Milan
Italie, mai 381
« À Mediolanum, tout est digne d'admiration, il y a de nombreuses maisons de nobles et de grandes richesses. [...] La ville a été élargie et est entourée d'un double anneau de murs. Il y a le cirque, où les gens apprécient les spectacles, le théâtre avec terrasses en forme de coins, temples, le rocher du Palais impérial, la menthe, le quartier qui tire son nom de la Thermae Erculee. Les patios sont des colonnades ornées de statues de marbre, les murs fortifiés sont entourés d'un anneau de remblais. Chacun de ses édifices est plus impressionnant que l'autre et leur ampleur n'est pas atténuée par sa proximité avec Rome. » Ausone
L’empereur Gratien avait décidé de déménager sa cour de Trèves à Milan et mon père devrait désormais commander l’armée en Italie.
Il faisait beau, le pays était en paix, nos chariots cahotaient tranquillement sur les routes gauloises. J’ai vu tant de paysages, les ponts de pierre par-dessus des rivières, les fières cités fortifiées avec leurs églises et leurs temples, les toits d’ardoise et de chaume, les théâtres et les cirques animés. Puis les routes qui serpentaient dans des vallées verdoyantes au cœur des Alpes.
Lorsque nous sommes entrés en Italie, le soleil avait déjà bruni ma peau et blondi mes cheveux. Maman me raconta que nous étions au cœur de l’empire, là où les villes étaient les plus belles, avec son joyau Rome, la ville éternelle. Les Italiens semblaient vivre loin des malheurs du monde, avec leur sourire éclatant, leurs femmes au port noble, leurs hommes élégants, ce pays où même les esclaves semblaient avoir le temps. Et quand nous arrivâmes à Milan, je retins mon souffle en traversant l’artère animée de cette grande ville. Les rues pavées, les immeubles de trois étages, les échoppes de rue, les marchés recouverts d’étals à même le sol, avec les vendeuses, les embouteillages de chariots et de bœufs, le Palais impérial, les basiiques, tout était au-delà de mon imagination de petite fille.
Je n’oublierai jamais l’entrée de l’empereur dans la cité.
Mère m’avait emmenée dans la grande rue près du Cirque. Je n’avais jamais vu autant de gens rassemblés, pressés les uns contre les autres, excités, fébriles, impatients. Je fus portée sur les épaules d’un domestique pour ne rien rater du cortège. Un grand murmure précéda des cris d’allégresse et des applaudissements. Nous tournâmes la tête. Là, à la porte Vercillina, j'aperçus l’empereur Gratien, au manteau pourpre et à la cuirasse dorée, au diadème incrusté de rubis, trônant sur un immense carpentum doré, tiré par huit chevaux blancs. Le souverain du monde était escorté par sa garde personnelle de barbares à la cuirasse écaillée et au casque conique.
— Regarde Eudoxie, ton père et ton frère !
Maman m’indiquait le groupe qui suivait celui de l’empereur. Mes yeux s’ouvrirent très très grand, je n’avais pas encore réalisé que papa et Arbogast faisaient partie des grands de ce monde. Sur leurs montures, accompagnés des autres ducs et comtes, ceux de l’armée et ceux du consistoire. Autour d’eux les protecteurs domestiques, ces jeunes officiers d’état-major, formaient des files pour protéger les ministres et les généraux. Je criais de toutes mes forces en espérant que mon père et mon frère me remarquent, mais il y avait tant de monde que ma petite voix et mes petites mains se perdaient dans la foule. Ils s’éloignèrent, passant près du théâtre, longeant le Palais jusqu’au Forum. Ma mère m’expliqua que les magistrats et l’évêque de la cité y devaient accueillir l’empereur. Alors que les cavaliers des scholae et les légionnaires herculiens et joviens[1] défilaient, nous nous extirpâmes du public milanais pour nous rendre à notre nouvelle demeure. J’étais tellement excitée à l’idée de la découvrir. Maman m’en avait parlé pendant tout notre voyage.
Dans une rue commerçante, sous le portique des échoppes, les serviteurs ouvrirent une grande porte massive en bronze et nous entrâmes dans une petite cour carrée avec un bassin et au milieu une statue de Neptune. Alors que ma mère ôtait sa palla dans le vestibule, je m’échappais pour courir plus avant dans le péristyle. Je fis le tour de la piscine sous les colonnades, jetai un coup d’œil aux cuisines où s’affairaient nos servantes, avant de fuir dans les escaliers quand j’entendis ma nourrice m’appeler. À l’étage, je fus surprise d’être si haute par rapport au sol, les galeries de colonnes donnaient sur le péristyle et quand ma nourrice m’aperçut je disparus encore dans les pièces qui donnaient sur la rue. Depuis une loggia, je dominais le trafic incessant des véhicules de charge et des bêtes de somme ainsi que des chariots couverts que les matrones empruntaient. Je redescendis avec ma nourrice qui exigeait que j’aille faire ma toilette. Elle me traîna jusqu’à nos thermes privés. Comble du luxe, nos bains et cuisines disposaient de robinets en cuivre d’où jaillissait l’eau des aqueducs à la demande.
Mes premières nuits furent agitées, il m’était difficile de dormir avec l’excitation et le bruit de la ville, qui semblait être un murmure permanent. Je regrettai pourtant le calme de ma Belgique natale.
Ces années-là furent très heureuses. Père était souvent à la maison, car cette partie de l’empire jouissait d’une longue paix. Mon frère ne tenait pas en place. Les tintinnabula qui sonnaient l’ouverture des marchés et des lieux publics, l’agaçaient. Je grandissais au rythme de la vie milanaise, ponctuée de cérémonies publiques, de banquets, et de spectacles au théâtre ou au cirque. Mes parents semblaient apprécier le confort de cette cité et son climat. L’hiver était moins rude qu’en Belgique, l’été plus agréable dans les rues ombragées, et les autres saisons plus douces et moins pluvieuses.
Je croyais que rien ne changerait jamais.
J’avais tort.
[1] Scholae : garde impériale à cheval. Légions Joviennes et Herculiennes : deux légions d’élite qui combattaient en duo.
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