Chapitre 22 - Graines

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« D’après ce ministre, pour la parole de qui nous avons la garantie du colonel

Henry le faussaire, à la Cour d’assises, le dossier ultra secret est comme le voile

de Tanit : qui y touche périt. Si ce dossier est publié, c’est la guerre. »

Georges Clemenceau, Vers la réparation, 1899.

Ils gagnèrent les cuisines avec lenteur, dans un silence seulement ponctué des claquements de la canne d’Eusebio sur le sol. Le jeune homme dut s’interrompre plusieurs fois pour reprendre son souffle, s’adossant au mur le plus proche et grimaçant sous les élancements douloureux de son genou, lorsqu’il s’évertuait à en chasser les engourdissements. Il lui sembla même que tous les muscles, tous les nerfs et tous les tendons de son bras gauche protestaient violemment sous l’exercice qu’il leur imposait.

Les cuisines presque désertes bourdonnaient faiblement. Le dîner avait été débarrassé depuis longtemps ; les Man rinçaient, essuyaient la vaisselle, sous l’œil sévère de la Kraft Queux Phila, occupée à frotter un plan de travail à l’aide d’un chiffon. Les fourneaux n’émettaient plus qu’une chaleur étouffée, un rougeoiement de braises fatiguées. Dans un coin se trouvaient les pauvres tables branlantes réservées aux Man, qui ne mangeraient qu’à la faveur de la nuit la plus noire ; Lenneth se dirigea de l’autre côté, où un lourd plateau de noyer luisait à la lueur des torches. Il tira deux chaises et fit signe à Eusebio de s’asseoir près de lui, puis il héla la Kraft Queux :

– Qu’est-ce qu’il te reste du repas de ce soir, Phila ?

– Tiens, Lenneth, s’amusa l’interpellée en jetant son chiffon sur son épaule, le bonsoir à toi aussi.

– Enfin, protesta le Lusragan sur le même ton, je suis passé ce midi, et tu as eu le droit à des salutations dignes d’une Yule Khagan !

La bonne femme se retourna enfin, un large sourire flottant sur ses lèvres.

– Et cela te dispense d’un « bonsoir », autrement ? Oh, Eusebio, dit-elle en apercevant celui qui accompagnait Lenneth, je suis ravie de vous voir sur pied.

Sa voix chaleureuse et sincère traversa le cocon de douleur qui enveloppait le jeune homme, lui arrachant un pâle sourire. Une sueur glacée perlait à son front. Sa peau lui semblait pulser, onduler autour de son genou, des picotements, comme des milliards de pointes cuisantes, fourmillaient tout le long de sa jambe.

– Bonsoir, Kraft Queux, articula-t-il cependant.

– Au moins un qui est poli, lança-t-elle à Lenneth avec amusement. Prends-en donc de la graine, Lusragan.

Elle ne reçut pour toute réponse qu’un haussement d’épaules vaincu. Phila fronça les sourcils.

– Je m’attendais à plus de répartie de ta part...

– Je suis fatigué, Phila, éluda Lenneth en esquissant un sourire las. Et Eusebio aussi. Aurais-tu de quoi nous redonner un peu de forces ?

– Oui, bien sûr. Je vais vous chercher ça.

Pendant qu’elle s’affairait, soulevant les couvercles des marmites posées sur le feu, dans l’âtre, remplissant généreusement deux assiettes, rompant une miche de pain bis, Eusebio se demanda si les cuisines étaient le meilleur endroit pour discuter sereinement. Lenneth faisait-il tant confiance à Phila, ou aux Man qu’elle houspillait à la façon d’une mère, les dérangeant dans leur tâche, tandis qu’elle prenait des couverts encore humides de leurs mains ?

