisième enfant. Un garçon a-t-elle dit, il y a trop de filles dans cette famille, il faut un petit gars pour rééquilibrer. Elle a déjà tout anticipé, une vraie cheffe dans l’âme.
- C’est… merveilleux.
- Vous avez totalement raison. Un heureux événement, un de plus. J’ai hâte ! Et vous ? Avez-vous des enfants ?
La question classique, anticipée dès que la famille devenait le coeur d’une conversation, mais dont l’effet ne pouvait être contré même par les incantations les plus ancestrales.
- Je… euh…
Une bafouille. Un égarement d’une dixième de seconde.
Le signal.
L’homme attrapa son sac qu’il enfila sur son épaule, prit un tas de feuilles dans son tiroir et le jeta vers la flic. Elle se protégea et lui s’éjecta de son siège à toute vitesse pour s’élancer vers la porte de la cage d’escalier. L’adrénaline fusa dans ses muscles, une force inhabituelle qui lui procura une sensation de toute puissance. Le comportement surprit les collègues qui s’écartèrent par réflexe du passage. Une voie royale vers la liberté, il n’en demandait pas tant. Lotta eut une réactivité bancale, mais se lança à la poursuite de l’individu.
La flic déboula à son tour dans les escaliers. La lumière était faible, mais suffisante pour apercevoir la silhouette dévaler les marches dans un effort surhumain. Elle avait encore une chance. Les blocs de béton défilèrent sous ses pieds. Un étage avalé, un deuxième, ses poumons brûlaient, ses cuisses durcissaient et l’homme creusait encore l’écart. Il allait bien trop vite pour elle.
Un claquement en contrebas aspira un faisceau de lumière pour replonger les dernières marches dans l’ombre d’une défaite cuisante. Trop tard, il lui avait échappé.
De retour dans le bureau du patron, sa respiration toujours haletante et sa mine fermée ne laissèrent pas de doute sur l’issue de la mission. Le suspect avait fui, emportant avec lui des éléments essentiels à l’enquête. Un coup d’arrêt dans l’exploration de leur piste. Da Costa adressa un sourire à sa collègue, lui aussi avait essuyé des échecs de la sorte. Une tentative de réconfort infructueuse.
- Monsieur Lespiot, vous me faites une copie de tous les échanges.
- Il vous faut un mandat… tenta le chef d’entreprise face à l’ordre du lieutenant.
- Vous souhaitez que votre prénom ressorte en premier dans mon procès-verbal, ou bien que j’arrondisse les angles en fonction de ce que je vais découvrir ? Je vous laisse considérer le point.
Lotta s’assit sur le coin du bureau et fixa le directeur pour qu’il s’exécute. Olivio évolua entre les bureaux et un personnel sous le choc du comportement de leur égal. Les interrogations se cumulaient sans réponses, les hypothèses allaient de bon train. L’un évoquait un terroriste non-identifié par la DGSI alors que l’autre suspectait un espion russe sous couverture pour faire tomber l’Europe.
Le flic se détourna des ragots qu’il entendait, lassé de ce disque rayé joué à chaque fois qu’un événement se produisait. Un temps, il avait combattu les préjugés qui proliféraient autour de ce genre de situation, persuadé que l’être humain serait capable de comprendre. Le temps avait fait son oeuvre, sur sa manière de voir les choses et de les gérer. Les réseaux sociaux, les fake news, la volonté même de l'humaine, un cocktail monstrueux qui se nourrissait d’un imaginaire plus savoureux pour échapper à la banalité de la réalité. Il entreprit de fouiller l’espace de travail du fugitif et enfila ses gants.
La surface était parfaitement entretenue, pas de trace de poussière. Aucune bannette pour trier les dossiers, aucun pot à stylos, tout était si vide par rapport aux autres membres de l’entreprise. Difficile de savoir si l’homme avait embarqué avec lui ses effets personnels, un objet quelconque ou bien un indice pour remonter le fil de cet enquête. Un point était cependant plus qu’évident : il avait anticipé leur venue. Restait à découvrir comment et pourquoi.
Le tiroir sur le côté était resté à moitié ouvert. Da Costa voulut l’ouvrir, mais la ferraille lui résistait. Un mouvement un peu plus violent sur l’objet n’eut pas plus de résultats. Le flic grogna et s’empara de son téléphona portable pour activer le flash. L’oeil illuminé projeta son faisceau à l’intérieur. Des feuilles en vrac aplaties les unes sur les autres, une revue tordue par son poids, rien qui ne vaille la peine de s’attarder.
Da Costa se redressa, puis éclaira de nouveau la cavité, les yeux plissés sur une anomalie. Sur la partie droite, les feuilles semblaient légèrement surélevées. Un détail presque imperceptible qui aurait pu lui échapper s’il n’avait pas le temps de vérifier. La physique n’avait jamais été son point fort en cours, mais pour une fois, elle lui avait été d’une aide précieuse.
Il glissa son bras dans le tiroir, fit progresser ses doigts entre les feuilles de papier et autres supports, et attrapa enfin la cause de toutes ses interrogations. De nouveau redressé sur la chaise, il desserra son étau sur l’objet et eut un large sourire.
Dans sa main, une trouvaille qui relancerait à coup sûr les investigations.
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