Saint-Valentin sanglante

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Un rendez-vous comme celui-ci, ça se prépare.

Je me trouvais devant le restaurant italien du Zio, l’oncle Renucci, à jouer du saxophone, quand Leandro s’était pointé. Je le reconnaissais à son odeur citronnée et de café à cent mètres. Sa voix chantonnante et grave faisait craquer n’importe quelle gonzesse. Debout tranquille au coin de Carpenter Street et de Taylor Street, j’entendais la conversation entre lui et ses hommes de main. Tôt le matin, il venait récupérer de la marchandise en provenance du Canada : dix barils de whisky. Prohibition oblige, ils devaient importer l’alcool par des moyens détournés. Il râlait à attendre dans le froid, pestait du retard de son picciotto.

— Luigi, mais qu’est-ce qu’ils foutent, bordel ? On avait rendez-vous à sept heures !

Luigi se contentait de souffler. En attendant, un gars du nom de Tonio était entré se mettre au chaud dans le restaurant. À l’ouverture des portes, le carillon avait laissé échapper une mélodie sinistre, une odeur de focaccia et de… sang… m’avait empli les narines. J’avais secoué la tête en espérant me tromper. Leandro sautillait sur place, cigarette au coin des lèvres sans doute. Le tabac froid dès le matin, ce n’était pas bon pour les poumons. Pour passer le temps et attirer l’attention des passants, je jouais un morceau de jazz.

— Putain, qu’est-ce qu’il fout là, lui ? avait lancé Leandro. J’vais me l’faire !

— Calme-toi Leandro, c’est Homère.

— Qui ça ?

— Un saltimbanque afro-américain qui se prend pour un saxophoniste. Il est aveugle, t’as pas à t’en faire.

— J’l’ai jamais vu. J’ai pas confiance.

— Il est réglo, t’inquiète.

— Ah ouais ? Alors qu’est-ce qu’il fout ici ?

— Marco le connait bien, il traine juste dans le coin…

— Mais…

Un bruit de moteur assourdissant avait interrompu leur conversation.

— Tiens, voilà enfin le « Chicago out fish » qui arrive avec la marchandise. Il était temps !

À cet instant, j’avais arrêté de souffler pour ouvrir grand les oreilles. Leandro avait jeté son mégot au sol d’un coup de pichenette. Un bruit d’éclaboussure s’était libéré. Il l’avait ensuite écrasé comme un insecte. La portière d’un véhicule avait claqué, une personne sortait du véhicule. Un frisson glacial m’avait parcouru le corps. J’avais reconnu Aldo, un type baraqué comme une armoire à glace d’une prestance écrasante. Sans plus de cérémonie, il avait ouvert une porte, sans doute un coffre. À cet instant, l’odeur de poiscaille m’avait fouetté le nez. J’avais tourné la tête machinalement et avait grimacé, c’était infect. Il avait ensuite poussé des tonneaux.

— C’est quoi ce bordel ? s’emportait Leandro.

— Hey, Aldo, c’est quoi putain ? rajoutait Luigi.

— Y a qu’ça.

— Comment ça, « y qu’ça ? » J’avais commandé dix barils et là tu m’en apportes que trois ! Où est le reste ?

— Pas là.

— Tu te fous de ma gueule ?

— Non, patron… C’est que… il ne restait qu’ça…

— Il cherche les problèmes ?

— Leandro, pas de vague.

— Quoi ? Mais putain, j’ai réclamé dix barils ! Dix ! Mon père m’a donné une affaire, qu’est-ce que je vais lui dire ? Qu’est-ce que tu veux que je foute avec trois barils ?!

Il avait donné des coups de pied dans le gravier, et s’était mis à faire les cent pas en râlant des insultes en italien.

— Brutta faccia da cazzo ! Porca puttana !

Luigi s’était approché pour le calmer. J’avais entendu Leandro soupirer lourdement, passer une main dans sa chevelure.

— Qui est-ce ?

— Pardon ?

— Qui a fait le coup ? Qui nous a piqué notre business ?

— Le gang de North Side.

— Merde ! Les Irlandais ?

