Seconde chance
Aussitôt prévenue du drame, la police était allée chercher les proches des victimes pour les réunir dans cette pièce, à l’abri des curieux et des journalistes. Elle avait vraisemblablement été conduite en voiture, mais Amélia n’en gardait aucun souvenir. Elle s’était alors retrouvée là, dans un état second.
Le visage de la jeune femme était un masque d’anxiété. Ses émotions se lisaient sur ses traits sans qu’aucun mouvement ne soit nécessaire. Amélia était figée, debout au milieu de la salle, détachée de ce qui s’y passait, comme spectatrice de l’acte qui se jouait.
L’état d’hébétude dans lequel elle se trouvait l’isolait du reste du monde, elle se murait dans un silence et une immobilité totale pour ne rien ressentir. La scène qui se déroulait autour d’elle était presque irréelle, et ne l’atteignait pas. Elle ne pouvait qu’imaginer les autres familles pétries d’angoisse s’enlacer dans une recherche de réconfort illusoire, héler les autorités en quête de nouvelles informations, passer des appels éplorés pour informer leurs proches. Elle ne les voyait pas. Elle n’entendait pas leur douleur, tétanisée par la sienne. Elle ne distinguait pas le décor, son champ de vision se réduisait à cette seule pièce, plongée dans une semi-obscurité. Ses yeux, qui ne cillaient pas, la piquaient et s’embuaient de larmes brouillant sa vue.
Une bénévole s’approcha avec bienveillance d’Amélia. La mine empreinte de sollicitude, elle lui demanda :
« Madame, souhaitez-vous une tasse de thé ? »
Amélia demeura stoïque, bien incapable d’énoncer ce qu’elle souhaitait. Compréhensive, la vieille dame lui saisit le bras pour la conduire à un fauteuil près de la fenêtre.
« Venez, suivez-moi. »
Son contact fit sortir un peu Amélia de sa torpeur, elle lui adressa un regard vide et se laissa guider comme une marionnette. Elle s’installa dans le fauteuil, remonta ses jambes et les entoura de ses bras. Le menton posé sur les genoux, elle tourna son expression égarée vers la fenêtre. Il n’y avait rien à voir à travers, mais son regard se perdit au loin malgré tout.
« Gardez espoir, madame, lui dit madame Geniès en lui tendant une tasse fumante. Les pompiers sont arrivés vite sur les lieux, ils travaillent d’arrache-pied pour dégager les survivants. Ils en ont sortis déjà beaucoup, et les ont emmenés à l’hôpital. On nous amènera bientôt une liste. Mon Dieu, quelle tragédie ! N’avez-vous personne à appeler ? Personne avec qui partager cette affreuse attente ? »
Amélia secoua imperceptiblement la tête. La tirade de madame Geniès ne l’atteignait pas, ses paroles glissaient sur elle sans apaiser l’angoisse qui l’étreignait.
L’attente sembla durer des heures, alors qu’en réalité seules quelques minutes s’étaient écoulées lorsqu’un gendarme entra finalement pour annoncer les nouvelles. L’homme déclama gravement :
« Mesdames, messieurs, je sais que l’attente et l’incertitude sont difficilement supportables dans des circonstances pareilles. Voici les informations dont je dispose. L’équipe d’ouvriers qui était présente lorsque le bâtiment s’est effondré était composée de vingt-six hommes. Trois d’entre eux étaient à l’extérieur, et n’ont été que très légèrement blessés. Ils ont fourni aux secours des informations essentielles sur la position de chaque ouvrier pour orienter les recherches. Les secours mettent tout en œuvre pour dégager le plus vite possible les survivants. Actuellement, douze personnes ont été sorties vivantes des décombres, elles ont été transférées à l’hôpital. Je ne connais pas leur état de santé : les proches seront reçus à l’hôpital, où des informations plus précises pourront être données. Voici leurs noms. »
Amélia s’était redressée au cours de sa déclaration, et quand il se mit à égrener les noms des survivants, elle guetta celui de son mari comme un chien attend sa friandise. Mais à mesure que le gendarme nommait les rescapés sans le citer, l’espoir d’Amélia s’amenuisait à nouveau. Elle rentrait la tête dans les épaules, semblait se ratatiner, et quand il arriva à la fin de sa liste, elle était à nouveau mussée dans son fauteuil, amère, enfouie en elle-même.
« D’autres personnes ont été dégagées des ruines mais sont malheureusement décédées, poursuivit le gendarme. Les corps qui ont été identifiés sont ceux de : Martin Battiglio… »
Amélia retint son souffle, son cœur manqua un battement avant de s’emballer. Elle étouffa un gémissement en l’entendant prononcer le premier nom. Ce n’était pas Bastien, mais un de ses collègues dont il lui avait parfois parlé. Une femme poussa un long hurlement, qui se mua brusquement en sanglots violents et irrépressibles. Parmi les familles des ouvriers qui avaient dû se rassembler ici, c’est le seul visage qu’Amélia distinguait nettement. La veuve n’était que douleur et chagrin, elle la vit chanceler, s’appuyer puis se laisser glisser le long du mur. D’autres personnes devaient l’entourer maintenant, car Amélia ne la voyait plus. Le gendarme n’arrivait plus à se faire entendre, il renonça à citer les autres victimes et entreprit de fixer sa liste au mur. La jeune femme bondit mais fut arrêtée dans sa course par Éric, le chef de chantier.
« Amélia, que faites-vous là ? Personne ne vous a prévenu ? Bastien n’était pas dans cette équipe aujourd’hui, je l’ai envoyé sur un autre chantier, il ne vous a rien dit ? »
Elle le regarda avec un air éberlué. Après cet instant de stupeur, elle passa par tellement d’émotions qu’elle ne savait plus ce qu’elle ressentait réellement. Incompréhension, soulagement, joie, colère, doute, lassitude défilèrent sur son visage jusqu’à ce qu’elle les libère brutalement en un torrent de larmes. Tout ce qu’elle avait retenu jusque-là se déversait tandis qu’elle hoquetait dans les bras d’Éric.
Bastien entra alors dans la pièce à grands pas. Dans sa précipitation, il se prit les pieds dans un fil électrique qui traversait la scène et trébucha avec la grâce d’un dindon. Amélia, malgré sa concentration et son professionnalisme, ne put s’empêcher d’éclater de rire comme les autres acteurs. Elle se reprit vite et grimaça en réalisant qu’elle venait peut-être de rater son audition.
Les lumières se rallumèrent brusquement, et la voix dans le mégaphone annonça :
« Dommage Marianne, c’était très bon ! Ecoute, je te laisse une deuxième chance car tout le reste était vraiment bien. Concentre-toi, c’est la deuxième mais dernière chance ! En place tout le monde, on la refait à partir de « D’autres personnes ont été dégagées » »
Marianne soupira de soulagement, se remit dans la peau d’Amélia en séchant les larmes de son visage et se lova à nouveau dans le fauteuil.
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