Escapade

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– « Qui sont ceux que j’ai tués ? » Je lui ai répondu : – « Vallio ! Et pourtant, quel homme ! Quel valeureux guerrier ! La vraie raison de sa perte n’est-elle pas d’être resté fidèle à son empereur ? » – « Ce n’est pas moi, dit-il, qui l’ai fait tuer. » J’ai répliqué : – « Nous avons appris qu’on avait donné l’ordre de le tuer. » – « C’est que, s’il ne s’était pas fait violence lui-même, j’avais donné l’ordre de l’emmener à Chalon et de l’y brûler vif. » J’ai répondu : – « Voilà donc pourquoi on a cru que tu l’avais tué. Qui pouvait penser être épargné, quand on a tué ce guerrier énergique, ce soldat fidèle, ce comte utile ? » Ambroise de Milan à Maxime (lettre 30).

Comme on pouvait s’y attendre, le vent s’était levé, les éclairs zébraient le ciel et le tonnerre grondait. Les étoiles et la lune étaient masquées par de lourds nuages noirs. Une nuit d’été orageuse. Batemod sourit, car Thor semblait lui donner un petit coup de main. Un circitor supervisait les gardes. Les péchés constituaient les plaies des militaires : le vin, les jeux de dés, les prostituées, les trafics , et la paresse. Mais ce soir-là, le jeune officier souhaitait que l'ivresse de leur ralliement au tyran les incite à la débauche.

Le bruissement du vent tempétueux dans les arbres et le tonnerre rendaient sourdes les sentinelles, et la pluie les faisaient s’abriter. Evidemment, Batemod les encouragea à se protéger ainsi, leur conseillant de se réfugier sous des porches, dégarnissant les rues du village et l’accès à la route.

Le comte Vallio avait été enfermé dans une cage de fer sous un préau. Comme c’était le prisonnier le plus dangereux, pas moins de dix gardes étaient affectés pour sa surveillance. Et uniquement des Bretons. Des fidèles de la première heure du tyran que Batemod ne pouvait pas amadouer. Mais avec la tempête qui se levait, les hommes s'étaient regroupés dans un coin du préau. Batemod pouvait approcher des barreaux par l’autre côté. La pluie s’abattait sur son manteau, il serrait la cordelette de sa capuche en marchant face au vent. Parvenu aux barreaux de la cage, Batemod se fit reconnaître avec des chuchotements complices et Vallio se traîna jusqu’à lui. On aurait dit qu’ils lui avaient brisé les jambes. Avec sa tête amochée par les coups, sa tenue lacérée et dépouillé de tout ce qui faisait de lui un puissant, il n’était déjà plus que l’ombre de lui-même. Un mort en sursis. Ils se parlèrent tout doucement, couverts par le vacarme de la tempête. Suivant les ordres du tyran, le comte Vallio serait amené le lendemain à Cavellonum pour y être brûlé vif en place publique. Il voulut donner un dernier ordre : « Va à Lugdunum, rejoins l’empereur, sauve ta peau ».

— Je n’ai pas le cœur à les laisser vous mener au supplice.

— Alors donne-moi ton poignard, permets-moi de mourir par ma propre main.

Batemod s’exécuta. Son cœur se serra lorsque la main de ce vaillant général se saisit de l’arme et la cacha sous le pli de sa tunique.

— Allez, déguerpis maintenant !

Un grand homme allait s’ouvrir les veines cette nuit. Putain de guerre civile.

Le circitor avait ordonné à son valet de préparer sa monture en avance, il vérifia que cela avait été bien fait. Il n’avait plus qu’à profiter de la tempête pour monter sur son destrier et prendre la route. Aucune chance de croiser une patrouille avec ce temps. Il hésita, songea à l’idée qui lui trottait dans la tête toute la soirée. Puis il râla : « maudite impératrice ». Batemod quitta l’écurie, remonta la rue jusqu’à la maison où était enfermée Laeté. Les deux gardes s’étaient réfugiés dans l’étable attenante. Hormis les éclairs, la pluie battante et une obscurité totale masquaient ses mouvements. Il atteignit la porte, celle-ci était fermée avec un simple crochet. Elle était durement secouée par les bourrasques, La porte s'ouvrit d'un seul coup. Laeté se redressa dans son lit, aperçut une silhouette dans la lumière aveuglante d’un éclair. Qu’allait-il lui arriver encore ? Du sang avait coulé entre ses cuisses, elle avait mal au ventre, et elle se sentait faible, même pas la force de crier ni de se défendre. La mort serait peut-être une délivrance.