— Ouais, les Macdonnagh sont dans le coup.

— Ces cons perturbent notre marché. Fais chier !

— Va falloir trouver un plan, ajoutait Luigi.

J’avais esquissé un sourire, imaginant Leandro se mordiller la lèvre inférieure et s’emporter. Il avait ouvert le premier baril pour vérifier que les produits étaient bien conformes. Il avait trempé un doigt dans le liquide, l’avait porté à sa bouche pour le goûter, c’était bien du Whisky. Je reconnaissais ce parfum entre mille.

— Il ne nous a pas entubés sur ce point-là.

— Reste à se débarrasser des rouquins pour conserver notre emprise sur ce marché.

— J’ai une idée, ricanait Leandro.

Le plus amusant était l’arrivée du Padre Renucci. Lorsqu’il avait appris leur rendez-vous foireux, Leandro s’était pris une gifle, et son père l’avait engueulé aussitôt. J’avais calé mon saxo contre ma bouche pour réprimer un fou rire.

— Miserabile ragazzino ! Che stronzo !

Tonio s’était précipité dehors pour lui apporter son café. Rien de tel qu’un bon espresso pour calmer le patron, comme disait Aldo.

— Leandro, figliolo, commençait le parrain. Que s’est-il passé ?

Frapper d’abord, poser les questions après, c’était tout lui. Leandro lui avait expliqué le problème qu’ils avaient eu avec la marchandise, les Irlandais qui marchaient sur leurs plates-bandes, et ensuite, son plan. Le padre avait secoué la tête, s’était gratté l’arête du nez, puis s’était caressé le haut du crâne pour lisser ses cheveux gominés. Il avait ensuite embrassé son fils. Il avait approuvé son idée. Le parrain avait alors fixé la date du rendez-vous : le 14 février, le jour de la fête des amoureux. La situation se prêtait au jeu. Ils avaient éclaté de rire.

Le padre Renucci était parti en voiture dans un crissement de pneus et une volute de fumée, laissant seuls Leandro et Luigi. Ils ne se souciaient pas de moi. J’avais pu écouter la suite.

— À moi de jouer. Demain, je rendrai visite à Erin au pub irlandais.

— Celui situé sur Blue Island Avenue ?

— Sì. La fille du père Macdonnagh tient le bar. Elle en pince pour moi, ça crève les yeux. À chaque fois que je la croise, elle pousse des sons mielleux, tortille les boucles de ses cheveux roux, ses yeux verts brillent, ses joues et son cou se couvrent de plaques rouges. Si je lui pose une question, elle bégaye. Un regard de braise et elle sera dans mon lit. Je ne suis pas spécialement attiré par cette fille, j’ai un penchant plutôt pour les blondes aux yeux bleus, mais pour les affaires, je peux sans problème la sauter. Bien garder l’objectif en tête et tout se passera comme prévu. Demain, je lui fais une déclaration digne de La Locandiera. C’est dans la poche, quand y a pas d’amour réciproque.

Leandro parlait trop, son discours était rapide et nerveux, ses propos étaient des billevesées. Il refusait de l’avouer devant Luigi, pour garder sa fierté et son honneur sans doute, mais il aimait Erin. Je l’avais compris dans le ton de sa voix, dès qu’il l’avait vu pour la première fois. La jolie rousse qui tournait la tête des hommes dans sa splendide robe charleston rouge. Il suffisait d’aller au bar et d’écouter les conversations des hommes éméchés pour le savoir.

Piqué par la curiosité, j’avais décidé de me rendre, moi aussi, au rendez-vous du pub irlandais.

Quelques jours plus tard, Zio m’avait invité à partager des lasagnes avec lui. Je lui avais joué un morceau de Body&Soul de John Green. Il aimait la musique.

Pendant que je faisais danser les notes sur mon saxophone, j’avais entendu au loin une conversation musclée. Je savais reconnaître à l’oreille une engueulade de ritals. La porte du restaurant s’était ouverte avec fracas. Le padre Renucci était avec Leandro. Père et fils hurlaient et s’insultaient dans un mélange de napolitain, d’italien et d’américain. Luigi et Aldo en rajoutaient une couche par-dessus le marché.

