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26 septembre 2022 - 20h00

Val de Rueil

Radonic s’assit derrière son bureau. Ses mains saisirent la boite en fer, il y introduisit la clef et libéra le couvercle. Des billets en pagaille qui n’attendaient que d’être triés et rangés dans le coffre dissimulé dans un recoin de sa porcherie. Il plongea ses paluches et éparpilla une poignée de biffetons qu’il ordonna.

Nouvelle pelleté et les piles gonflèrent d’elles-mêmes.

Ce sourire qu’il affichait aurait énervé n’importe qui. Le visage d’un homme qui s’enrichissait sur le dos de petits clients et y trouvait un plaisir renouvelé. Surtout le deuxième de la journée, à qui il avait vendu un pack complet de pneus pour une crevaison superficielle. Quel pigeon ! Un rire gras émana des profondeurs de sa gorge avant d’envahir la pièce.

Les vibrations de son téléphone l’arrêtèrent dans son chantier. Un message d’un de ses gars. Tout était prêt pour le dîner et surtout la seconde partie de soirée. Un poker endiablé avec des membres de son réseau, quelques filles pour détendre l’ambiance si nécessaire. Alcool et drogue pour l’aspect festif. Lui savait s’amuser, prendre le temps de consommer sa vie, pas comme l’autre imbécile de Pierre qui n’avait que ces contrats en tête.

Il profita de cette courte distraction pour croquer dans le sandwich qu’il avait commandé en milieu d’après-midi et faire défiler son écran sur les réseaux sociaux. Cinq minutes de délectation qui suffirent à réaffirmer intérieurement qu’il était un honnête homme par rapport à tous ces abrutis du monde virtuel. Passage de la langue pour chasser le morceau de salade coincé. Coup de serviette sur la bouche et les doigts.

Georges Radonic posa son portable et vida la boite sur le bureau pour finir son tri. Les liasses roulées et maintenues par des élastiques, il composa le code, déclic salvateur au rendez-vous, et tourna trois fois la poignée du coffre. Le bloc de métal pivota et l’homme y entreposa l’argent avec le reste de sa fortune, son pistolet et quelques documents d’une valeur inestimable.

Il se redressa, entreprit de fermer le coffre quand un bruit de ferraille glissa au creux de son oreille. Lointain, un écho qui s’était répété plusieurs fois avant de lui parvenir. Radonic scruta en contrebas le garage par la petite fenêtre. Trois voitures et pas une âme qui vive.

Il ajusta sur ses épaules sa veste d’un marron délavé et entreprit de faire un tour entre les véhicules.

Déplacer ses quatre-vingt-dix-huit kilos plus graisseux que musculaire lui demanda un effort qui lui coupa le souffle. Son front su rapidement, plus que d’habitude. Son médecin avait raison, il se mettrait au sport avec une régularité exemplaire d’ici la fin du mois.

Ses yeux vacillèrent un quart de seconde. Une perte d’équilibre. Il se raccrocha à l’étagère en fer et reprit sa ronde d’un pas moins assuré. Etait-ce l’excès de drogue qu’il avait sniffé sur le week-end ? peut-être un simple coup de chaud. Il se mit à inspirer profondément, expirer tout l’air de ses poumons jusqu’à sentir la contraction abdominale, pour peu que ce fusse bien cela.

Nouvel écho de ferraille. Plus proche. Plus fort. Plus menaçant.

Paralysie instantanée.

- Qui est là ? grogna Radonic d’une voix qui se voulait déterminée.

Mains moites, sueurs accentuées par le stress, l’homme enserra de ses deux mains une barre de fer longue comme un bras. Pas moins de cinq kilos qu’il manipula avec une aisance affaiblie. Il cala l’objet contre sa clavicule et avança pas à pas.

- J’ai dit : qui est là ? Réponds ou je te fracasse le crâne en deux sur le champ.

Aucune réponse.

Radonic se traina jusqu’à l’arrière de la deuxième voiture. Il n’y découvrit rien de plus que son propre matériel sur le sol. Tout ce cinéma aurait-il pu être provoqué par la chute d’une clef ou d’un tournevis ? Le doute s’installa dans son esprit troublé, en perte de lucidité.

Sa vue s’embruma, ses mouvements devinrent approximatifs. Il tenta de progresser vers son antre, retrouver son téléphone et prévenir la première personne qu’il pourrait, mais son équilibre précaire l’amena à s’affaler sur le capot de la voiture du milieu. Son rythme cardiaque s’emballa. Des battements qui lui fracassaient le torse. Une douleur croissante qui le plia.