— Majesté… c’est moi… votre circitor…

Quoi ? Ce pauvre cavalier qu’elle avait malmené toute la journée ? La voix de Laeté s´étranglait dans des sanglots :

— Qu’est-ce que vous faites là ?

Il s’agenouilla à son chevet :

— Impératrice, tout n’est pas perdu, nous pouvons rejoindre l’empereur, venez avec moi !

Elle se rappela soudain son époux Gratien qui l'attendait à Lugdunum. Mais comment aller là-bas ? Il fallait d’abord trouver de la force pour se lever, du courage pour échapper aux soldats du tyran et surtout faire confiance à un homme… Trois choses qui lui manquaient à cet instant.

Puis la colère sembla la réveiller pour de bon. N’était-elle pas impératrice de Rome ? Allait-elle se laisser détruire par ces brutes ? Elle considéra son allié providentiel : un cavalier, moitié barbare en plus, fort et solide comme le roc, mais au visage presque adolescent, bien qu’ils fussent du même âge. Un gamin. Il lui tendit la main « Vous avez le choix Majesté. Restez ici ou partez avec moi. »

Le choix.

Laeté ne savait pas ce que ce mot signifiait réellement. Toute sa vie elle avait suivi le chemin tracé par sa famille. Ils l’avaient élevée, éduquée, coiffée, habillée, parfumée, fait d’elle une princesse à marier pour le meilleur des partis possibles. Et comme on la destina au souverain de l’Occident, on ne lui demanda pas son avis, marier un empereur, cela ne se refuse pas. Sa vie ces dernières semaines ressemblait à la flèche d’un arc en visant le ciel. Son mariage fut célébré à la hâte à Trèves. S’ensuivit un banquet, une nuit de noce au Palais, son départ le lendemain pour affronter le tyran, la fuite précipitée pour le sud, et l’impression d’une chute brutale. Et maintenant trahie, prisonnière d’un tyran cruel.

Le choix.

Elle saisit la main tendue, tant pis si c’était pour retomber plus loin.

Quelques minutes plus tard, ils s’éloignaient à cheval sur un chemin sinueux, poussés par le vent, bravant les éclairs et la pluie. Une nuit de colère et de dangers. Une nuit de chagrin et d’espoir.

Ils s’arrêtèrent quand ils le purent dans une bergerie. Il enveloppa Laeté dans une couverture, elle s’endormit d’épuisement et Batemod s’accorda un petit repos. Il se réveilla d’instinct lorsque l’orage cessa et que la Lune apparut. Elle était presque pleine, suffisamment brillante pour rendre la nuit plus claire. Il chercha l’étoile polaire, la trouva et détermina la direction à prendre. À l’aube, Andragathe s’apercevrait que le comte Vallio s’était tranché les veines et que l’impératrice avait disparu. On ne tarderait pas à se rendre compte qu’il manquait un cheval et un circitor, celui-là même qui escortait Laeté la veille. Des cavaliers partiraient dans toutes les directions à leur recherche, et le comte Andragathe poursuivrait sa route vers le sud, jusqu’à Lugdunum. Batemod préférait couper sur des chemins secondaires pour rejoindre la route Rodemna[1]-Lugdunum et arriver par l’Ouest. Tout était affaire de stratégie, n’était-il pas militaire ?

