C'était une belle journée ensoleillée comme je les aime, je me promenait au bord de la rivière dans un parc animé. Autour de moi des amoureux aux doigts entrelacés, des enfants qui se poursuivaient en riant, des petits vieux papotant sur deux bancs ou jouant joyeusement aux boules... Une de ces atmosphères légères et vivantes comme j'aime tant.

 Je passe dans un endroit plus calme. Sur un tronc d'arbre couché, un type m'interpelle par sa posture voûtée. Il a l'air aussi sombre que ses vêtements. Moi je décide que j'ai mal au pieds et demande l'autorisation de me poser à l'autre bout de son tronc :

– Bonjour, c'est vraiment un joli coin ! Vous permettez que je m'assois ?

– C'était sympa avant que vous ne veniez me déranger. Que me vaut ce déplaisir ?

– La curiosité, je suppose. souris-je en m'asseyant à une distance raisonnable. Je farfouille dans mon sac et en sors un thermos de café et deux gobelets. Je peux vous offrir un café?

– S'il n'est pas noir et très serré, sans façon, je n'aime pas boire de jus de chaussette.

 Je regardais cette gamine, assez coquette, sûrement du genre à attiser et à se plaindre quand le feu devient incontrôlable.

– Puis vous serez bien urbaine de le goûter en première.

– Noir et bien serré. C'est aussi ainsi que je l'aime ! répondit-je en remplissant les deux tasses du liquide sombre et parfumé.

 Je lui en tends une, trempant les lèvres dans l'autre. Je ferme les yeux pour savourer la délicate amertume qui s'installe dans toute ma bouche et la chaleur qui glisse dans ma gorge. Je farfouille à nouveau dans mon sac pour en sortir du chocolat noir :

– J'adore le boire à la sucette. Vous en voulez un carré ?

– Non, j'ai arrêté de croire à l'amour. Partager un morceau de chocolat, c'est comme croquer dans la pomme. C'est bon, jusqu'à ce qu'on découvre qu'il y a un ver à l'intérieur.

 J'imbibais ma langue de cet océan sombre, si puissant et si réconfortant à la fois. Au moins ses goûts en matière de café n'étaient pas aussi mauvais que ceux vestimentaires. J'amenai le gobelet une nouvelle fois à ma bouche. Savourai une gorgée de plus, je me clarifiai la voix, détrempée par l'amer breuvage.

– Vous ne m'avez pas répondu, pourquoi êtes-vous ici ?

– J'aime la nature. Ce coin calme est charmant. J'avoue avoir été intriguée par votre allure un peu voûtée... Vous respiriez la solitude et le repli. Ça m'a donné envie de venir vous tenir compagnie. J'aime rencontrer des personnes qui sortent de l'ordinaire.

– Je ne doute pas une seule seconde que vous aimiez aller aux devants de sacrés problèmes, mais de là à se prendre d’intérêt pour tout le monde et n’importe qui, je ne vous suis pas. Je ne suis pas voûté, j'ai juste un trop gros fardeau sur les épaules. D'après vous, est-on contraint à être seul ou le choisit-on ?

– De sacrés problèmes, ça arrive mais comme je fais aussi de merveilleuses rencontres, ça compense. D'autant plus que j'ai des personnes sur qui compter en cas de pépin.

Je m'interromps pour plaquer un morceau de chocolat noir sur mon palais et déguster mon café à petite gorgées.

– Pour ce qui est de la solitude, pour le peu que j'en sais, on a la place qu'on prend mais c'est difficile de se risquer à prendre sa place quand on a été rejeté ou blessé... Voulez-vous m'en dire plus sur ce gros fardeau ? C'est parfois moins lourd à porter quand on le dépose à quelqu'un…

– Moi ce que je voulais vous dire, c'est que parfois, on choisit d'être seul. Pas par dépit, mais par décision de sa volonté propre. Être entouré, ce n'est que se donner l'impression que l'on compte pour d'autres alors qu'au final, on ne peut se reposer que sur soi-même. Cela se vérifie de bien des façons. Je buvais d'un trait la fin de mon café. Désolé petite, mais cette croix, je la porte seul, c'est comme ça. Puis, je me demande bien ce que tu pourrais y changer, toi.

– Oui, je comprends. Être seul c'est se protéger de toute déconvenue et déception. Je vous sens sur le départ. Je respecte cela même si j'aurais bien aimé poursuivre cette conversation qui promettait d'être passionnante. Merci d'avoir pris le temps de m'accueillir et de me parler. Peut-être m'offrirez-vous, une prochaine fois, l'occasion de découvrir ce que je pourrais faire pour vous.

– Je pense que vous ne saisissez pas certains détails. Premièrement, je ne suis pas sur le départ, je demeure ici. Contrairement à vous tous, qui venez ici pour balancer vos mégots sur le sol et souiller la tranquillité des résidents du parc. Moi je ne cherche qu'à rendre à cet endroit la paix qui y régnait avant l'arrivée de tous ces amoureux bucoliques. Secondo, c'est une mesure obligatoire quand on sait que l'enfer c'est les autres, en dépit d'être rationnels et unis, tous ces gens que vous côtoyez finiront par vous tourner le dos le jour où vous n'aurez plus rien à leur offrir. Vous devenez à l'image des détritus, juste bons à être jetés une fois que vous ne remplissez plus le rôle que l'on vous a attribué.

