Un matin, Kalina s’apprêtait à rejoindre ses amis avant qu’Anker l’arrête. Gardien, précepteur et surtout conseiller fidèle, Anker était suffisamment malin pour bien connaître sa protégée. Il lui avait appris à marcher lorsqu’elle était bébé, puis à compter quand elle commença à parler. Il avait un rôle bien particulier dans la sphère de la Cité, celui de gardien de la famille Sigal. Il était, comme ses confrères, un gardien du savoir.

- Kalina, aujourd’hui est un jour spécial. Tu as la matinée pour préparer des affaires. Comme tu le sais, tu devais commencer ton apprentissage à Ptole la veille de tes 9 ans, mais comme la tempête menace nous devons partir aujourd’hui. Il faut absolument que tu y sois le jour de la 4e lune rouge d’hiver, le jour de ta naissance. Je te laisse le temps de faire tes adieux, nous partons cette après-midi.

Elle avait les yeux écarquillés, déjà ! Elle pensait disposer de bien plus de temps que ça. L’angoisse la gagna immédiatement, elle ne savait pas à quoi s’attendre une fois là-bas. Un seul nom résonnait… Vahan. Il fallait qu’elle le voie, elle devait lui dire au revoir. Elle ne lui avait presque pas parlé de cette aventure qui l’attendait. Comme si elle n’avait pas voulu y songer alors que la quête de sa vie l’attendait !

L’apprentissage demeurerait un passage obligatoire pour les enfants de la famille Sigal. Sa sœur était partie il y a déjà deux ans et elle ne l’avait plus revu depuis. C’était un rituel qu'elle ne connaissait presque pas. Sa mère lui avait expliqué quelques fondamentaux, le but principal étant d’apprendre à se maîtriser pour pouvoir accéder au Souffle. Cela durerait 6 années pendant lesquelles elle n’aurait aucun contact avec son monde actuel.

Vahan… Elle se mit à courir, sans s’arrêter. Traversant les rues limpides de sa cité, dévala des escaliers encombrés par les passants, bouscula quelques étales et se dirigea vers la forêt.

Elle suivit le chemin par cœur, pour l’avoir emprunté plusieurs centaines de fois. Elle espérait vraiment qu’il serait là, le temps lui était compté et elle ne supportait pas l’idée de ne pas pouvoir lui dire.

Elle arriva au carrefour de la montagne de cailloux, le trouvant là étendu sur le sol à regarder fixement les feuilles danser au grès du vent au-dessus de lui. Il tourna sa tête vers elle et son visage s'illumina. Son précieux ami, Kalina s’efforça de garder en mémoire ce Vahan heureux qu’elle aimait tant voir. Elle s’approcha de lui et des larmes chaudes se mirent à couleur le long de ses joues imbibées rosées. Vahan n’avait pas compris tout de suite, mais il ressentit toute sa tristesse, son sourire retomba aussitôt.

- Je dois partir, c’est le moment… expira Kalina.

La désolation brillait dans les yeux de cette jeune enfant. Peut-être était-ce là le premier pas de cet apprentissage si douloureux, la coupure. Vahan s’était repassé cette scène, il savait. Mais pourquoi si tôt ? Pourquoi ne peut-elle pas venir avec moi, se dit-il. Il arrivait à soulever son épée grâce au Souffle, pourquoi fallait-il 6 ans de formation, c’était un rituel stupide ! Vahan serra la mâchoire, piqué à vif de voir Kalina dans cet état, sans comprendre l’importance de cette formation.

Il l'enlaça. De tous leurs jeux, leurs ballades, les histoires qu’ils se racontaient et ces mains qu’ils enlaçaient toujours il n’avait jamais réussi à la prendre dans ses bras. Il voyait en elle une petite sœur, une amie chère, mais aussi tout ce qu’elle était incapable de dire au reste du monde. Kalina paraissait sans arrêt enjouée, elle ne se laissait jamais marcher sur les pieds et adorait se battre et se mesurer aux autres. Vahan avait saisi dès leur première rencontre qu’elle avait un grand cœur, elle s’arrêtait toujours pour essayer d’aider les animaux blessés, et se retournait vers lui pour savoir si ça allait. Kalina serait spéciale.

Cette qualité apparaissait à Vahan comme une faiblesse, il devait la protéger. Il éprouvait le besoin de préserver cette vulnérabilité à n’importe quel prix. Elle devait rester comme elle était et ne jamais devoir faire face à l’adversité et l’agressivité du monde tel qu’il est.

Elle se sentit légère dans ses bras, la vie ralentissait autour d’eux. Il garda les poings serrés, et elle ses yeux fermés. Il aurait voulu lui dire qu’il l’aimait, qu’il n'acceptait pas qu’elle parte, qu’elle n’avait qu’à venir avec lui, qu’elle pourrait rester avec lui… Il désirait la garder auprès de lui, la retenir. Mais sa voix aurait tremblé, incapable de sortir ces mots.

À la place Vahan décrocha le collier qu'il avait au du cou et le passa autour de celui de Kalina : une amulette en forme de croissant de lune en Kruovi'c, un métal noir précieux. Elle voulait refuser, mais le geste était si généreux. Elle l'avait toujours vu à son cou.

Il aurait pu tout détruire autour de lui, mais il se contenta de concentrer son énergie pour intérioriser sa rage. Personne ne méritait de savoir ce qu’il ressentait, sauf elle. Réveillant chez lui des sentiments qu’il ne pouvait ni contrôler ni définir, il ne pouvait pas se résoudre à la laisser partir…

Le jeune garçon qu’il était avait réussi à affronter ses démons grâce à sa lumière. Il se retrouvait à présent seul dans le noir. Il pensait qu’il aurait pu déposer les armes, mais sa condition, ses parents, ses précepteurs, son futur peuple, tout le monde comptaient sur lui pour être un empereur digne et puissant. Il devait faire face délaissé, et remettre sur ses émotions un masque sombre et imposant. Il devrait être suffisamment détesté pour inspirer la peur, et oublier.