Fjall Ek
Mon bâton frappe mollement la pierre du chemin, et l’écho de mes pas enveloppe mon souffle court. Je fatigue. Cette sensation ne m’avait pas atteinte depuis bien longtemps. Devant moi, l’âne balance sa croupe sans discontinuer. Autour de nous, les Hogheglenns, sommets infranchissables, se découpent sur le ciel nuageux. Je ne profite pas de ce paysage grandiose. Je fatigue. La route surplombe le vide, et serpente vers le vallon caché des hänvet, Ceux-qui-Savent.
Mon pied butte sur un caillou et je manque m’étaler. Reprenant l’équilibre, je lève les yeux pour distinguer, au-delà des oreilles grises, l’entrée d’une grotte. Mon compagnon se presse, et je me demande bien où il puise ses dernières forces. Les miennes s’amenuisent. Le soleil perce timidement au travers des nuages pour éclairer le seuil de la cavité. C’est la fin de la route, et je dois entrer là.
Je jette un regard en arrière, et la mesure du chemin parcouru se dévoile tandis que le ciel se dégage de plus en plus. Devant moi, l’âne a disparu dans la pénombre, et je m’avance à sa suite. A l’aveuglette dans cette grotte, de sombres souvenirs sont immobiles sur le fil de ma mémoire.
***
Une image pieuse. Les ocres sur le papier : le manteau du roi Abriel, le vêtement ample de l’Unique. J’appliquai avec détachement les couleurs de cette scène que le monastère produisait en masse à la veille de l’automne, afin de s’assurer un ultime revenu pour l’hiver. Ce jour-là ne fit pas exception, mais la concentration dans le scriptorium fut brisée par l’entrée de notre mère supérieure. Dame Laonor traversa la pièce pour m'ordonner sans un mot de quitter mon ouvrage immédiatement, et me rendre au parloir. Je m’exécutai, feignant d’ignorer les œillades silencieuses de mes sœurs.
Hors du parloir, Laonor me tendit une lettre cachetée. Elle me pria sèchement d’entrer, puis s’éloigna d’un pas rapide. La lumière de ce premier matin d’automne filtrait à peine du cloître vers les assises froides du seul endroit où les conversations étaient autorisées. Je sentis sa présence. Sa force emplissait la pièce, et elle m’enveloppa aussitôt la porte franchie. "Te voilà, enfant ! Te voilà enfin prête !"
Incrédule, je restai plantée là, à dévisager cette vieille femme aux rides profondes, aux yeux cachés par l’âge, vêtue proprement d’une longue tunique cramoisie, drapée d’un sayon gris et orange. Sur le moment, je ne pus expliquer comment ces quelques mots soulevaient mon âme. Ils appelaient quelque chose de profondément enfui. Quelque chose que je voulais garder caché, même à ma propre conscience.
"Ton autre regard est grand ouvert, enfant. Je t'apprendrai à le contrôler.
- Mais... De quoi parlez-vous ? dis-je enfin.
- De ce don que tu as : parler en silence, comprendre sans paroles. Toi, tu es capable d'écouter la voix la plus ténue dans l'épouvantable vagissement du monde. Il est temps pour toi de quitter ce refuge. Cette sorte de confort sied peu au pouvoir que tu possèdes.
- Je ne sais pas de quel don vous parlez. On vous aura mal renseigné, sans doute.
- Non pas, enfant. Je suis Hildrine, de la race de Ceux-Qui-Savent. Je te vois. Je vois d'où tu viens. Je vois tes talents en germe. Ma présence te révèle à toi-même. Et maintenant, voilà ta nature révélée à Laonor."
Ma main enserra mon cœur. Une tempête couvait, tandis que je considérai le pli cacheté remis par la matriarche. Le cachet craqua et je dépliai le papier en hâte. Triste lecture. Des larmes roulèrent. J’étouffai un sanglot.
"Tu n'appartiens pas à ce monde. Celles que tu appelles sœurs ne le sont pas. Ton dieu n'est pas unique. Tu seras de ma race, ou tu ne seras pas." Ces mots ricochèrent un temps considérable dans le parloir. Je chiffonnai le papier et m'effondrai sur un banc de pierre. Dans la tourmente, une voix étrangère émana du fond de mon être : "Ecoute, écoute". La vieille reprit doucement : "Dehors, la multitude du divin t'attend, et te veut voir fleurir. Le divin t'épaulera, quoi qu'il arrive. Nous te montrerons le chemin."
A nouveau, je baissai les yeux vers le message de Laonor : "Alors l'Unique dit à Abriel : Abandonne les stèles et les marques païennes. Renie les anciennes idoles. Que soient maudites les bêtes parlantes et ceux qui causent aux morts. Tu chasseras les créatures errantes pour que Nature et Vérité à jamais fondent l'Unique divin."
Vous aurez remisé votre dotation de novice, à l'exception de vos sandales, vidé vos effets personnels et quitté ce lieu consacré, ce jour avant la sixième heure.
Avais-je le choix ?
Attifée de vêtements devenus trop petits après sept années de monastère, je me sentais ridicule. Mine sombre et épaules basses, je rejoignis la vieille, qui faisait patienter un âne harnaché de son bât. Le portail était grand ouvert, mais aucune de mes sœurs ne s'était montrée. J'osai un coup d'œil en arrière tandis qu'Hildrine me tendait un bâton de fortune et s'emparait de mon baluchon pour en charger l'âne. Je refusai son aide dans un mouvement d'agacement.
"Allons, enfant, en route !" Derrière nous, une moniale anonyme referma prestement les battants de la grande porte. C'est ainsi que je descendis du Fjall Ek, la grisaille dans l'âme, les larmes aux yeux, le pas mal assuré face aux obstacles du sentier.
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