Elja

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« Tu marches vers les glaces des Alpes : attache-moi à tes pas ; permets que je puisse, l'arc et les traits en main, faire pâlir le tyran et porter la mort dans son sein. Quoi ! je verrai l'Italie livrée aux fureurs d'un brigand, Rome sous le joug d'un esclave ! » (Claudien)

Accompagné de ses fidèles protecteurs, mon père chevauchait au cœur d'une vallée sinueuse et boisée. Le piémont déroulait ses collines et, face à lui, se dressaient les Alpes couronnées de neiges éternelles. Arrivé à Arva, au pied du col de Jupiter, il examina avec une attention méticuleuse les poteaux de bois érigés par les légionnaires et inspecta le fossé et les pieux acérés. Les pentes escarpées encerclant la bourgade offraient un terrain propice à l'embuscade ; chaque détail de la défense comptait pour barrer la route d'Augusta Praetoria. La menace était telle un poignard menaçant sa jugulaire : aucune erreur n'était permise. Il mit pied à terre et se joignit aux soldats dans leur labeur, montrant l'exemple et prodiguant ses conseils avisés. Puis il se moqua des officiers qui le regardaient ébahis et cela fit bien rire la troupe. Sa verve et sa bonhommie donnait du cœur à l’ouvrage. Mon père avait ce don de se faire aimer des gens simples, en partageant avec eux leur quotidien. Quand le soleil se coucha derrière les montagnes, Bauto s'invita au dîner frugal des légionnaires, partageant avec eux la bouillie de céréales et l'infâme posca.

Mon père força ses protectores à faire de même. Gaudentius hésitait, sa cuirasse semblait trop grande pour lui, l’éclat de sa peau blanche tranchait avec les visages burinés par le soleil, on aurait dit un enfant déguisé en officier. Il sentait bien qu’on le moquait, alors il but du vin pour colorer ses joues de force. Le gamin avala de travers et sa toux provoqua l’hilarité générale. Bauto sourit dans sa barbe grisonnante, il n’était pas plus fier à ses débuts que ce gamin de seize ou dix-sept ans. Les origines de ce protector étaient mystérieuses, on ne savait pas trop s’il était goth, skyre, ou sarmate, mais ses parents avaient eu assez d’or et d’influence pour le faire entrer dans le corps des futurs généraux de l'empire.

Un homme commença à dire ce qu'il avait sur le coeur, les autres s’enhardirent et ce fut bientôt un florilège de récriminations : on manquait de tout, de tentes, de couvertures, de vivres, et d’outils. La nuit il faisait froid dans ces montagnes, et il manquait des recrues dans toutes les centuries. Mon père écouta les soldats se plaindre sans les blâmer. Puis avant de se coucher, il appela un agens in rebus et lui dicta une missive à remettre sans délais au préfet du prétoire Probus qui séjournait à Milan. Mon père s’allongea sous une couverture dans une tente de contubernium, alors qu’il aurait pu réquisitionner la plus belle maison du bourg.

Le lendemain, Bauto, à peine levé, répondit aux messagers qui ne cessaient d’arriver des différents postes. Et il fallait aussi répondre aux lettres de son collègue Rumorid qui défendait la Rhétie au nord des Alpes. Mon père paraissait infatigable, il se levait avant tout le monde, ne tenait pas en place, il imposait aux troupes légères des reconnaissances sur les versants gaulois des cols, il exigeait que des groupes préparassent des embuscades, il fallait fortifier, creuser, bâtir, amasser des vivres dans les castellums. La tâche était immense vu qu’il devait s’occuper de trois routes principales et de quelques autres secondaires. Tout cela prenait du temps et du temps, il n’en avait pas, les armées de l’usurpateur pouvaient surgir à tout moment, et la trahison pourrait aussi leur ouvrir les portes de l’Italie. Les menaces pesaient autant sur la dynastie que sur notre famille, et mon père agissait comme il fallait en devenant l’âme de la résistance à la tyrannie, à tel point que tout le monde disait « Bauto nous défend », « Bauto bloque les Alpes », « Bauto nous protège du tyran », on aurait pu le surnommer Atlas.

