Les yeux fuchsia
Comme tous les jours de la semaine, je suis avachi devant la télévision à zapper. Je mate tantôt les infos, tantôt les douze coups de midi. Y a vraiment rien à regarder. Dommage que Netflix n’existe plus. Ni internet d’ailleurs. Le réseau mondial a implosé à cause des IA qui ont piraté le circuit. Nous revoilà revenus à l’âge de pierre. Depuis deux ans, le ministre de la sauvegarde de la planète a lancé la réquisition de tous les vieux ordis. Ils s’en servent pour réaliser des statues géantes à l’effigie du Président. Un vrai massacre.
Bref, à trente-deux ans, je me retrouve sans boulot, licencié par ma boîte, à cause de l’inflation. Quatre ans que je cherche et personne ne veut m’embaucher sous prétexte qu’ils n’ont plus de budget. À mon avis, c'est surtout à cause de la peur du nouveau virus. Et là, je vis du RSA, coincé dans mon studio à regarder ces émissions sans intérêt. Je mets la chaîne nationale, histoire de voir si une nouvelle information se montre. Je me redresse sur mon canapé, je monte le son.
Depuis plusieurs années, ils nous bassinent pour qu’on se fasse vacciner. Tout a commencé avec le Covid 19. Après, on a eu le Trat 21, puis le Grip 34. Et à chaque fois, la solution miracle, le vaccin ! Que j’ai toujours refusé. Hors de question de m’injecter n’importe quoi dans le corps. Et là, grande nouveauté, pour la maladie du moment, le Zomb17, les chercheurs nous pondent un suppositoire ! Non, mais j’hallucine ! Et pas n’importe lequel, un beau suppo couleur fuchsia ! Je me tape le front, secoue la tête de gauche à droite. Impensable. Pour nous trouver de quoi nous entuber, ils ne manquent pas d’imagination les gars ! Plus de 80% de la population s’est déjà «supporisée». J’éteins direct. Mais où va-t-on ? Je me lève, regarde le temps par le velux. Il fait beau aujourd’hui. C’est rare pour un mois d'octobre en Bretagne. J’enfile ma gabardine, chope une clope, et je file m’aérer l’esprit.
Je marche sur l’artère principale de Quimper. Au bout de quelques minutes, je constate que quelque chose cloche. Je fronce les sourcils, cigarette au coin des lèvres. Les gens semblent immobiles. Qu’est-ce qu’ils ont à poireauter ? Qu’y a-t-il de si intéressant à voir ? Je lève les yeux vers le ciel, rien. Scrute les alentours, rien. Soudain, un groupe d’hommes à la longue barbe blanche court en panique vers la place de l’hôtel de ville. Tiens, les druides sont de sortie. Je secoue la tête, puis aperçois mon ex. Oh non, pas elle. Elle n’a toujours pas digéré notre séparation. Elle devenait folle à vouloir se vacciner à tout prix. Elle s’injectait tout et n’importe quoi. Même des substances illicites. Je baisse la tête, accélère le pas, en espérant qu’elle ne me remarque pas.
— Hugo ?
Zut, elle m’a repéré. Je marche plus vite, fais comme si je n’avais rien entendu. Elle se met à me courser. Je cours aussi. Elle me rattrape. Depuis quand est-elle aussi rapide ? Elle me saute dessus. Elle essaye de me mordre !
— Arrête Lilwenn !
Elle me fait flipper, de la bave coule à la commissure de ses lèvres. Ses canines sont pointues, l’iris et la pupille de ses yeux forment un ensemble homogène couleur fuchsia écarlate, sa voix est acérée et mystique. Je n’avais jamais vu un truc pareil ! Je me protège en croisant les bras, rien à faire, elle est puissante. Elle me projette sur le sol, je tombe sur le dos. Elle me mord le bras, le dévore. Je rêve ! Elle me bouffe ! Je hurle, lui tape sur la tête avec un pavé.
— Arrête ça tout de suite Lilwenn ! Lâche-moi ! Dégage j’te dis !
Elle m’arrache un bout de chair d’un coup sec. Je braille de douleur, puis jette un œil sur mon bras. Le sang coule à flots sur les pavés. Je me mets à trembler. Je plaque machinalement une main sur mon bras pour fermer ma plaie. Je recule en raclant mes baskets sur le sol. Je la regarde. Ses yeux scintillent, mon sang coule sur son menton, sa chevelure rousse et épaisse lui donne une allure sauvage. Elle se lèche les babines en ricanant. Elle me fait grave flipper. Puis elle se met à siffler. Un bruit strident et assourdissant. Je me plaque les mains sur les oreilles tellement ce bruit est insupportable. Des individus, jusque-là statiques, se retournent et me fixent de leur regard fuchsia brillant. Ces yeux m'angoissent. Ils commencent à s’avancer vers moi.
Oh merde, faut que je dégage vite d’ici ! Je me relève tel un athlète de haut niveau, pique un sprint jusqu’à la venelle, située entre la crêperie et le bistrot. Cette rue est tellement étroite que ces imbéciles n’arrivent pas à passer. Ils se rentrent dedans, se bousculent, pas un pour rattraper l’autre. Aucun n'a l’idée de se pousser pour laisser le passage libre. Tant mieux pour moi, ça me fait gagner du temps et je peux m’éloigner d’eux. On dirait des zombies. En bifurquant dans la ruelle de droite, je tombe sur un groupe d’individus agenouillés autour d’un type à l’agonie. Eux aussi possèdent des yeux fuchsia. Ils sont en train de le manger. J’ai envie de gerber. C’est quoi ce délire ? Tout mon corps tremble comme une feuille, la sueur perle sur mon front. Je m’éloigne de cet endroit le plus silencieusement possible pour rentrer chez moi.
