Massacre à l’aiguille à tricoter

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Comme tous les jours de la semaine, je me rends à l’école de mon quartier. J’y retrouve mes meilleures amies, Aiko et Yuri. Je vis seule avec ma mère, dans cette immense ville aux buildings recouverts d’écrans géants, de panneaux publicitaires, mêlés aux restaurants de ramen, aux love hôtels et aux karaokés. Dans ces rues bien alignées et parallèles les unes aux autres se côtoient salarymen et jeunes filles Kawai. Tokyo est si grande et si vaste qu’elle se perd elle-même dans les méandres de Sumida. Un temple surgit ici et là dans des coins de rue improbables. Je soupire. J’aimerais vivre ailleurs. Quand je vois ma mère partir tôt le matin, se presser pour prendre le métro de la ligne circulaire Yamanote direction le quartier d’affaires Shibuya, puis rentrer à pas d’heure, cela me donne le vertige. Je ne l’envie pas du tout.

Du matin au soir, sa tenue est toujours impeccable : tailleur bleu marine repassé qui épouse parfaitement sa silhouette élancée, chemisier blanc sans aucun plis, ruban rouge satiné attaché autour de son cou en un magnifique nœud papillon, escarpins noirs cirés, cheveux attachés en chignon sans aucune mèche qui dépasse, visage lisse et petit, peau blanche et maquillage sobre. On pourrait croire qu’elle occupe une fonction de haut rang comme Directrice d’une grande compagnie de Télécoms, mais il n’en est rien. Elle exerce juste le métier de vendeuse dans une boutique de luxe d’une célèbre marque française de cosmétiques. Elle accueille les clients avec le sourire, s’inclinant sans faute comme une poupée robotisée. Je ne sais pas comment elle fait pour rester aussi soignée toute la journée.

Moi, je préfère casser les codes en me coiffant à peine, et en refusant de porter mon uniforme scolaire comme il se doit. Je laisse ma chemise déborder sur ma jupe plissée. Je porte de hautes chaussettes trouées. Détrompez-vous, elles ne sont pas abîmées, c’est moi qui ai réalisé ces trous avec une paire de ciseaux. Je me maquille de manière ostentatoire et je porte plusieurs piercing aux oreilles. Pour finir, j’ai troqué mon sac d’écolière modèle pour un cabas Vivienne Westwood.

Mes professeurs me sermonnent de temps à autre, mais ils ont abandonné depuis le temps. Je suis têtue. Et ma mère me rejette ouvertement. Elle a toujours cette manière si spéciale, lorsqu’elle me regarde, de faire trembler ses narines. Je l’exaspère et c’est réciproque. Je sais qu’elle a honte de moi. Alors pourquoi je fais ça ? Clairement pour l’emmerder. Je ne veux pas devenir comme elle, comme tous les autres japonais de cette ville, un robot impersonnel et sans âme. Lorsque je m’ennuie à la maison, j’ouvre les placards de sa chambre. Deux étagères sont consacrées à la couture. Y a de tout : bobines de fils rangées par dégradé de couleurs, aiguilles à coudre, boutons de plusieurs formes, ciseaux, élastiques, épingles, clips, rubans en satin, tissus en soie, aiguilles à tricoter, crochets, et pelotes de laine. Je ne l’ai jamais vu s’en servir. Elle déteste coudre. Et pourtant, elle a tout ce matériel en stock. Mon père m’a expliqué que ma grand-mère lui tapait sur les doigts si elle ratait un point mousse ou un point jersey, ou encore qu’elle l’obligeait à monter les mailles du matin au soir jusqu’à ce qu’elle dompte les aiguilles. Il lui arrivait de saigner des doigts à force de tricoter. Je n’ai jamais pu demander à ma grand-mère si ces histoires étaient véridiques. Elle est morte quand j’avais six ans. Tous les vêtements que je portais bébé, c’était ma mère qui les avait tricotés.

Puis, à la mort de ma grand-mère, elle a subitement arrêté le tricot et la couture au grand dam de mon père, incapable de réaliser un simple ourlet de lui-même. C’est peut-être pour ça qu’il est parti avec une secrétaire qui savait coudre. Il a quitté le domicile le jour de mes dix ans. Je ne l’ai plus jamais revu. Cette autre femme a pris la relève comme dit maman. Elle n’a pas été blessée, elle a juste accepté son départ comme une évidence. Ils ne s’aimaient plus, voilà tout. Comme toute japonaise modèle, elle cache ses émotions. En public je veux bien, mais au sein du foyer, elle pourrait se lâcher. Les temps ont changé. Ne jamais la voir sourire, ni pleurer, avoir en face de moi un visage continuellement lisse me fait peur des fois.