Le praetorium[1] se dressait majestueusement au milieu d’une prairie où broutaient des dizaines de chevaux apprêtés pour la guerre. Quand Batemod aperçut les tentes militaires, il pensa être arrivé au bout de son périple et la fatigue se planta dans ses reins comme un coup de lance en traître. Tout son corps semblait réclamer du repos. Il descendit péniblement de cheval en ayant un peu honte de porter sa tunique sale qui puait la vieille sueur. L’officier qui l’accompagnait le fit admettre à l’intérieur de la tente. Ce n’était pas la première fois que le jeune homme se présentait au comte Bauto, mais celui-ci lui faisait toujours forte impression. D’ailleurs au milieu de tous ses officiers, on ne voyait que lui, tant il en imposait avec sa posture droite, son corps robuste, son visage marqué par les combats embelli par une barbe d’homme mur, et son regard puissant qui faisait baisser le regard.

Ses protectores consultaient un grand parchemin sur lequel étaient mentionnées les routes, les villes et les places fortes des Alpes. Quand le général l’aperçut, il lui fit signe de s’approcher :

— Batemod.

Comment faisait Bauto pour toujours se souvenir de son nom, lui qui n’était qu’un circitor parmi des centaines d’autres ? Il fit le salut militaire en se frappant le cœur avec le poing.

— Au rapport, cavalier.

L'Hérule raconta tout ce qu’il avait vu depuis Paris jusqu’aux Alpes, s’efforçant de n’omettre aucun détail. Le général l’écouta silencieusement. Quand le jeune homme eut fini, Bauto le prit par le bras et l’invita à l’accompagner dehors. Les protectores voulaient suivre, mais le général leur fit non de sa main immense. Pourquoi le comte voulait-il s’entretenir en secret avec un officier subalterne ?

Bauto les yeux perdus vers les cimes des montagnes, demanda :

— Parle-moi en toute franchise, comment est mort le comte Vallio ?

Batemod baissa la tête et répondit gravement en serrant les poings :

— Ils voulaient l’emmener au bûcher. Je lui ai donné mon poignard.

La voix de Bauto se fit voilée, comme chargée d’émotion :

— Qui était présent ce jour-là ?

— Le maître des milices Andragathe, et un ministre dont je ne connais pas le nom.

— Alors… n’oublie ni son visage, ni sa voix.

— Je le reconnaîtrai à coup sûr.

Bauto appela son secrétaire et lui dicta l’ordre de mission de Batemod :

Au dux Flavius Arbogastus.

Salutem

Moi Flavius Bauto ordonne que le biarcus Flavius Batemodus soit affecté parmi les Gratianenses iuniores. J’ordonne qu’en vertu des services rendus à la patrie, il lui soit accordé un repos de deux jours après la présentation de cette lettre.

Vale

— Pardonnez-moi Comte, je suis circitor, pas biarque…

— Ah ? Tu ne souhaites pas que je te monte en grade ?

— Oh, c'est trop d'honneur Comte.

— C’est tout ce que je peux faire pour le moment, tu quittes une unité prestigieuse pour un bataillon obscur, mais je souhaite te donner du repos. Là tu ressembles plus à un chien errant qu’à un soldat. En plus, Gratien a créé cette unité à partir de recrues sans expérience, il me faut des officiers comme toi là-bas. Et puis il y a mon fils aussi, il te connaît, et je te sais loyal, c’est la meilleure qualité qui soit.

Batemod remercia le comte pour sa nouvelle affectation. En tant que biarque, il commanderait désormais un conterbunium, huit soldats avec qui il faudrait faire corps. En enroulant sa lettre pour la placer dans son étui, le garçon n’était pas fâché de se rapprocher de Milan, la capitale impériale, car Laeté y serait certainement pour longtemps. Le jeune homme serra un instant la mèche de cheveux qu’il avait conservée d’elle. Puis, il décida de chasser cette pensée, puisqu’il n’aurait pas accès au palais. Il était donc peu probable qu’il recroise un jour son chemin. En sellant le cheval qu’on lui avait fourni, le jeune officier repensa à son destrier laissé à Gratianopolis. En quelque sorte, il avait aussi perdu son seul ami.