Radonic s’affala sur le sol, vidé de ses forces, son corps aussi mou et malléable que de la pâte à modeler.

Il ne planait pas comme à chacun de ses excès. Au fond de l’estomac, une sensation d’être constamment trituré le maintenait parmi les vivants. La lumière du plafond apparut comme une auréole qu’une ombre vint obstruer. L’homme cligna des yeux, cherchant à définir les contours de cette ombre devant lui. Un souffle chaud lui caressa la nuque. Calme, régulier, si naturel.

Une voix vint lui susurrer au creux de l’oreille :

- Dors, mon petit, et profites-en. L’enfer arrive. Tu ne te reposeras plus jamais après ça.

Radonic émergea avec de petites complaintes. Un ensemble de bruits incohérentes. Les gémissements d’une bête blessée, d’une personne qui subit la situation sans pouvoir échapper à son funeste destin. Paupières lourdes, bouche pâteuse, sudation toujours abondante, muscles tétanisés. Il voulut se frotter le visage, mouvement avorté avant même d’avoir commencé. Une corde serpentait entre ses poignets, ses bras tendus au-dessus de lui.

A mesure qu’il inspirait l’air saturé de son antre, ses pensées s’ordonnaient, la conscience de son corps et de son environnement se structurant dans sa tête. Radonic balaya son regard autour de lui et évalua sa situation. Tout devint plus clair, pour le peu qu’il captait. Il était en caleçon, sur l’extrême pointe des pieds et suspendu par un crochet au bout d’une chaine en métal bloquée à quelques mètres de là.

Pris au piège, comme un animal prêt à l’abattoir.

Un morceau de tissu glissa sur son visage et s’arrêta dans son champ de vision, le royaume des aveugles comme dernier lieu de passage avant sa destination finale. Il se débattit de manière illusoire.

- Être dans la peau du gibier, n’avais-tu jamais ressenti les émotions qui accompagnent cette situation si particulière ? Où ta vie est en danger et tu ne peux rien faire pour contrecarré la fatalité. Personnellement, je t’ôterai la vie sur le champ. Et toi ?

Tous les mots ne parvenaient pas jusqu’au cerveau de Georges Radonic. Il accusait le coup, sonné par l’impasse dans laquelle il s’était engouffré sans même la voir venir. Une pointe de peur au fond de la gorge qu’il se refusait à accueillir. Lui, le roi de l’entourloupe, fait comme un rat. Un pion sur un échiquier dont le sacrifice ne faisait plus aucun doute.

- De toi à moi, tu es un homme mort. Personne ne te pleurera, pas même ta famille que tu as dépouillée et entrainée dans la misère. Tes méfaits sont légion, ta culpabilité incontournable. Tu n’as cessé de faire du tort, et j’ai été une victime de tes agissements.

- Qui es-tu ? couina l’homme.

- Il y a quelques années, tu as fourni des informations à un homme d’affaire, peut-être son exécutant. L’objectif était de neutraliser toute menace qui pourrait entrainer l’arrêt de la construction d’un bâtiment luxueux sur la côte normande. Le Délicieux, entre Houlgate et Auberville.

L’ombre tournait autour du captif, l’étudiant sous tous ses aspects. Un vautour à la recherche du meilleur morceau de chair pour attaquer sa dégustation. Une astuce pour mettre mal à l’aise l’homme attaché.

- Je veux savoir qui était cet homme, qui l’accompagnait, quel était leur plan, et tout ce que tu pourras me dire afin que je puisse rendre justice, continua la voix. Ma justice.

- Je n’en sais rien, je ne me rap… pelle plus. C’était il y a long… longtemps !

Radonic bredouillait ses réponses, incapable d’aligner trois mots sans buter sur une syllabe.

- Fais un effort.

- Je n’y arrive pas ! Putain ! J’ai le cerveau dans le pâté. Y’a rien qui connecte dans ma tête. Mais attends… C’était toi le livreur ? T’as mis quoi dans ma bouffe ? Saloperie de merde !

- Je vais t’aider à te souvenir, crois-moi.

Les deux crocs électriques se plantèrent dans la masse avant de libérer leur courant de cinquante mille volts. Quatre toutes petites secondes, à peine. Un hurlement déchira le hangar avant que les crampes n’atteignent les muscles du cou et fasse cesser la plainte. Deux petites brûlures marquèrent la peau de l’homme qui respira avec difficulté. Un nouveau grésillement juste derrière la tête, sans mordre l’épiderme.