Devant le plat de haricots rouges fumant délicieusement sous son nez, et après le parcours semé d’embûches qui l’avait conduit jusqu’ici – il n’aurait jamais pu imaginer à quel point le chemin jusqu’aux cuisines lui paraîtrait long, et il avait perdu le compte des dalles descellées sur lesquelles il avait trébuché –, Eusebio se découvrit une faim d’ogre. Il s’interrompit brusquement cependant, en proie au doute, la cuillère suspendue au-dessus du vide, à quelques centimètres de sa bouche. Pouvait-il jurer n’avoir jamais quitté la Kraft Queux du regard pendant qu’elle leur servait à manger ? Pouvait-il avec certitude affirmer qu’il n’y avait pas d’opium mélangé à son plat ? La faim le tenaillait, grondante, béante. Était-il prêt à prendre ce risque ? Le jeune homme décida que non et reposa sa cuillère, cherchant des yeux un prétexte pour ne pas avoir à toucher à son plat ; sa réflexion ne lui avait pas pris plus d’un quart de seconde, et, près de lui, son ami se contentait de triturer ses haricots du bout de son couvert.

– Tout va bien, Lenneth ? demanda Eusebio.

L’interpellé redressa la tête et tressaillit, comme s’il émergeait d’un rêve.

– Oui ! répondit-il un peu brusquement. Pourquoi ?

– Tu ne voulais pas me parler de quelque chose ?

Sous le regard attentif de l’herboriste, Lenneth sembla hésiter un instant. Il poussa un soupir résigné.

– Je viens de songer que j’ai oublié de te faire une ordonnance... Phila, aurais-tu du papier et un calame, s’il te plaît ?

Eusebio, dubitatif, s’interrogea ; il connaissait les usages des Lusragan mais n’aurait pas l’utilité d’une ordonnance, et son ami le savait. Le jeune homme comprit alors qu’il s’agissait d’une excuse – la Kraft Queux ne viendrait certainement pas lire par-dessus leur épaule, tout simplement parce que ce serait indiscret de sa part, et parce que les termes des ordonnances lui paraîtraient bien obscurs. Eusebio se rappelait parfaitement de sa première journée à l’officine et de son humiliation, malgré son expérience en tant qu’apothicaire.

Phila obtempéra de bon cœur, puis partit surveiller les Man dans l’office, à côté. Lenneth rapprocha sa chaise de celle d’Eusebio, secrètement ravi et soulagé de repousser son assiette pleine afin de libérer un peu de place.

Lenneth finissait de griffonner quelque chose, après avoir hésité, raturé à plusieurs reprises son morceau de parchemin, mordillant pensivement le bout de son calame. Enfin, il tendit le papier à l’herboriste.

Moravia attend un enfant de moi.

Devant la mine sombre de son ami, la bouffée de joie que l’apothicaire ressentit fut balayée par un sentiment étrange, partagé entre l’effarement, le désarroi et la peine. Le jeune homme chercha un mot, un geste de réconfort, ou au moins de soutien, mais n’en trouva pas ; il porta ses mains à son visage, indécis, inspira une petite bouffée d’air à travers ses doigts, ne quittant pas Lenneth du regard. Celui-ci haussa les épaules dans un mouvement qui se voulut à la fois nonchalant et blasé, chiffonna le parchemin et le jeta dans les flammes, qui eurent tôt fait de lécher avec avidité le papier de qualité médiocre, dévorant, noircissant, réduisant en cendres le message de Lenneth. « Si seulement un tel secret pouvait disparaître aussi facilement », songea Eusebio avec tristesse, en contemplant les aigrettes de fumée qui s’échappaient de la boule noirâtre.

Lenneth désigna l’assiette pleine de l’apothicaire, qui lui signifia d’un signe de tête qu’il n’y toucherait plus ; prenant alors leurs deux plats, le jeune Lusragan les vida dans la marmite, au-dessus de l’âtre – un reste que les Man trouveraient sûrement bienvenu, tout à l’heure.

– On y va ?

– Volontiers.

Ils devaient trouver un endroit plus sûr où parler ; Eusebio sentait le poids du souci peser lourdement sur les épaules de son ami, malgré sa bonne humeur apparente. Il le connaissait suffisamment pour savoir que le jeune Lusragan était affreusement rongé, coupable, impuissant, et surtout esseulé. L’apothicaire ne ressentait aucune fierté à l’idée que Lenneth se soit confié à lui (au plus profond de son âme, une pointe de rancœur amère commençait même à sourdre) : son secret était bien trop accablant, bien trop grave.

Un peu d’air frais lui aurait fait du bien, mais Eusebio y renonça avec regret, perclus de douleurs et de fatigue.

