Liberté

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C’était l’aube.

Comme annoncé, on réveilla Elja et on lui ordonna de se préparer pour sortir. Quand elle fut prête, on l’amena devant Arbogast. Celui-ci avait préparé deux chevaux. Mais contrairement à l’usage, il dit à Elja de monter sur l’un d’eux. Elle s’exécuta à l’aide d’un tabouret. Elja savait monter à cheval, et mon frère s’en doutait bien. Il fit ouvrir la porte de bronze qui donnait sur la rue et ils sortirent.

Quand les portes se refermèrent, ma mère réveillée depuis peu demanda pourquoi les soldats n’accompagnaient pas mon frère. On lui répondit qu’Arbogast en avait décidé ainsi. Tout le monde était bien surpris à la villa. Pourquoi le commandant de la garnison de Milan était-il parti à l’aube en compagnie de sa servante et sans escorte ? On s’aperçut qu’il s’était préparé comme on allait à la chasse, avec son arc et son carquois plein de flèches ainsi que des provisions. Les idées les plus folles traversèrent mon esprit : mon frère allait tuer Elja en la chassant comme un cerf, ou alors il allait la punir à sa façon en lui faisant très peur. J’en voulais à Arbogast et à maman, je me disais que mon père aurait été plus juste s’il avait été là. Pourquoi fallait-il qu’il fût toujours absent ?

Ils avançaient au petit trot à travers les champs verdoyants de la campagne italienne. Ils parlaient peu, mais peu à peu, en s’éloignant de Milan, l’un et l’autre oubliaient leurs soucis ; ils erraient sans but précis, se laissant porter par leurs montures.

Cette balade improvisée était le plus beau cadeau qu'ils pouvaient se faire. Ils échangèrent quelques mots et quelques sourires, mais se perdirent dans la contemplation des collines verdoyantes, avec les Alpes pour couronner le paysage.

Arbogast et Elja galopèrent sur les sentiers. Le vent caressait leurs cheveux, des champs de blé ondulaient sous la brise légère. Ils s’engagèrent sur un sentier bordé de pins odorants avant de pénétrer dans une forêt plus dense, riche en couleurs et en parfums, dont la musique était le chant des oiseaux et le bruissement des ruisseaux. Arbogast lâchait la bride à sa monture, comme pour mieux savourer le charme de cette nature sauvage. Elja, à côté de lui, était une toute autre femme que l’esclave domestique : ses yeux brillaient dans la lumière filtrée des feuillages et sa respiration se cadençait au rythme des pas du cheval. Elja la hunne, la fille des steppes, la liberté sauvage.

Le soleil perçait parfois les frondaisons, dessinant des taches de lumière éphémères sur leurs visages. Mon frère comprenait que la vie était bien trop courte pour ne pas savoir profiter du bonheur lorsqu’il vous tendait les bras comme ça. Et le bonheur avait le visage d’Elja, avec ce sourire qu’il n’avait jamais vu, son air malicieux, son regard qui vous transperçait mieux que les flèches qu’ils tiraient tour à tour pour s’amuser. Arbogast était stupéfait par l’adresse au tir de ce petit bout de femme, les Huns devaient avoir cela dans le sang.

Ils s’arrêtèrent dans une clairière, baignée de soleil, près d’une rivière dont l’eau était claire et fraîche. Mon frère descendit de son cheval et proposa à la jeune femme d'en faire autant. Il l'aida à mettre pied à terre, et ils se tinrent longtemps debout, face à face, sans rien dire.

Le rire et les exclamations d'Elja remplirent l'air alors qu'elle se mit à jouer dans l'eau et à éclabousser Arbogast. Ce dernier fut surpris et amusé par le comportement espiègle de la jeune fille. Il enleva ses bottes pour la rejoindre, jouant avec elle comme un enfant.

Les sentiments de liberté et de joie emplirent le cœur d'Arbogast, il se sentit plus léger et heureux. Il réalisa alors que ce moment était spécial, c'était un moment où les différences de statut s'estompaient et où ils étaient tous les deux égaux en tant qu'êtres humains, partageant la même harmonie avec la nature.

Elja, elle, semblait happée par chaque instant, chaque sensation. Elle se sentait libre, légère, comme si rien ne pouvait l'atteindre ici. La vie, ça pouvait être simple. Elja comprit que le temps de quelques heures, elle n’était plus esclave, et Arbogast n’était plus ni maître ni dux, ils étaient juste un homme et une femme. Ils auraient pu être nus, il n’y avait personne pour les juger. Loin de Milan, loin des gens, loin des problèmes.