Nous arrivons bientôt à la fin du mois de juin. Comme tous les ans, mes amies et moi prendrons le Shinkansen, pour nous rendre au sanctuaire Osakabe afin de participer au festival Himeji Yukata, le vêtement traditionnel en coton très coloré. Pour être plus claire, c’est un type de kimono japonais porté durant les festivals et événements traditionnels estivaux. Cette fête me plait bien, car c'est l'occasion de porter une jolie tenue et de se détendre.

Pour ma dernière année avant de commencer la fac, je souhaiterai un Yukata sur-mesure, unique, original. C’est d’ailleurs ce que nous a conseillé notre professeur principal. En examinant toutes ces aiguilles, serais-je capable de coudre moi-même mon Yukata ? Évidemment que non. La fête est dans une semaine. Je dois demander à ma mère. Nous nous sommes promies d'être originales pour cette dernière année avant de nous séparer chacune vers nos choix respectifs. Des Yukata de la même couleur, rose pâle avec une ceinture au style britannique, pour la touche provocante et punk, histoire de rappeler notre idole Sid des Sex Pistols. Ce qui enragerait nos mères, ça c’est sûr ! J’éclate de rire en repensant à cette discussion. Qu’est-ce qu’on a fait comme bêtises ensemble durant toutes ces années ! Et oui, on se suit depuis l’école primaire. Bientôt nous prendrons chacune un chemin différent. Cela me fait mal au cœur. Je soupire à la fois de soulagement d’avoir terminé le lycée, mais aussi de tristesse car je compte quitter Tokyo pour Osaka. Continuera-t-on à se voir ? Je l’espère en tout cas.

Je prends une aiguille. Je me pique le doigt. Ça fait mal ! Je ne pensais pas que les aiguilles à tricoter étaient aussi pointues. Une goutte de sang sort du bout de mon doigt. Par réflexe je le suce pour stopper le liquide.

— Qu’est-ce que tu fais ?

Je sursaute. Ma mère vient de rentrer dans sa chambre. Je ne l’ai pas du tout entendu arriver. Elle a cette fâcheuse manie de se faufiler partout comme un chat. Je déteste ça. Elle n’est pas de bonne humeur.

— Je cherchais de quoi coudre… Tu sais… le Yukata dont je t’ai parlé y a trois mois. On approche de la date et…

— Je te l’ai déjà dit, je ne t’aiderai pas. Tu es stupide ma parole ! Tu ne sais pas retenir une réponse aussi simple dans ta petite tête d’écervelée ?

Je fronce les sourcils, claque volontairement les portes du placard. Je la déteste. Sur le point de sortir, elle m’agrippe le bras, enfonce ses ongles manucurés dans ma chair. Je me retourne. Ses narines frémissent.

— Tu as mis une tache de sang sur la porte droite du placard.

— Ah pardon, je me suis piquée le doigt avec une de tes aiguilles.

— Qu’est-ce que tu attends pour nettoyer ?

— Okay okay, j’y vais.

Je traîne des pieds. Elle me saoule grave. En plus, elle ne me quitte pas des yeux, pour vérifier que je fasse bien mon travail. Tout en astiquant les portes, je marmonne :

— Si grand-mère était encore en vie, elle m’aurait cousu mon Yukata avec plaisir !

Cette phrase sort ma mère de ses gonds. Elle m’attrape les cheveux à l’arrière de mon crâne puis me frappe la tête violemment contre le placard. Lorsqu’elle me relâche, mon nez se met à saigner abondamment. Je suis abasourdie.

— Mais t’es complètement folle !!

— Ne mentionne plus jamais ta grand-mère, compris ? C’est la règle ici. On ne parle ni de ta grand-mère, ni de ton père. Ce sont deux êtres qui ne méritent pas notre reconnaissance. Est-ce bien clair ?

— C’est toi qui a décidé ça toute seule ! J’en ai marre de tes règles pourries ! T’es tarée, c’est pour ça que papa t’a jeté pour cette pétasse !

Vexée, ma mère me gifle. J’en ai assez, je prends mon sac, fourre mes affaires dedans et décide de me barrer. J’irai chez Yuri, sa famille ne me refusera pas son aide. Et j’attaquerai ma mère pour maltraitance. Je suis plus que décidée à quitter cet appartement, mais elle en a décrété autrement. Elle me barre la route, ferme sa porte à clé.

— Laisse-moi passer !

— Non, lance-t-elle d’un ton calme à vous glacer le sang.

— Je ne veux plus te voir !

— Tu es une vilaine fille. Toi aussi tu veux m’abandonner pour une histoire de tricot ?

— Tu es folle ! Laisse-moi vivre ma vie comme je l’entends !

— Ton atroce grand-mère me punissait à coups de bâton, car je ne réalisais pas assez bien mes points perforés et mes points godron.

