Chapitre 6 - Échecs (partie 1)
« Tout ce que j’avais appris s’était si bien échappé de moi dans les viles
préoccupations de ma vie quotidienne, qu’après m’avoir interrogé, on me plaça
dans la dernière classe. Mais, bien que je fusse troublé par mon
manque d’habileté enfantine et aussi mon défaut de connaissances livresques,
je fus encore bien plus gêné en pensant que les choses que je connaissais
m’éloignaient beaucoup plus de mes camarades que mon ignorance. »
Charles Dickens, David Copperfield, chap. XVI, 1849-1850.
Quand Eusebio eût regagné la partie Est de la Muraille, mâchant un morceau de pain glané aux cuisines, il se rendit compte que quelque chose lui avait échappé. Tora lui avait assuré qu’il pourrait redescendre vers son village dès que le col serait praticable. Or, les propos de Maître Arminius lui disaient le contraire : on ne quittait pas Pizance. Son propre père s’était enfui, jetant le discrédit sur sa famille. Encore une question qu’il devrait poser à Lenneth, une fois qu’il le verrait.
Cependant, l’herboriste avait hâte de retourner au cours du vieil homme. Tout en se répétant pour lui-même ce qu’il avait appris durant la matinée, il parvint dans un corridor où Lenneth lui avait dit de se rendre, après le déjeuner. Un grand panneau de liège était accroché, occupant tout un pan du mur de pierres. Eusebio repéra son nom, accolé à un numéro de salle. L’herboriste demanda son chemin, avant de se frayer un passage parmi les Lusragan réunis dans la galerie et qui commençaient à peine à se rendre là où le tableau les envoyait.
C’était une officine : alambics, balances à deux fléaux et trébuchets, vases à thériaques, encadrés par des meubles où étaient entreposés une apparente infinité d’ingrédients. Des instruments inconnus à Eusebio trônaient sur des plateaux de bois recouverts d’une couche d’émail blanc. Il y avait là cinq ou six personnes arborant les perles des Lusragan, et un jeune homme au crâne rasé. Le domestique tenait à la main une petite liasse de parchemins, qu’il distribuait. Chaque Lusragan en saisissait un avant de se mettre au travail. Lenneth, lui, n’était pas présent – il faisait partie d’une équipe différente, avait-il expliqué, et travaillait de ce fait dans une autre section.
Eusebio imita ses confrères, mais s’attarda à lisser le papier du pouce, appréciant la texture, le léger craquement, le grain épais sous ses doigts. Quelques mots brefs étaient tracés à l’encre, d’une belle écriture déliée. L’herboriste fronça les sourcils sous l’effet de la concentration, approchant le parchemin de son visage afin de les déchiffrer. Malgré tout, il sentait, plus qu’il ne les voyait, les regards appuyés du Man, les sourires moqueurs des Lusragan, et ne put s’empêcher de rougir. Les joues en feu, les lèvres pincées, Eusebio s’obligea à comprendre ce qui était marqué sur le papier. Un nom, une affection, une succession d’ingrédients, des dosages. L’herboriste comprit qu’il s’agissait là d’une ordonnance, et qu’il devait constituer un remède. Il se sentit un peu rassuré en constatant qu’il savait guérir le mal dont était affecté le patient – mal que l’on appelait, communément, la chaude-pisse.
Mais son regain d’assurance se fendilla, comme s’étoile la fragile couche de glace à la surface de l’eau, à mesure qu’il déchiffrait péniblement les prescriptions du parchemin :
« Pénicilline – 625188 gr./j. IV
Canneberge, Bruyère,
Cannelle, Miel, Citron »
Si Eusebio connaissait bien les cinq derniers ingrédients, le premier lui était parfaitement étranger. Il ne s’expliquait pas non plus la présence de la cannelle, du miel et du citron dans un traitement d’ordre infectieux. Devait-il concocter un mélange de tout cela ? Que signifiait cette étrange énumération de chiffres et de lettres, à la suite de cet ingrédient mystérieux, « pénicilline » ? Il reconnaissait l’abréviation des grammes, mais ne comprenait pas cette quantité faramineuse : six cent vingt-cinq kilos ? S’agissait-il d’une erreur ? Il ne voyait, dans l’officine, ni pile à godets, ni poids comparables à ceux dont il avait fait l’acquisition auprès d’un marchand des années auparavant, à Dixy, pour un prix dérisoire. La boîte contenait alors toute une collection de poids en fonte, en plomb ou en laiton, et de lamelles en aluminium, rare héritage des Anciens que l’on tolérait encore, et qui permettait aux apothicaires, bijoutiers ou orfèvres de mesurer d’infimes poids de plantes, de métaux ou de pierres. De minuscules cylindres en métal argenté aidaient Eusebio dans ses préparations les plus minutieuses – cinquante grammes, un gramme, un décigramme, cinq centigrammes – tandis que les plus grosses pièces, en fonte noircie, trônaient fièrement, inutiles, dans son arrière-boutique. Il parvenait donc à se faire une idée d’un gramme d’une substance, même parfaitement inconnue, de même qu’il pouvait apprécier deux poids en fonte de dix et cinq kilogrammes chacun et mis ensemble. L’une des plus belles bêtes que possédait Abbott devait bien peser dans les mille demi-livres – d’après la bascule publique, sur la place de l’octroi. Mais cette masse de six cent vingt-cinq kilos lui semblait totalement invraisemblable, inconcevable.
