Chapitre 27 - Alchimie
« Comment décrire le mouvement de ses cheveux dans le vent, la façon dont
ses yeux passaient de l’ambre profond au brun somptueux selon son humeur et
la couleur de sa robe ? Que j’aperçoive sa jupe écarlate et son châle rouge dans
la foule du marché et plus personne n’existait qu’elle. C’est là une magie dont
je puis témoigner et, bien que je puisse en noter les effets dans mon catalogue,
nul autre que Molly ne savait la manier avec autant de talent. »
Robin Hobb, L’Assassin Royal, t. 1, 1998.
Eusebio ne pensait à rien. Ses reins le lançaient délicieusement. Même la douleur de sa jambe s’était faite ténue, si ténue qu’elle ne lui paraissait plus qu’un résidu de souvenir. Lovée contre lui, blottie entre ses bras, Tora dormait, son souffle calme caressant sa peau. Ses cheveux châtains, d’où émanait une légère senteur de savon, lui chatouillaient le cou. Le jeune homme ne tarda pas à s’assoupir à son tour.
Il lui sembla se souvenir qu’il étouffait – ou était-ce un simple rêve ? Il ne voyait rien qu’une étendue bleutée, mouvante, à perte de vue. Frangé de couleurs chatoyantes, d’opale, de bronze et de pourpre, son cauchemar éclata en bulles de charbon à ses narines. La peur remplaça l’inquiétude, le besoin d’air comprimait, compressait ses poumons, mais son instinct lui dictait de garder les lèvres closes. Eusebio griffa l’eau, se débattit en vain, rua, et soudain sa bouche s’ouvrit sur un cri de panique et s’emplit de noirceur.
Il se réveilla en sursaut, la respiration hachée, la sueur emperlant son front. Tora n’était plus là. Le courant d’air bienvenu passant la lucarne vint sécher sa peau moite, avant de chasser un bout de parchemin qui traînait sur la commode, et qu’Eusebio saisit entre ses doigts lorsqu’il fit mine de glisser au sol. Le jeune homme reconnut un brouillon de papier médiocre, gribouillé d’un côté de lettres hésitantes, vestiges de son apprentissage auprès d’Arminius – plumes, encre, carnets et feuilles éparses occupaient désormais une large moitié du meuble massif, à côté de la cuvette de cuivre.
L’écriture ample et aérée de Tora s’étalait au verso du papier.
« Eusebio,
Te voyant si bien dormir, j’ai préféré m’éclipser sans te réveiller. Il me faut reprendre mon quart. Je serai dans mes quartiers ensuite... si cela te tente de m’y retrouver, je nous ferai apporter le repas. »
Au dehors, la course du soleil indiquait encore quelques heures de jour. Son cauchemar s’étiolait en brume filandreuse. Un sourire espiègle collé au visage, sifflotant sans même s’en apercevoir, Eusebio fit un brin de toilette, saisit manteau et canne, et sortit dans la salle commune. Bien que la douleur soit réduite, au fond de sa conscience, à une griffe crochetant sa chair, et bien que les diverses contusions et meurtrissures de son corps le tiraillent comme autant de crampes, le jeune homme décida de gagner au moins la métairie. Là, peut-être Kukka serait-elle contente de le voir, et si lui-même se sentait assez de force pour parcourir les interminables corridors de Nassadja, pousserait-il jusqu’à la bibliothèque, histoire de faire passer le temps plus vite. L’idée de passer entre temps rendre visite à Maître Arminius l’effleura ; si le vieil homme acceptait de lui redonner de la thériaque, en attendant de pouvoir s’en procurer de nouveau... ?
L’herboriste gagna donc, sans hâte, le Guet, descendit les marches à pas comptés, claudiqua dans les rues de Pizance, contournant le verglas qui tapissait la chaussée, par endroits, en plaques épaisses que dissimulait la neige bourbeuse. Il s’arrêta devant la porte du vieux Magister, mais n’obtint aucune réponse. Eusebio se promit de retenter sa chance sur le chemin du retour.
Lorsqu’il parvint devant la métairie, un fin voile de sueur lui collait à la peau, sa respiration saccadée dessinait des volutes de brume devant son visage, le froid lui picotait les joues et le front, laissés à découvert, et son genou protestait sous l’épaisseur de fourrure, mais Eusebio se sentait curieusement revigoré, plein d’allant – comme il ne l’avait plus été depuis des siècles, semblait-t-il.