Sur la route, en compagnie du frêle Gaudentius qui était chargé de la liaison avec Arbogast, il se demandait si le carpentum de Laeté se trouvait devant eux. Le jeune homme ne prêtait guère attention à la campagne vallonnée, bordée de vignes et de charmants villages. Son regard cherchait plus loin que l'horizon. Son cœur était à vif, lacéré de souvenirs : les yeux de Laeté qu'elle avait daigné poser sur lui, ses lèvres sucrées, sa peau soyeuse, et la fièvre ressentie. Chaque instant avec elle, même les plus énervants, harcelaient ses pensées. Il était de méchante humeur, sollicitait son cheval plus que de raison, faisant souffrir l’animal.

*

Mon frère traversait le grand pré qui séparait le fort de la porte Jovienne d'un navigli. Une foule d'un peu plus d'un millier de soldats l'attendait, en files désordonnées, comme des draps froissés. Arbogast fut choqué par les tenues aussi débraillées que des acteurs d'attelane, et les armes portées négligemment, le tout parfumé de crasse et de vinasse. Les cheveux des légionnaires n'étaient pas assez courts, les auxiliaires ressemblaient plus à des bandes de maraudeurs qu'à de véritables combattants. Et ça parlait goth, sarmate, ou des accents illyriens des vallées les plus encaissées de l'empire. Alors c'était ça la garnison de Milan ?

Mon frère avait ce jour-là envie de pratiquer l'antique loi romaine de décimation. Il commença par convoquer tous ses officiers, ainsi que les commandants d'unités. Il ordonna d'une voix plus forte et mature qu´il ne l'était lui-même :

  • Foutez-moi tous ces idiots à poil !
  • Comment ? répondit le tribun des Gratianenses.
  • J'ai dit : à poil !

L'ordre fit d'abord rire, puis quand ils virent leurs chefs se dévetir, les soldats commencèrent à obéir et bientôt toute la troupe par effet de contagion. Il ne faisait pas si chaud dans cet été finissant. Arbogast laissa éclater sa colère :

  • Vous vous croyez des soldats ? Regardez-vous ! Moi je ne vos que des pouilleux, des crasseux, de la vermine ! Vous croyez que vous ferez leur aux Bretons et aux Gaulois ? Allez, tous dans le fossé !

Ils devaient tous plonger dans les eaux froides du canal qui bordait l'enceinte milanaise.

  • Qu'on apporte du savon.

On apporta ces blocs pâteux avec lesquels les lavandières frottaient le linge. Les soldats durent frotter, frotter leur peau et leurs tuniques militaires. Des officiers pestèrent : "ils vont le détester"

  • Ou alors l'adorer, répliqua un d'entre eux.

Il avait raison, ces jeunes garçons qui étaient presque tous de fraîches recrues, ne demandaient qu'à être traités un peu durement. Car tout commence par les apparences, l'humanité a besoin de se croire avant que de devenir. Et Arbogast imprimait déjà son style, sa réputation de guerrier le précédait, on savait tous que le fils de Bauto serait un grand meneur d'homme.

*

Les jours passaient, l’été brûlait ses derniers feux. Mère se morfondait toute seule dans ses appartements, mais Faustina s’occupait bien de moi. Si ma nourrice râlait dès que je m’échappais de mes obligations et me cachais dans la domus, elle était d’une patience infinie et sa tendresse s’exprimait avec de petites attentions délicates et des sourires.

Ce soir-là, je m’extirpais en douce de ma chambre car je n’arrivais pas à dormir. En bas, les serviteurs veillaient encore au clair de lune près du triclinium et des cuisines, je savais que nos esclaves profitaient du sommeil de leurs maîtres pour se retrouver, boire et rire jusqu’à tard dans la nuit. Aussi se faisaient-ils régulièrement admonester quand ils s’endormaient en journée au lieu de travailler. Accoudée à la balustrade de nos coursives , je n’entendis pas mon frère arriver.

— Qu’est-ce que tu fais là gamine ?

Arbogast avec sa tunique de nuit, décoiffé, souffrait visiblement de troubles du sommeil.

Je ne répondis rien, restant là avec mes grands yeux suppliants.

— T’inquiète pas, je ne vais pas te dénoncer à ta nourrice. Tu peux rester.

— Merci !

Il me mit affectueusement sa main sur la tête.

— De rien, petite sœur.

— Pourquoi tu ne dors pas ?