– Raccompagne-moi à mes quartiers, si tu veux bien.

Le chemin du retour mit sa jambe et ses bras au supplice, mais il n’en montra rien, concentré sur le silence pesant qui régnait entre eux. La sollicitude de Lenneth l’agaça plus qu’elle ne le toucha, et le jeune homme refusa même son aide, d’un geste sec qu’il regretta aussitôt. Quand, enfin, ils parvinrent à sa chambre, Eusebio s’affala sur son lit avec un soupir d’aise, laissant tomber sa canne au sol dans un cliquetis qu’il trouva fort satisfaisant. Il se pencha de côté, sur le matelas, et ouvrit la petite lucarne, laissant la bise fraîche de la nuit rafraîchir son visage.

– Je te laisse, fit Lenneth, resté sur le seuil de la chambre.

– Non, entre. Excuse-moi pour tout à l’heure, dit Eusebio lorsque son ami eut refermé la porte derrière lui. Je n’ai pas su quoi te dire.

– Je comprends. Moi non plus, je n’ai pas su quoi dire, sur le coup... ajouta-t-il en laissant échapper un petit rire – qui tenait plus du reniflement sarcastique.

Lenneth, sur un geste de l’herboriste, tira d’un coin une vieille chaise au dossier fatigué, qu’Eusebio avait récupérée dans la salle commune, et s’y assit. Il sondait les murs du regard, comme s’il s’attendait à voir surgir quelqu’un de l’ombre. La chambre, exiguë, n’aurait pas accueilli une personne de plus : Lenneth, coincé dans une encoignure entre le mur épais et la commode – dont les tiroirs ne pouvaient s’ouvrir complètement –, les genoux cognant contre les montants du lit, devait se tenir de côté, tandis qu’Eusebio s’adossait aux pierres grises, le dos soutenu par un oreiller, allongeant prudemment sa jambe blessée devant lui.

– Qu’allez-vous faire ? demanda herboriste.

– Je n’en sais rien, avoua le jeune Lusragan d’une voix atone. Très honnêtement, je n’en sais rien. Si quelqu’un apprend pour nous, je ne donne pas cher de sa peau, ni de la mienne. Tu sais ce que risquent les gens comme nous...

– Y a-t-il déjà eu des cas... similaires ? Des couples connus ?

– S’ils existent, ou ont existé, personne n’en parle, répondit Lenneth. J’y ai déjà pensé, et crois-moi, jamais je n’ai été aussi souvent aux Archives que ces derniers jours. Mais il n’y a rien. Ces « couples », comme tu dis, sont tabous, ils tombent sous le coup des Lois des Interdits. Je ne pense pas qu’il n’y en ait jamais eu ; tout ce que je sais, c’est que leurs traces ont été effacées.

« Al disait que le châtiment pire que la mort est l’oubli », se rappela Eusebio. « On ne sait même pas qui ils étaient, ces éventuels amants maudits ; voilà ce qui attend Lenneth et Moravia, si jamais cela venait à s’ébruiter. Moi, je ne les oublierai pas. Je ne le permettrai pas. »

C’est sur ce serment muet que le jeune homme poussa un profond soupir.

– Est-ce que quelqu’un d’autre que moi pourrait être au courant ?

– Je suppose que non, sinon nous aurions déjà eu des ennuis. Mais... reprit Lenneth après un bref instant de réflexion, la grossesse de Moravia finira par se voir, et on va poser des questions.

Une idée germa dans l’esprit d’Eusebio – une esquisse de solution, définitive et douloureuse.

– Si Moravia épousait un Man ?

Cela sous-entendait que son ami ne pourrait plus ni la revoir, ni l’approcher, ni la toucher ; une Man-mère restait cloîtrée à Pizance, dans les quartiers qui lui étaient réservés, pour élever ses enfants, jusqu’à ce qu’ils aient l’âge de travailler. Au moins, Moravia et Lenneth seraient saufs... Ce dernier grimaça.

– Elle s’y refuse. Et moi aussi.

– Mais vous ne pouvez pas vous marier ! Et tu ne pourras pas élever votre enfant sans devoir...