Dès que je rentre dans mon studio, je ferme la porte à double tour. Je file m’asperger le visage pour me remettre les idées en place. Puis je m’assieds sur mon cher canapé. Saloperie de sortie ! Tiens au fait, j’étais tellement préoccupé par ces espèces de zombies, que j’en ai oublié ma blessure au bras. Je regarde. Rien. J’ai rêvé ou quoi ? Mon bras est intact ! Je me jette sur la télécommande, allume la télévision. Rien ne se passe. C’est pas vrai, le réseau électrique a encore disjoncté ? Je tente d’allumer les luminaires, rien. Coupure de courant. Ça devient pénible. Le ciel s’assombrit. Étrange. Il n’est que 15:00 et il fait déjà presque nuit.
Je m’avance à tâtons vers le placard. Je l’ouvre et prends la lanterne. Je l’allume pour éclairer la pièce. Je me recroqueville au centre. Des yeux rouges apparaissent derrière le buffet de la cuisine. Je plisse les yeux. Des Korrigans ? Mes dents claquent par la nervosité. L’être surgit d’un coup, je pousse un cri, tout en protégeant ma tête. J’entends miauler. Ce n’est que le chat de la voisine. Il s’est encore faufilé chez moi. Il grimpe sur le toit et entre par le velux dès que j’aère. Je soupire. Je me lève, prends la lanterne et guette l’extérieur. Un groupe d’individus s’est rassemblé en bas de mon immeuble. Bon, il ne fait que trois étages mais ça reste un bien immobilier constitué de six appartements, dont le mien qui est situé sous les toits. Je reste ici, ne bouge pas. Comme si j’étais en sécurité. À un moment donné, il faudra bien que je fasse les courses pour manger et boire. Que faire ? Je file me cacher sous la couette. Les grognements de ces gens me donnent la chair de poule. Ils restent plantés là. Merde, plus moyen de sortir.
Je reste caché plusieurs heures, qui deviennent des jours, puis des semaines, puis des mois. Je me retrouve à hiberner. À mon réveil, le temps a changé. Les arbres ont fleuri, la brume matinale enveloppe les habitations. Je ne comprends plus rien. C’est impossible un truc pareil ! Je devrais être mort depuis longtemps ! Une odeur nauséabonde me fouette le nez. C’est le chat. Ou plutôt ce qu’il reste de sa dépouille. Ce n’est plus qu’un amas de chair en décomposition. Faut que je sorte d’ici.
Dans les rues, je ne trouve que désolation et horreur. Des cadavres jonchent le bitume. Les voitures sont encastrées dans les vitrines des magasins abandonnés. Je découvre une ville morte. Mon pouls s’accélère. Je panique. Que s’est-il passé pendant tout ce temps ? Comment ai-je pu survivre ? J’avance avec angoisse dans les méandres de Quimper. Suis-je seul ? Cette odeur est infecte. Je n’arrive plus à respirer. Soudain une femme se jette sur moi par-derrière. Elle s’agrippe à moi comme un singe. J’essaye de l’attraper. C’est difficile de la pousser de là, vu qu’elle se trouve sur mon dos !
— Va-t'en d’là !
— Hugo ! Hugo !
Quoi ?! Encore mon ex ?! Elle est tenace ma parole !
— Lilwenn, putain, arrête ton cirque !!
Je me débats comme un fou. Elle ne lâche rien la salope ! Et voilà qu’elle se remet à me bouffer ! Elle dévore mes hanches, mes épaules, puis mes bras. Je hurle de douleur. Le sang gicle de partout. Je vois flou, puis m’écroule au sol. Je sens qu’elle relâche son étreinte. J’entends des clapotis. Elle s’éloigne en sautillant dans les flaques d’eau. Je vois mes deux bras arrachés, laissés près de ma tête. Voilà que je me mets à chialer. Je crie de nouveau, ferme les yeux de rage et de souffrance. Je m’endors d’épuisement.
À mon réveil, je ne ressens plus aucune douleur. Mes bras ont retrouvé leur place. Mes blessures sont guéries. Je n’ai plus rien. Exactement comme la dernière fois. Je regarde mes mains, puis me contemple de la tête aux pieds dans la vitrine de la vendeuse de kouign-amann. Je comprends alors que leurs attaques sont inefficaces sur moi. Je n’ai plus besoin de me nourrir. Mais alors, je suis immortel ! Je n’ai jamais voulu ces vaccins, ni ces suppos. Est-ce pour ça que je suis en vie aujourd’hui ? Ou suis-je simplement un être à part ? Appelez-moi « Hugo Highlander » ! dis-je en posant fièrement. Ou « HH » pour les intimes ! Je ricane tout seul.
À quoi ça sert d’être immortel si c’est pour se retrouver tout seul ? Qu’est-ce que je fais maintenant ? Peut-être devrais-je me mettre à chercher des survivants ? Ou des immortels pour créer une agence de super-héros ? Bof, la flemme. Je retrousse le nez. Cette puanteur est insoutenable. Je sors un masque FFP4 de ma poche. Puis je me contente d’avancer. Je verrai bien où mes pas me guideront et ce que je ferai le moment venu. Je quitte Quimper, avec pour seuls bagages, mon blouson et mes clopes.
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