L’herboriste, levant le regard, désemparé, envahi de questionnements, constata avec amertume qu’il ne devrait s’attendre à aucune aide de la part de ses collègues, tous consciencieusement absorbés par leurs propres tâches. En silence, dans une sorte de chorégraphie harmonieuse, sans jamais ni se toucher, ni se regarder, ils prenaient, dosaient, écrasaient, mélangeaient, chauffaient, enfermaient. Par certains aspects, Eusebio reconnut les gestes que lui-même pratiquait au quotidien, seul ; toutefois, il ne saisissait pas toute l’utilité de certains ustensiles, jusqu’alors inconnus – une sorte de télescope miniature, à la fine armature de bois et de métal, et dont chaque petite pièce de verre ronde tournait dans son axe au-dessus d’un support de cuivre poli ; de fins récipients de forme cylindrique, certains aux parois lisses, d’autres hérissés de piques ; d’autres contenants de couleur brune, ou verte ; d’immenses cuves oblongues, en cuivre, au-dessus d’un foyer fermé...
Eusebio, qui s’était réjoui de pouvoir enfin échanger avec des confrères, de travailler avec des érudits, regrettait soudain amèrement cette espèce de froide indifférence régnant dans l’officine. Il se sentait effroyablement seul, isolé, plus que jamais auparavant. Pris d’une sorte de vertige, se sentant légèrement nauséeux, il s’appuya à une table émaillée, fermant si fort les yeux que des étoiles se mirent à danser furieusement derrière ses paupières. Eusebio tâcha de reprendre ses esprits, relut son parchemin, et décida de faire comme il avait toujours fait ; à sa façon. Cela s’était avéré efficace tout au long de ses années de pratique, aussi choisit-il de se reposer sur son expérience.
L’officine ressemblait un peu à la sienne de par la disposition des meubles, le long des murs, et la façon de disposer les tiroirs à ingrédients. Eusebio s’appropria un coin de table, attrapa un mortier, un petit couteau et un pilon, fit couler un peu d’eau dans une vasque de métal, puis alla chercher de quoi composer le remède : des grains d’airelle séchés, une poignée de fleurs de bruyère, du raisin d’ours et de la reine-des-prés. Sans plus se préoccuper des coups d’œil interrogateurs des Lusragan, l’herboriste coupa finement la canneberge, en mesura une bonne quantité et la mêla à des feuilles de thé, puis enferma ce mélange dans un pot de terre cuite. Avec le reste des ingrédients, il prépara une poudre légère, qu’il mouilla progressivement jusqu’à obtenir une pâte odorante. Une fois satisfait de la texture de son cataplasme, Eusebio le scella, comme le thé.
Au moment où l’herboriste achevait ses préparations, un gros homme, petit et mal bâti, entra dans l’officine. Eusebio supposa qu’il s’agissait d’un Kraft Lusragan – les deux perles verte et rouge brillaient, accrochées à sa chevelure raréfiée, mais la blanche manquait, remplacée par une noire, qui indiquait peut-être un rang supérieur. Les confrères d’Eusebio le saluèrent poliment, ployant légèrement l’échine, les mains croisées sur la poitrine. Un long regard appuyé de l’homme à son intention enjoignit à l’herboriste de les imiter – il s’exécuta.
– Les préparations de dix-sept heures, ânonna le poussah.
Les Lusragan déposèrent les ordonnances, accrochées aux remèdes, sur un petit chariot que l’homme traînait derrière lui. Il jetait un coup d’œil au parchemin, puis approuvait d’un hochement de tête. Ses collègues, se rendit compte Eusebio mortifié, avaient eu le temps de s’occuper de plus d’une ordonnance... Il apporta à son tour ses pots scellés, qu’il plaça à côté de canules et de tubes en argile.
La poigne formidable du poussah se referma soudain sur son poignet.
– Où est la pénicilline ? demanda l’homme d’une voix sifflante.
– Quoi... ?
L’étau se resserra, impitoyable.
– Je ne... comprends pas... hoqueta Eusebio.
– Pensais-tu arriver à me voler sans que je m’en aperçoive ?
Les doigts de l’homme l’enserraient avec une telle force que son poignet lui fit l’effet d’une fragile aile d’oiseau ; Eusebio crut un instant que ses os allaient se briser.
– Arrête, Kraft Ledsager Tharcisias, fit la voix moqueuse d’un Lusragan. C’est l’illettré, tu sais, le nouveau, il ne comprend rien.
L’herboriste déglutit, tant pour ravaler ses larmes douloureuses que sa colère – « l’illettré », était-ce devenu un quolibet ? Le poussah le libéra avec un grognement désapprobateur. La marque de ses doigts s’imprimait en un rouge violent sur son poignet meurtri.
– Cette préparation n’est pas prête, assena-t-il en regardant Eusebio d’un œil mauvais. Ta journée ne sera pas terminée tant que j’attendrai ceci.
Il brandit le parchemin, le tendit avec brusquerie à l’herboriste, puis jeta à terre les deux pots de terre cuite. Un coup de pied hargneux, et Tharcisias envoya valser le thé à la canneberge et des éclats de céramique brisée dans le cataplasme répandu sur le sol. Il s’éloigna avec un éclat de rire mauvais.
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