Arbogast était encore jeune, il approchait la trentaine, il était grand et fort. Elle avait envie de plonger dans le bleu de ses yeux, rêvait de glisser ses doigts dans ses cheveux, elle le trouvait beau. Leurs tuniques trempées par leurs jeux d’eau leur collaient à la peau. Elja était petite mais ses formes étaient très féminines, et le garçon semblait émoustillé, elle en jouait. Il ne faisait pas semblant, ses yeux brillaient comme des étoiles, charmé, conquis par cette petite barbare.

Alors qu’ils commençaient à se rapprocher, une pensée assombrit son visage asiatique. Arbogast s’inquiéta de ce changement brutal :

— À quoi penses-tu ?

— Je veux poser toi question : aujourd’hui libre, ce soir servante. Et demain ?

Elja évitait le regard de son maître, et son visage se fermait, ses yeux plus noirs que jamais. Arbogast comprit que sa servante craignait qu’elle ne fût qu’un simple passe-temps, car c’était pratique courante entre maître et esclave. Mais son tempérament le menait toujours dans les chemins où on ne l’attendait pas. Il était comme le feu, imprévisible, attisé par le vent, mille idées occupaient son esprit en permanence, il n’aimait la guerre que pour surprendre l’ennemi par ses manœuvres osées, il ne prenait les richesses que pour les distribuer, il n’avait pas de concubines parce qu’il voulait être aimé. Arbogast ne faisait jamais rien comme tout le monde. Et Elja qui se tenait devant lui, ne ressemblait à aucune autre femme : des yeux comme des obsidiennes, des cheveux noirs soyeux et brillants, une peau brune et cuivrée, capable de décocher ses flèches au galop, d’une grande force malgré sa petite taille, elle supportait les coups et les reproches avec dignité. Non, il ne la voyait pas comme une esclave, non il ne l’utiliserait pas à sa guise. Arbogast ne pouvait aimer qu’une femme libre.

— Ce sera pareil demain. Tu n’auras plus jamais à craindre le fouet de qui que ce soit, je t’en fais la promesse.

Arbogast lui prit les mains, les serra contre lui comme pour appuyer son serment.

— Crois-moi Elja, je ne joue pas avec toi.

Le visage de la hunne passa de la dureté à la tendresse comme seules les femmes des steppes savent faire. Elle se réhaussa sur ses doigts de pied pour aller chercher les lèvres d’Arbogast. Il était grand mais se sentit soudain minuscule. Lui qui était si agile se trouva comme paralysé. Comme percé d’un trait en plein cœur, le contact des lèvres fut d’une douceur infinie. Les yeux fermés pour mieux s’ouvrir aux autres sens : son goût de koumis suave et sauvage à la fois, son odeur de tilleul, tenant les mains fines d’Elja comme s’il tenait les ailes d’un papillon. Le baiser fut plus appuyé, elle se pendit à son cou, il la souleva par la taille. En un instant tout était bouleversé. Ils s’emballèrent, elle lui mordit la lèvre sans lui faire de mal.

Elle recula légèrement et fit tourner ses pupilles noires dans ses yeux grands ouverts en prenant un air malicieux. Mon frère était heureux. Plus qu’il ne l’avait jamais été ; les batailles, les honneurs, la fortune et la gloire, tout cela lui paraissait bien dérisoire en comparaison de cet instant délicieux avec Elja.

Il fallait rentrer.

Ils se remirent en selle et prirent à regret le chemin de Milan. Plus ils se rapprochaient de la ville et plus Elja se renfermait à l’intérieur d’elle-même. Arbogast tiendrait-il parole ? Une peur s’insinua en elle : le Hun qui lui avait parlé, et si c’était un tueur ? Et si lui et ses compagnons allaient faire couler le sang ? De mauvais souvenirs lui revinrent en mémoire, ceux du temps de la steppe. Oui, elle savait de quoi étaient capables les êtres humains. Elle frémit à l’idée qu’on fît du mal à Arbogast et à sa sœur Eudoxie. Elle faillit plusieurs fois avertir son jeune maître, mais les mots mouraient à chaque fois dans sa gorge nouée. Comment expliquer ? Elle n’avait pas les mots assez subtils pour prévenir sans passer pour une complice, la petite esclave hunne avait toujours tort. Elle prenait toujours sur elle. C’était comme ça, c’était sa vie.