– Vous vivez ici ? Par choix ou par nécessité ? Tout le monde vous a donc tourné le dos ? J'en suis attristée pour vous... Vous m'autorisez à rester encore un peu ? Je déteste, moi aussi, constater tous les déchets qui sont abandonnés dans notre chère Nature. C'est d'ailleurs pour ça que j'ai toujours un sac poubelle avec moi, pour ramasser ce que je peux au fil de ma balade. ajoutai-je en le lui montrant.

– Qu'est ce que vous êtes en train de vous imaginer ? Que je suis à la rue ? Pas du tout. La seule qui m'a tourné le dos, c'est la vie. Non, je vis ici car ma place, ne se trouve nulle part ailleurs que là. Je n'aime pas la compagnie et la proximité des humains, pas par méfiance, mais par expérience. Je n'ai pas été victime des sévices de ceux que vous affectionnez tant, mais je sais de quoi ils sont capables. Je préfère donc prévenir que guérir. Faites comme bon vous semble, je ne vous chasse pas. Pas encore en tout cas.

– La vie vous a tourné le dos ? répétai-je en me rasseyant, me remplissant une nouvelle tasse de café en lui tendant la bouteille thermos. Moi aussi je sais de quoi ils sont capables et ce n'est heureusement pas toujours le pire !

– Ou alors se contentent-ils d'améliorer les endroits par lesquels ils passent, en espérant pouvoir le retrouver dans le même état la prochaine fois qu'ils y passeront. Je ne sais pas s'il s'agit d'une volonté à long terme ou d'un trait d'orgueil. Oui, la vie m'a abandonné, elle m'a même confié la pire des tâches, faire le tri parmi cet univers de bassesse. J'en reprendrai volontiers.

 Je versai un peu de café dans le gobelet.

– Cette besogne s'avère bien plus complexe que je ne le pensais, finalement.

– Faire le tri ? Je suis intriguée... Réellement je pense que certains d'entre nous ont la joie simple de contribuer, d'apporter de la lumière, de la douceur, de la joie. Comme ça, avec l'unique gratification de se sentir utile à quelque chose. Sans arrière pensée…

– Oui, rien qu'à évoquer, cela paraît intriguant, je ne pensais clairement pas que cela m'userait tant. Il m'est pourtant si simple de déceler le pire chez tous ceux que je croise, que parfois mes songes se troublent. Pourtant, même s'il est complexe de définir le Mal, il se discerne au détour d'une simple conversation. Certains essayent même d'embellir leur noirceur par de jolis procédés, cela me répugne encore plus.

– Et que faites-vous contre ceux que vous repérez comme des monstres, si je peux les appeler ainsi ? Vous savez, j'ai la faiblesse de croire que les humains ne sont pas fondamentalement mauvais, qu'ils le deviennent à la suite de souffrances et que si on arrivait à apaiser ces souffrances, ils redeviendraient généreux et pacifiques…

– Beaucoup trop se servent de cette excuse pour se permettre de faire subir ce qu'eux ont vécu, mais en suivant ce schéma-là, rien ne saurait définitivement quitter ce cercle vicieux. Les enfants battus, battent à leur tour leur progéniture et ainsi de suite. Personne ne voit plus loin que le bout de son nez, et moi, je me vois contraint d'allonger la liste…

– Quelle liste ? Je crains que la reproduction de schémas de violence ne soit pas qu'un choix... Ces enfants maltraités ont besoin d'être réparés pour devenir des adultes sains... Combien voient-ils cette chance offerte ?

– Je suppose que l'on ne peut pas juste se contenter d'attendre que l’extérieur nous cure de nos maux. Parfois il faut savoir attraper le taureau par les cornes, et renverser la vapeur interne. Tous n'ont peut-être pas la force de le faire, mais si il existe une forme de survie naturelle, peut-être en existe-il une morale aussi. La liste de ceux que je vais rapidement emporter. Ceux qui ne méritent pas d'être encore et toujours là, à souiller le quotidien des autres. Ceux qui donc, d'une certaine manière, exècrent la vie par leurs méfaits ou leurs pensées.

– Tu serais donc une sorte d'Ange de la Mort qui veille à l'équilibre ?

– Pas exactement. Premièrement, les Anges sont des défroqués. Ils veillent peut-être au grain, mais en s'astiquant toute la journée sur les destins dorés, et n'ont que faire des cas désespérés ou à problème. Je tendais mon majeur face au ciel. Néanmoins, je félicite ta perspicacité, en effet, je marque de mon linceul les âmes qui ne méritent plus de fouler ce sol.

 J'eclatai de rire à cette réaction. Allais-je lui avouer mon identité et ma mission le concernant ?