Marco m’avait traduit en gros leur dialogue. César était venu voir Marco pour balancer la relation entre Leandro et Erin. Clairement pour foutre la merde. Il espérait voir les Renucci s’entretuer, mais une famiglia reste soudée quoi qu’il arrive, surtout si la priorité dans l’histoire était le fric. Car le vrai problème était là, ne pas perdre le business du Whisky face aux Irish. Et Leandro les avait énervés encore plus en balançant : « Le whisky, c'est bien les Écossais qui l'ont créé non ? Vous n'avez quand même pas laissé ça à des mecs en jupe, si ? »

Le pire est que le donnaiolo, comme ils l’appelaient dans le milieu, ne s’était pas contenté de séduire la fille du père Macdonnagh, il lui avait volé sa virginité. Un scandale de coucher avant le mariage ! Qui plus est, avec une Irish. Le padre Renucci l’avait comparé à ce traître de César. Il méritait une sanction. Tonio s’en était chargé. Un coup de dague sur la joue droite, une balafre nette, rapide, la sfregio pour punir les traîtres. J’avais entendu Leandro hurler de douleur. L’odeur du sang était parvenue à mes narines. À ce moment-là, Leandro avait remarqué ma présence.

— Qu’est-ce qu’il glande ici ce con ?!

Il me mentionnait quand il cherchait une diversion. Sacré p’tit merdeux, tsss.

— Leandro, ça suffit ! avait hurlé Zio.

— Je vais tous les défoncer ces rouquins ! Ils vont bouffer de la soupe jusqu’au restant de leurs jours, je leur crèverai les yeux à ces foutus bouffeurs de ragoût !

— T’as baisé la fille unique du père Macdonnagh, bordel de merde !

— Putain, j’en ai ma claque de ces conneries !

Au son de ses pas, Leandro était furibond, il s’était dirigé vers la cuisine et avait ouvert le robinet d’eau, sans doute pour s’asperger le visage et soigner sa blessure. Luigi s’était approché de moi.

— Tu l’aurais vu, il a fait une sacrée déclaration d’amour à sa belle, un genou à terre, bouquet de roses à la main sur un fond de mandoline. T’as raté quelque chose mon pov’ aveugle.

Luigi avait éclaté de rire. Je me souvenais d’une phrase de Mélésigénes, un proverbe grec : « quand le feu est à la maison de ton voisin, la tienne est en danger ». Le 14 février n’annonçait rien de bon.

Le gang Macdonnagh perturbait le marché des Renucci. Il était temps de s’en débarrasser pour conserver la mainmise sur le business de l’alcool.

Chaque camp avait ses raisons d’éliminer son adversaire.

— Le premier que je trouerai de balles, c’est ce salaud de Jack ! hurlait Leandro.

J’avais sursauté en entendant sa voix forte, presque animale.

— Et ensuite, je descendrai tous les Galway et les Macdonnagh !

— Moi je me charge de César, il va goûter de ma mitraillette, crois-moi, avait déclaré Aldo. Ce salaud ose bouffer des spaghettis avec du ketchup.

— Quoi ?! Putain ! Il va morfler cet enfoiré ! J’leur ferai tous avaler leur marmelade par les oreilles à ces cons ! Ti do la mia parola d’onore !

Quand un rital donnait sa parole, ce n’était pas du bluff. Il était prêt à aller jusqu’au bout. Son objectif, défendre l’honneur de sa famille, buter ce traître de César Manco, se débarrasser de la concurrence et vivre avec sa jolie rousse.

Je savais ce que préparait le gang irlandais de son côté. Mais Leandro ne m’écoutait pas. Je n’étais qu’un infirme sans intérêt à ses yeux.

Le jour du 14 février, il était prévu que je joue du saxophone pendant leur rendez-vous aux chandelles. Le calme avant la tempête. Italiens comme Irlandais, tous étaient prêts à en découdre, plus rien ne pouvait arrêter ces gars.

La Saint-Valentin a été sanglante. Les deux amants ont été retrouvés morts, main dans la main...

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