Réveiller Laété. Il n’osait la toucher. « Majesté». Elle ne bronchait pas. « Majesté». Pas plus de réponse. Il posa sa main sur elle et la secoua « Majesté, réveillez-vous ! ». L’impératrice grogna un « Hmmmmm ». Il soupira : arriver à Lugdunum avant des cavaliers impériaux, ce n’était pas gagné. Il la secoua plus fort : « Majesté !!! ». Ses yeux s’ouvrirent bien grands, ses sourcils remontèrent :

— Ne me dites pas que nous devons déjà nous lever ?

— Impératrice… il faut y aller maintenant.

Curieusement, elle ne fit ni caprice ni colère. L’impératrice se laissa porter sur le destrier, et demeura silencieuse pendant que le cheval trottait dans la bonne direction. Il la sentait triste, Batemod regrettait presque sa mauvaise humeur.

Alors que le ciel s’éclaircissait à l’Est, peu avant l’aube, ils atteignirent une bifurcation près d’une vieille statue de déesse païenne en dessous de laquelle des vignerons avaient posé quelques offrandes. Ils s’arrêtèrent pour manger. Le circitor lui fit goûter le bucellatum, le biscuit des soldats, entre le pain et le gâteau. Laeté accepta de mauvaise grâce, la lèvre supérieure levée, le menton plissé, se forçant à croquer, mâchant longuement avant d’avaler. Son regard vide et son silence inquiétaient Batemod. Que lui avaient-ils fait ?

— Gardez espoir, nous serons demain à Lugdunum.

— L’espoir ? Nous sommes cernés d’ennemis et de traîtres.

Amère, déçue, les mauvaises pensées la dominaient aussi sûrement que les courbatures, la fatigue plantait son couteau dans sa chair. Le jeune homme n’aimait pas cela, lui qui ne renonçait jamais, qui trouvait toujours plus de forces dans l’adversité, et surestimait toujours un peu ses chances de succès, quitte à multiplier les risques.

— Impératrice, écoutez-moi, vous voyez ce carrefour ? Là vous avez le chemin le plus court vers Lugdunum, mais je crois que nous y croiserons des dizaines de cavaliers lancés à notre poursuite. Celui-ci nous éloignera de notre but, cela dit, nous serons sûrs de ne pas croiser d’ennemis. Et enfin, celui-là vers le Sud, devrait nous permettre d’arriver à Lugdunum par un chemin où on ne nous attend pas mais il est plus long. Je vous laisse décider. C’est votre vie après tout, pas la mienne.

— Vous appelez ça un choix ? Perdre toute chance de rejoindre mon époux ou risquer notre vie ?

— Je crois que l’espoir, c’est se fixer un but, et se donner les moyens d’y parvenir. Alors choisissez à quel point vous voulez risquer votre vie pour rejoindre l’empereur Gratien.

Risquer sa vie pour Gratien… Ce n’était pas pour l’homme, mais pour ce qu’il représentait dans sa vie. Car l’homme, elle ne le connaissait pas beaucoup. Les sentiments n’étaient pas clairs. Une douleur l’oppressait, comme si quelque chose en elle voulait punir son corps de vivre. Elle ne parvenait pas à retenir ses larmes, son regard fuyait vers le néant, son esprit cherchait à se réfugier quelque part. Le soleil matinal ne la réjouissait pas. Laeté se sentait perdue.

— J’ai eu tort de faire de toi un fugitif, tu aurais dû me laisser là-bas.

Il s’agenouilla devant elle, pencha sa tête pour la forcer à le regarder en face.

— Vous êtes encore mon impératrice. J’ai prêté serment à l’empereur Gratien, je ne suis pas du genre à les rompre, même pour tout l’or du monde. Oui nous avons plein d’ennemis. Mais je ne vous abandonnerai pas.

La vaillance et l’optimisme de Batemod eurent raison des résistances de Laeté. Elle accepta de reprendre la route selon le plan le plus raisonnable. C’est alors qu’il brandit un couteau face à l’impératrice.

— Pardonnez-moi, je ne veux pas vous faire de mal, mais vos cheveux sont trop longs, il faut mieux les couper pour ne pas attirer l’attention.

— C’est une plaisanterie ?