— Oh… j’ai besoin de réfléchir.

Le clair de Lune faisait briller nos chevelures blondes. La nuit était douce, le ballet des étoiles au-dessus de nous était prompt aux confidences.

— Réfléchir à quoi ?

— Tu es trop jeune pour comprendre. C’est la guerre civile. Je ne peux faire confiance à personne, je me sens terriblement seul.

— C’est quoi la confiance ?

C’était vrai, je ne savais pas trop ce que voulait dire ce mot, même si je le connaissais déjà.

Il me prit dans ses bras et me fit tournoyer. Je ris beaucoup, puis il me donna cette leçon.

— Tu vois petite sœur, quand tu es dans mes bras et que je te fais tourner dans les airs, tu es certaine que je ne vais pas te lâcher. C’est ça, la confiance. Tu as confiance en moi petite sœur, et j’ai confiance en notre père. Nous sommes unis par les liens familiaux, c’est ce en quoi je crois.

— Et tu n’as pas confiance en d’autres personnes ?

— Non, pas vraiment. J’ai des soldats, des officiers sous mon commandement, mais je ne leur fais pas confiance, pas plus qu’aux fonctionnaires de la cour. Et c’est épuisant, crois-moi, c’est comme casser un œuf, il y en a parfois un de pourri et on ne sait jamais lequel.

— Hmmm je comprends.

— Oh mais tu es bien trop petite pour tout comprendre !

Il se mit à me chatouiller pour me faire rire. Mon frère avait l’art de faire oublier le tragique.

— Ça ne te manque pas à toi, la Gaule ? demanda-t-il.

— Oh si, notre domaine, les coquelicots, les jonquilles, le chant des oiseaux.

— Moi aussi sœurette, nos grands chênes, nos rivières, notre peuple aussi.

Le lendemain, mon frère partit. Dans ses lettres, père trouvait les gouverneurs et les cités peu coopératifs, et les soldats avaient faim, on manquait de tout dans les Alpes. Alors Arbogast devait parcourir les provinces italiennes de long en large, botter des culs comme il disait, mettre les fonctionnaires et les élus des cités face à leurs responsabilités. C'était une guerre en soi, épuisante et exaspérante, avec les pires ennemis qui soient : la mollesse, le laisser-aller, le défaitisme. Mon frère se lançait dans cette bataille avec autant de courage et de conviction que s'il affrontait les Huns. Il n'abandonnait jamais.

Je l'admirais tant.

*

On chargea Elja de s’occuper de mes cheveux. C’était une jeune fille étrange. Sa peau mate était légèrement cuivrée, ses yeux en amande étaient couronnés d'une paupière unique recourbée comme un arc nomade et ses pupilles paraissaient noires, ce qui lui donnait naturellement un air plus sévère. Ses cheveux étaient raides et foncés comme des ailes de corbeau. Toute petite, Elja avait pourtant des formes très féminines. Elle commençait à mieux parler notre langue, et ses gestes étaient toujours précis. Au début elle me faisait un peu peur, car mon frère disait qu’il y avait des femmes parmi les guerriers huns, et les autres servantes disaient que sa race était née d'accouplements avec des démons. Alors quand elle tenait des ciseaux pour me couper les cheveux, je n’étais pas tranquille. Au contraire des autres femmes de la maison Faustina appréciait son travail et l'encourageait. Je me suis habituée à sa présence et à ses soins, et je commençai à m'attacher à notre petite Scythe.

Dans la chambre d’Arbogast à l’étage, se trouvait un très bel arc accroché au mur. Il possédait une double courbure et de la corne en son milieu. C’était un trophée de mon frère obtenu sur l'ennemi pendant sa campagne de Macédoine. Il admirait beaucoup cette arme et s’entraînait parfois avec en décochant des flèches sur une cible. Elja chargée du ménage des chambres, s’attardait souvent dans la chambre de son maître. Je la voyais souvent fixer l’arc, ce devait être un objet familier pour elle. Elle passait devant et s’arrêtait toujours, je ne lisais pas la nostalgie sur son visage, mais une sorte de manie, comme si quelque chose la dérangeait, l’obsédait même.

[1] La tente du général. Elle était très grande, assemblée avec au moins une soixantaine de peaux de chèvre tannées.

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