Rodanic se débattit, balançant son excès pondéral de gauche à droite sans jamais réussir à bouger quoi que ce soit d’autre. Un ver se tortillant une fois accroché à l’hameçon, la ligne prête à être lancée au loin pour attirer le gros poisson. Le spectacle créa un sentiment mitigé chez son auteur, mélange d’un dégoût que chaque humaine ressentirait naturellement et l’extase d’assouvir cet acte et progresser sur le chemin de la vérité.

L’intrus fit descendre les deux pointes métalliques en parallèle de la colonne vertébrale.

- Reprenons. Tu n’es qu’un intermédiaire. Après tout, tu ne fais qu’exécuter les ordres et tu prends ton petit billet au passage. Ma colère ne devrait pas t’être destinée, et pourtant… Tu es là.

Changement d’approche pour forcer l’homme à baisser sa garde. Une stratégie qui ne faisait pas partie de ses habitudes, mais la situation s’y prêter bien. Le bas de la pyramide ne décidait pas, ne se composait que de petites mains qui agissaient au bon vouloir des plus haut gradés.

- Je t’écoute. Un nom, une description, un élément à me partager, pour avancer?

- Non, pas comme ça. Je pourrais regarder dans mes carnets, retrouver une trace, mais il faut me détacher pour que j’aille jusqu’au coffre. Tout est dedans.

- Voilà une information que j’apprécie. Où est le coffre ?

- J’vais pas te laisser fouiller dans mes papiers, et puis quoi encore ? Tu veux que je te lèche le cul tant qu’on y est, petite merde !

Sourire en coin, le fouetté de la main, couperet imprévisible qui tomba sans sommation, fit pivoter la tête de l’homme d’un quart de tour, un craquement du cou comme mélodie de fond. Le coup lui avait fait fermé sa grande gueule qu’il aimait tant ouvrir dès que possible. Il sut que cette fois, il n’y avait pas intérêt.

- Je vais me servir par moi-même.

L’ombre glissa jusqu’aux marches et disparut dans le bureau, masqué par les volets à franches. La porte du coffre n’avait pas été refermée, une aubaine. La fouille ne dura qu’un instant avant que ne soit déversé un carton au nombre de carnets impressionnants. Trouver la bonne information dans ce tas de notes pourrait lui prendre un temps précieux qu’il ne fallait pas perdre pour si peu.

A l’intérieur de chaque bloc, une année et les mois couverts par le support. Ne resta en lise que sept d’entre eux une fois les millésimes ciblés isolés. Près d’une centaine de pages par calepin et aucunement l’envie de les parcourir. Retour aux affaires, l’interrogatoire pouvait se poursuivre.

- J’ai étalé les carnets qui m’intéressaient sur le capot de cette magnifique Dacia bleu-nuit. Je suis certain de ne pas apprendre grand-chose car, vois-tu, ou non avec de bandeau, je connais tes horreurs. La petite Elodie, à peine majeure et déjà détruite par la prostitution. Qui l’a vendu à son mac ? Toi. La famille de ce jeune garçon, Léon, quatorze ans et défoncé à la came parce qu’il a mis le doigt dans l’engrenage de vos trafics. Grâce à qui ? Toi. Ou encore tous ces arrangements auxquels tu as participé pour rendre des services ici et là. Une liste qui n’en finit pas et je n’ai ni le temps, ni la patience de parcourir ton CV de criminel.

Sueur froide et frissons dans le dos. L’homme sentait la vague de panique le submerger. Comment cette personne pouvait-elle savoir autant de choses sur lui ? A moins de faire partie de l’organisation, il était impossible d’avoir autant de détails sur les forfaits dont il avait été l’auteur ou le complice. Tous les membres avaient été contrôlés, surveillés, aucun faux pas autorisé.

Autour de lui, des sons. Devant, derrière, peut-être sur les côtés. On installait quelque chose autour de lui, mais pour quoi faire ? Un liquide coulait à intervalle régulier. Une odeur vint s’insinuer dans les narines de Radonic. Il la reconnut sans hésitation.

- Qu’est-ce que tu fous ? tenta le prisonnier.

Aucune réponse. Du moins, pas dans un premier temps. Un bidon ricocha sur le sol. Radonic les compta, comme pour se rattacher à un élément concret. Puis la voix s’exprima de nouveau.