Les écuries lui soufflèrent leur haleine chaude en plein visage. Le puits de lumière, au-dessus de la cour intérieure, dispensait un vif éclairage, malgré les nuées lourdes et sombres qui avaient accompagné l’herboriste le long du chemin. Quelques Man s’affairaient au nettoyage des stalles, tandis que d’autres menaient les bêtes vers le monte-charge. Eusebio trouva Kukka dans un compartiment fraîchement entretenu, un peu à l’écart. La jument, au son de sa voix, passa la tête par l’ouverture au-dessus de la porte de sa stalle, vint fourrer ses naseaux dans le cou de l’herboriste et souffla doucement en signe de bienvenue. Le jeune homme la flatta, caressa le poil rugueux sous le menton et le long de l’encolure, puis ouvrit la porte, guidant Kukka à l’aide de son licou. Il savait où trouver quelqu’un pour l’aider à harnacher sa monture, aussi se dirigea-t-il vers la cour intérieure. Mais ils n’eurent pas mis pied et sabot sur les dalles couvertes de paille propre qu’un Kraft Däriger, reconnaissable à son long tablier de cuir sur lequel était accrochée une fine plaque de fer, gravée de têtes animales, aborda Eusebio, lui prenant fermement la bride des mains.
– Laissez, Kraft Lusragan. Je vais vous préparer une autre monture.
– Pourquoi donc ? s’étonna Eusebio. Kukka conviendra très bien...
– Elle doit s’accoupler avec un étalon. Je comptais justement la conduire dans la salle de reproduction réservée à cet effet...
– Je vous demande pardon ?
– C’est une bête qui résiste bien au froid, elle fera une excellente génitrice.
– Vous n’avez pas le droit... !
Le Däriger inclina la tête de côté, une expression de surprise affectée peinte sur ses traits.
– Kukka vous appartiendrait-elle ?
– N... Non, mais...
– Et quand bien même ce serait le cas, l’interrompit l’homme avec un sourire mielleux, vous comprendrez que les intérêts de la métairie et de Pizance passent avant tout. Rien ne vous appartient, ici, tout compte fait.
Satisfait, le Däriger s’éloigna sur ces mots, tirant Kukka par la bride. Eusebio resta planté là, suivant des yeux, sans réagir la jument qui disparut au détour d’une stalle. Le souffle lui manqua, il fut pris d’un vertige nauséeux, s’appuya au chambranle d’une porte, la main à la bouche, les yeux écarquillés, en proie à une horreur sans fond, soudain dépossédé de tout ce qu’il lui restait, de tout ce qu’il était encore, de tout ce qui faisait de lui Eusebio Bartolomei. Kukka, son dernier lien avec son ancienne vie d’apothicaire, venait de lui être retirée. Le jeune homme se laissa glisser au sol. Sa canne cliqueta sur les dalles, et le son sembla résonner, lugubre, à l’infini. Eusebio déglutit, fouilla du regard, vainement, la blancheur aveuglante qui lui recouvrait brusquement la vue, à la recherche de la moindre chose à laquelle se raccrocher.
L’éclat rougeâtre d’un mors, suspendu à un clou, lui rappela, sans qu’il sache trop pourquoi, le feu cuivré qui couvait dans les yeux d’Al. Il songea à son talent d’Artifex, à sa capacité à projeter l’illusion du dragon. Son ami pourrait l’aider. Il devait en être capable.
Eusebio s’agrippa aux moellons mal équarris du mur, dans son dos, força ses bras à soutenir son corps et à le relever. Il ne prit même pas garde aux échardes s’enfonçant dans ses doigts, ni à ses ongles qui saignaient de s’enfoncer si durement dans les aspérités de la pierre. Titubant, serrant convulsivement sa canne dans son poing, il quitta la métairie.
L’air frais qui lui picota les joues lui fit reprendre un peu ses esprits. L’herboriste, les yeux clos, respira par petites bouffées, s’obligeant à calmer le martèlement de son cœur. « Ce n’était qu’une crise d’angoisse, » se morigéna-t-il comme il l’eût fait à un enfant. Kukka n’était pas son jouet, il n’en possédait pas l’exclusivité. Pourquoi en aurait-il privé une société qui lui était venu en aide ? Eusebio veillerait personnellement à ce qu’Abbott soit remboursé... encore aurait-il fallu, pour cela, trouver un moyen de partir de Pizance. Mais, sans Kukka, une bête robuste – à laquelle, quelque part, incidemment, il s’était attaché... comment envisager le retour à Vertemer ? Ne devait-il voir là qu’un hasard ?