– Crois-tu que nous n’ayons pas déjà discuté de tout cela ? s’écria soudain Lenneth dans une brusque explosion de colère, d’exaspération et de rage mêlées. Crois-tu vraiment que je souhaite perdre Moravia, ou la laisser à un autre, comme si c’était la dernière des putains dont je voudrais me débarrasser ? Crois-tu que nous ayons encore le choix ?

– Vous ne pensez tout de même pas...

Eusebio s’interrompit, muet d’horreur – elle était là, la solution à laquelle Lenneth et Moravia avaient songé, en dernier recours, après avoir écarté toutes les autres... mais à laquelle ils ne pouvaient se résoudre. L’herboriste le voyait sur le visage de son ami : les traits torturés par la souffrance, les yeux remplis de larmes impuissantes et amères.

– Ce serait un meurtre, Lenneth, grinça-t-il.

Il n’arrivait pas à l’envisager autrement – et c’était peut-être là la seule chose que le Prêche rabâchait et à laquelle il adhérait sans vergogne : souhaiter la disparition d’un être humain, aussi minuscule et insignifiant qu’il soit, en dehors de toute considération d’ordre médical ou moral, équivalait à un assassinat.

– Je le sais ! cracha le jeune Lusragan avec désespoir. Je le sais ! Mais je ne peux pas me résoudre à laisser Moravia mettre au monde seule notre enfant, sans jamais avoir le droit de le regarder grandir, marcher ou d’entendre sa voix, sans même jamais avoir le droit de le reconnaître comme mien !

– Je suis désolé, dit Eusebio, sincèrement touché par sa détresse et ce dernier argument. Je ne sais pas quoi faire pour t’aider...

– Ce n’est pas ce que je te demande, rétorqua Lenneth, hoquetant, entre deux sanglots d’épuisement. J’ai seulement besoin du soutien d’un ami. Pas de son aide, juste de son soutien. C’est tout. Tu peux faire ça ?

– Bien sûr.

– L’avortement va aussi à l’encontre de mes principes, avoua le Lusragan après s’être un peu repris. Mais... je ne vois pas d’autre solution.

D’un signe de tête, Eusebio lui indiqua qu’il comprenait. Ils gardèrent le silence un moment, attentifs aux tristes hululements d’une chouette, au-dehors. Puis, le Lusragan se leva.

– Je vais te laisser, annonça-t-il. Nous sommes épuisés tous les deux, une bonne nuit de sommeil nous fera le plus grand bien.

Il vit Eusebio grimacer, porter ses mains à son genou et lui imprimer de légers mouvements circulaires, pétrissant sa chair meurtrie.

– Veux-tu que je te fasse apporter une tisane ? Pour la douleur ?

– Oui. S’il te plaît, oui.

Le jeune homme détesta sa voix tremblante et son ton geignard. La souffrance s’imprimait par vagues successives, sourdes, dévorantes.

– C’est supportable, ajouta-t-il pour se donner bonne contenance – et parce que c’était tout de même la plus stricte vérité. Mais je voudrais quand même dormir, pour pouvoir reprendre le travail demain.

– Tu devras passer à l’Infirmerie avant, et tous les jours pendant deux semaines.

– Compris, Lusragan, rétorqua l’herboriste sur un ton moqueur.

– J’appelle un Man pour qu’il t’apporte la tisane et quelques cachets d’ortie et de reine-des-prés. Tu en prendras si tu as trop mal cette nuit.

Il devrait s’en contenter, aussi ne répondit-il pas, se contentant d’un hochement de tête en guise de remerciement.

Lenneth avait à peine refermé la porte qu’Eusebio voulut le retenir – il ne lui avait pas même parlé de Tora, ni de ses doutes. Mais à quoi bon ? Son ami était bien trop accaparé par ses propres inquiétudes. Aurait-il été heureux pour eux, ou bien se serait-il moqué, en arguant que le baiser n’avait été qu’une hallucination, un rêve ? L’herboriste se résigna, se mordant les lèvres, de crainte d’entendre une vérité dont il ne voulait pas, refusant de se rappeler qu’elle lui avait promis de le retrouver après son quart, à peine conscient qu’il pressait, broyait presque de ses doigts sa peau et ses muscles endoloris.

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