- Je sais tout. Tout, sauf le nom des commanditaires qui ont bénéficié de toute cette merde que tu as pu répandre sur ton passage. Tu peux coopérer, tu peux résister, te taire, mentir aussi.

- C’est quoi ton problème ?

- Cela ne te regarde pas. Tu ne t’en es pas soucié à l’époque. Il est trop tard pour t’acheter une bonne conscience. Ta parole ne fera que contribuer à une œuvre de justice plus grande, mais ta peine est déjà actée.

- Crevure. Jamais je ne te lâcherai la moindre information.

La lanière de curie ondula dans l’espace avant de se tendre sur le flan de l’homme. Le claquement fut suivi d’un cri de douleur. Une fois, deux fois, encore et encore. La peau rougit, craquela puis céda, un filet de sang épousant les bourrelets avant d’être absorbé par le tissus du caleçon. Les traces se démultiplièrent, la souffrance de Radonic accrue en conséquence à chaque répétition.

Le point de rupture n’était plus très loin. Le coup suivant s’opéra avec le manche en bois, sur la tranche de la rotule. Lutter devenait une pure folie, résister revenait à signer un arrêt de mort.

- Ok ! Arrête ! Je vais parler ! Arrête-toi !

La carapace s’était fendu, lentement, et avait fini par se rompre, définitivement.

- Mon contact, vous ne le trouverez pas. Il est mort depuis trois ans, accident de la route disent-ils. Il y avait un petit jeune avec lui, à chaque fois. Genre, le nouveau à qui on fait découvrir les choses, qu’on forme dans un but précis.

- Intéressant, continue.

- Je n’ai jamais su son nom, je m’en fichais à vrai dire. Quel intérêt pour moi, je traitais avec les responsables, le reste… Un gamin inconnu jusqu’à il y a quelques semaines où je l’ai reconnu sur une photo. Il avait grandi, physiquement bien loin de mon souvenir, mais les traits de son visage…

- Moins de blabla, vas à l’essentiel.

- Ok, ok. Il se prénomme Valentin. Valentin Manencier, le fils de l’homme d’affaire parisien.

La révélation plongea le garage dans un silence pesant, troublé par les lamentations étouffées d’un Radonic à bout de force, abandonné à son sort qu’il crut entier. L’intrus réfléchissait, bras croisés, regard dans le vague. Les conséquences de cette nouvelle information étaient peu claires pour l’heure. Il fallait d’abord qu’elle se fraye un chemin dans ses pensées pour y trouver sa juste place. Seulement alors lui apparaîtrait les répercussions essentielles à sa quête.

Chaque chose en son temps. Avant tout, terminer d’infliger à cet odieux personnage la punition qu’il méritait.

- Une autre confession à me livrer ?

- Non. Rien de pertinent. Vous avez mes carnets, tout y est.

- Dans ce cas…

Radonic sentit la lumière transpercer ses paupières. On allait le libérer de ses entraves et le laisser filer. OH oui, il chérirait la vie comme jamais et partirait loin. Il redressa la tête, timidement, la peur au ventre et découvrit un visage doux, presque angélique. Avant qu’un sourire diabolique ne s’y grave.

La flamme qui serpentait au bout du briquet se rapprocha dangereusement d’une soucoupe à moins de deux mètres de l’homme. Elle plongea dedans pour faire faillir un feu ardent d’une intensité croissante. Les yeux de Radonic s’écarquillèrent quand un deuxième récipient s’anima.

- Qu’est-ce que tu fous là ?

Une troisième flamme prit vie, une quatrième. La chaleur augmenta. L’intrus tourna autour de lui, allumant de nouvelles vasques. Huit flammes dévorant l’oxygène.

- Putain ! Déconne pas ! Laisse-moi partir, supplia-t-il, je t’ai donné ce que tu voulais.

Un sourire glacial rempli d’un ressentiment incommensurable fut sa seule réponse.

Le socle face à lui vacilla sous l’impulsion d’une barre de fer tenue par son bourreau. Un petit coup supplémentaire, puis un autre, un peu plus fort. Rodanic hurlait ce qu’il pouvait. Peine perdue d’avance avec un hangar isolé de tout. Enième coup de bâton. La structure tangua. Une flamme s’échappa et mourut dans les airs.

Le coup suivant fut celui de trop.

La coupelle chuta.

Son contenu se rependit sur le sol.

La flamme s’évanouit, puis réapparut.

Et le brasier s’enflamma.

Radonic sut alors que l’enfer lui ouvrait ses portes.

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