Elle s’avance lentement vers moi en se tenant droite comme un piquet, sans la moindre expression sur son visage. Elle me fait peur. Mon corps agit tout seul, je recule vers la fenêtre de sa chambre. Elle se met à ouvrir le placard tout en continuant à discuter.

— Ton père m’a quitté, car je ne voulais plus réaliser les ourlets de ses pantalons de costume ternes, ni lui tricoter des pulls immondes pour passer l’hiver, ni repriser ses chaussettes hideuses.

Je commence à trembler. Je savais que ma mère avait un problème, qu’elle était limite dérangée, mais pas à ce point. Peut-être que je ne voulais tout simplement pas le voir ou l’imaginer. Elle prend une aiguille à tricoter, bien aiguisée. Elle la fait briller sous la lumière de son plafonnier.

— Et toi… Tu me manques de respect, tu m’humilies en public.

— Non… Je… je voulais juste que tu me laisses tranquille.

— Tu m’as demandé de te coudre un Yukata.

— C’est juste pour le festival. Je ne sais pas coudre…

— Tu ne sais rien faire de tes dix doigts. Tu es sotte et insignifiante.

Je fronce les sourcils, furieuse. Mes lèvres tremblent sous la colère. Je serre les poings. Elle se tourne vers moi, aiguille à la main. Pour la première fois de ma vie, je la vois sourire. Je me fige sur place.

— Tout le monde me demande de tricoter. « Hikari fait ça, Hikari recoud ça, Hikari réalise ça, Hikari tricote-moi un pull, Hikari répare ça ». Hikari sait coudre, Hikari sait tricoter, alors elle peut créer de beaux vêtements, elle peut me les réparer. Bien sûr, je n’ai que ça à faire ! Je passe mes soirées à faire de la couture ! Hikari n’est bonne qu’à ça !

Les larmes lui montent aux yeux. Elle sombre dans une transe inexplicable. Sa main serre fortement l’aiguille. Elle raye sa commode avec le bout pointu. Le crissement me donne envie de crier. Mais je n’y arrive pas. Je suis tétanisée. Je me déteste de ne pas pouvoir agir. Je suis effrayée, au secours, à l’aide ! Je suis incapable de prononcer ces simples mots !

Ma mère rit maintenant. Un rire diabolique. Elle se jette sur moi, aiguille brandie au-dessus de ma tête.

— Tu vas me le payer Satsuki !

J’attrape sa main avant qu’elle ne m’atteigne, puis la projette en arrière. Elle se cogne la tête contre le pied de son lit. Je me lève avec difficulté, mes jambes flageolent, mais mon cerveau me pousse à sortir d’ici le plus vite possible pour éviter le pire. Je ne réalise pas ce qui se passe. La seule chose dont je suis sûre, c’est que je dois fuir, loin de ma mère, loin de cet appartement, loin de cette ville !

Lorsque j’arrive à la porte, elle m’attrape le pied, me tire avec force en arrière. Je tombe à plat ventre sur le tatami. Elle me traîne vers elle. Mes genoux s’écorchent au passage. Avec mon pied libre, je lui donne un coup dans le visage. L’arrête de son nez se brise. Elle hurle de douleur. Son visage se déforme par la rage. Je ne la reconnais plus. C’est un monstre en face de moi, ou pire, la sorcière Yubaba en personne. Je me relève, tente d’ouvrir à nouveau la porte, mais elle est rapide. Elle agrippe mon chemisier pour me retenir. Je me débats, ma chemise se déchire. Furieuse, elle me donne des coups d’aiguille à tricoter dans la poitrine. Le sang se met à dégouliner sur ma peau blanche, puis coule sur mon ventre, et finit sa course en gouttes de pluie rouge vif sur le sol. Je hurle de douleur, la supplie d’arrêter.

En vain, elle est comme possédée par un Oni, cet être démoniaque espiègle et maléfique qui s’attaque aux humains. Un brouillard recouvre mes yeux. Elle continue de me frapper de coups rapides et puissants, son aiguille à tricoter s’enfonce et se retire inlassablement au rythme d’une mélodie rock. Elle vise mon thorax, mon cou, mes épaules et ma poitrine. Elle évite volontairement mon visage pour contempler ma douleur. Avant de fermer les yeux définitivement, elle me fait une révélation.

— J’ai tué ta grand-mère et ton père de la même manière ! Arrêtez vos réprimandes et vos jérémiades ! Taisez-vous tous ! hurle-t-elle.

Je ferme doucement les yeux. Pourquoi ne m’as-tu jamais parlée de ton mal-être maman ? J’aurai pu te sauver de ta folie si tu m’avais confiée tes secrets. Je ferme les yeux, ne ressentant plus aucune douleur. J’ai seulement froid. Adieu Tokyo.

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