*

La nuit avait été agitée pour Batemod, impossible de s'endormir après les rėvélations de Luna, et surtout à l'idée de revoir Laeté. Son régiment était mobilisé ce matin pour la cérémonie d'entrée de l'impératrice au Palais. Il devait en qualité de biarque commander son groupe de huits hommes qui devaient avoir une tenue irréprochable, et s'assurer du bon alignement de sa file. Tout devrait être parfait.

Mais en se levant, il songea à cette étonnante histoire. Le frère du tyran, Marcellinus, tribun militaire de son état, se trouvait en ce moment même dans Milan. La charmante catin avait reçu les confidences d'un offcier trop soul pour tenir sa langue. Un artiste peintre du quartier des thermes herculéens le logeait dans sa maison, car ce quartier populaire assurait un certain anonymat à une figure aussi connue dans l'armée que ce Marcellinus. Maintenant, restait à exploiter cette information. Ce qui intriguait le jeune officier hérule, c'était la présence d'un homme aussi dangereux aussi près de la cour impériale. Il était évident qu´il se tramait quelque chose parmi les officiers de la garnison. Batemod donnerait sa main à couper que le Palais était la cible et qu'il fallait craindre une sédition. En ces temps de guerre civile, la ville devait grouiller de traîtres. Il fallait prévenir le dux Arbogast de toute urgence. Il l'écouterait assurément, n´avait-il pas la confiance de son père ?

Après quelques ablutions dans la vasque de sa chambrée, il enfila sa tunique de biarque, et serra son ceinturon où pendait son glaive. Il se coiffa et songea en touchant son menton qu´il serait temps pour lui d'aller faire raser sa barbe s'il ne voulait pas paraître négligé. On devait la raser complètement ou porter une barbe élégemment taillée. Mais aujourd´hui il avait d'autres priorités. Il trouva les soldats qu'il avait sous ses ordres occupés à jouer aux dés sur une table sous le préau de leur bâtiment. Batemod leur intima immédiatement de se présenter à lui comme il se doit. Ils ne le connaissaient que depuis quelques jours, il était impératif de se faire respecter d'eux. Cette bande ne lui avait pas inspiré confiance au départ. Un Illyrien était grand et bâti comme un ours, on le surnommait Colossus, mais il ne savait pas encore évoluer correctement avec un bouclier. Deux Goths de Pannonie ne comprenaient pas bien le latin ni l'autorité, un Italien qui avait déjà quelques années d'expérience parmi les auxiliaires cachait mal ses mauvaises habitudes, il devait surtout s'y connaître en entourloupes. Deux Francs et un Gaulois avaient dėserté pour gagner l'Italie, mais on ignorait si c'était par conviction ou pour échapper à une puniton. Ils avaient tout l'air d'être fort portés sur le vin. Néanmoins ces trois-là avaient servi dans de vraies unités du comitatus, Batemod pouvait les utiliser pour encadrer les autres. Et enfin, il y avait le circitor, un jeune dalmate qui s'appellait Priscus. Il y avait un problème avec lui : s'il paraissait totalement dévoué et fiable, il était d'une extrême gentillesse et naïveté, Batemod se demandait s'il saurait se faire obéir lors des rondes nocturnes et d'inspection des postes de garde. Le biarque devait s'occuper d'eux. Il les mit à l'exercice toute la matinée, il fallait en premier lieu que leurs corps s'habituent aux efforts physiques. Il les fit courir, soulever des charges et s'entraîner à évoluer tous ensemble en rang. L'hérule ne fut satisfait que lorsqu'ils les vit tous par terre, en nage, incapables de se relever.

Maintenant, c'était l'heure pour eux de se sustenter et de se reposer, tandis que Batemod se rendit à l'officium du dux. Non seulement il n'y trouva pas Arbogast, mais on le renvoya vers ses officiers supérieurs, un simple biarque ne doit pas déranger un dux, mais d'abord parler à son centenarius. Mais pour cette affaire, Batemod n'avait confiance personne, il put néanmoins obtenir l'information du jeune protector Gaudentius que le dux était absent et que nul ne savait où il se trouvait. Pestant contre le sort, Batemod se mit en tête de chercher à vérifier ses informations. Il devait trouver ce peintre et repérer le fameux Marcellinus.

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