Mais non, Batemod ne plaisantait pas, et il avait raison, la longue tresse était aussi trop jolie pour qu’on ne la remarquât pas. Elle baissa la tête afin de faciliter la coupe. Lorsque le jeune homme s’exécuta, elle lui fit remarquer :

— On pourrait te faire trancher la main pour avoir abimé mes cheveux.

Un léger sourire se dessina sur la bouche du jeune franc : si elle était odieuse, c’était plutôt bon signe.

Les heures passèrent, le soleil se faisait de plus en plus pénible. Ils s’arrêtèrent pour acheter du raisin aux vendangeurs qui le récoltaient dans les vignes. En même temps, il vérifia son chemin auprès des gens du pays. Heureusement, Laeté, avec son horrible coiffure, sa tunique froissée, sa peau sans parfum ni maquillage, et démunie de bijoux, ne ressemblait déjà plus à une impératrice. Personne ne posa de questions à son sujet. Un rare sentiment de liberté s’insinua en elle. Ils reprirent leur chemin, avec des chapeaux de paille pour faire un peu d’ombre sur leur visage. Sa peau rougissait vite, elle n’avait pas le teint hâlé des paysannes.

— Pourquoi m’aidez-vous ? demanda-t-elle en se penchant près de son oreille.

— Il faut croire que je vous aime bien.

— Pfff, je me demande bien pourquoi.

— Peut-être que je me sens un peu comme vous.

— Comme moi ? Vous, un simple circitor ?

Alors qu’il s’apprêtait à répondre, Laeté remarqua que le garçon avait attaché sa tresse coupée à une sangle de sa monture.

— Moi aussi je suis ce que je suis parce qu’on l’a décidé pour moi. Un fils de soldat devient soldat, c’est la loi. Je donne ma vie à l’armée romaine, oh je ne me plains pas, être militaire de père en fils a aussi ses avantages, j’ai une maison, une terre, quelques esclaves pour s’en occuper. Quand je rentre chez moi l’hiver, je me repose au coin du feu, j’ai le ventre plein et je bois du vin de Moselle.

Laeté se souvenait de quelques vers d’un poème d’Ausone qu’elle avait autrefois appris par cœur :

Quand l’azur du fleuve répète les ombrages de la colline, l’eau paraît avoir des feuilles, la rivière semble plantée de vignes … Tous ces coteaux nagent sous l’ondulation qui les balance, … la vendange se gonfle dans le cristal des eaux. Le batelier trompé compte les ceps verdoyants, … il vogue en sa barque d’écorce au milieu des ondes, là où l’image de la colline se confond avec le fleuve, et où le fleuve reflète la limite des ombres.

Les vers prononcés par l’impératrice ravivaient les souvenirs de Batemod, rien ne rendait plus heureux que l’évocation de ces instants de paix et de joie que le poète pouvait retranscrire en mots.

— Arrêtez, la Belgique[2] me manque !

Il ne fallait pas dire cela à Laeté, celle-ci poursuivit la torture :

Salut, fleuve béni des campagnes, béni des laboureurs ; les Belges te doivent ces remparts honorés du séjour des empereurs…

—Arrêtez !

Tu promènes tes flots paisibles sans redouter jamais le murmure des vents ou le choc des écueils cachés.

— Il suffit !

Et un rire de gamine apporta un peu de fraîcheur à cette escapade sous un soleil trop dur. Oh s’il avait été poète plutôt que soldat, il aurait su lui aussi immortaliser cet instant. Ils étaient si rares, si précieux, et pourtant, se dispersaient comme la poussière avec le vent dans la mémoire des ingrats. Pour Batemod qui ne renonçait jamais, les souvenirs précieux s’accrochaient, plantant leurs griffes dans son cœur, leur empreinte s’y éternisait.

C’est alors que le soleil déclinait et rougeoyait qu’ils aperçurent la route. Celle qui les mènerait demain à Lyon. Pas d’ennemis à l’horizon. Encore un effort pour eux et leur pauvre cheval. Ils pouvaient réussir.

[1] Rouanne.

[2] La Moselle se trouvait alors dans la province de Belgique première, capitale Trèves !

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