Le sentiment, frustrant et douloureux, d’être prisonnier enserra à nouveau le cœur du jeune homme. Il songea à ses autres possessions, au briquet à alcool, à ses précieux carnets, à la carte qu’il avait soigneusement enrichie, et se décida finalement à retourner à sa cellule pour leur trouver une cachette. Reprenant sa marche, il dirigea ses pas vers le Guet.
En dépit du petit marché autour de la fontaine, dont les filets d’eau gelée reflétaient des prismes de couleurs chatoyantes, Eusebio croisa peu de gens. La neige, amassée par endroits en tas boueux, avait perdu sa belle teinte immaculée, fuyait en clapotis frileux sous ses pieds et imbibait ses bottes. Il boitilla jusqu’à la margelle, prétexta, pour reprendre son souffle et masser son genou endolori, contempler les gouttelettes scintillantes qui perlaient des sculptures de glace. Au bout de la place, les quelques flâneurs s’écartèrent au passage de deux Véni. Entre eux, titubait un homme, les yeux vitreux, la bave aux lèvres. Ses gardiens l’encadraient, le poussaient parfois, lorsqu’il s’emmêlait les pieds et manquait de s’effondrer au sol. Ses cheveux, entièrement blancs, flottaient en mèches grasses devant son visage.
– Qui est-ce ? entendit l’herboriste non loin de lui.
– Je ne sais pas, répondit une femme.
Un malaise presque palpable avait envahi la petite foule, amassée soudain sur le chemin des Véni, jetant de brefs coups d’œil et détournant aussitôt les yeux de l’homme qui pendait, comme une poupée flasque, entre les bras des deux soldats. Quand le trio passa près de lui, Eusebio croisa le regard vide et mauve du fou.
Une angoisse monstrueuse, atrocement familière, lui emplit brusquement la gorge. Le souffle coupé, les jambes tremblantes, l’herboriste s’affala contre la pierre froide de la fontaine. Sa canne alla cliqueter contre la margelle de la fontaine. Des lueurs noires obscurcirent sa vue. Tout son être hurlait de désespoir face à un danger qu’il ne comprit pas, mais qu’il lui sembla connaître. La puissante impression que quelque chose de fondamental lui échappait, fuyant entre ses doigts comme de l’eau, l’envahit comme une déferlante pressante, douloureuse.
Une voix lui parvint de très, très loin. Eusebio s’y raccrocha, chassant sa torpeur.
– Tout va bien, Kraft Lusragan ? répéta le Véni.
Le soldat avait posé une main sur son épaule, prêt à le retenir. Sa poigne ferme, se rendit compte Eusebio, l’avait empêché de basculer en arrière. En sueur, la respiration heurtée, l’herboriste déglutit et hocha la tête.
– Il vous a fait peur ? l’interrogea l’homme, plein de sollicitude.
Derrière, le second Véni tenait toujours le fou par un bras, l’obligeant à se tenir sur ses pieds. L’étrange regard mauve restait rivé au sol. Un filet de bave glissa le long de son menton et resta suspendu au-dessus des pavés humides. Eusebio hocha de nouveau la tête.
– Ne vous inquiétez pas, dit le Véni. Nous l’amenons à la porte d’Onyx.
Il aida l’herboriste à se remettre sur ses pieds, s’assura qu’il tenait debout sans aide, lui tendit sa canne, puis rejoignit son collègue. Eusebio les regarda s’éloigner, songeur, son angoisse réduite à un malaise sourd, inexplicable, à un sentiment de déjà-vu tenace, désormais insaisissable.
La petite foule s’était déjà dispersée, indifférente. Le jeune homme reprit son chemin. Son allégresse, si absolue quelques instants seulement auparavant, lui fit le même effet que la neige fondue, rejetée en tas informes sur les côtés de la rue.
Passant devant une porte familière, il se souvint de son idée, hésita, puis se décida à toquer, priant, tout au fond de lui-même, curieusement, pour que son ami ne vienne pas lui ouvrir.
L’herboriste se sentit cependant soulagé lorsqu’Al apparut dans l’encadrement.
– Tiens, Eusebio, l’accueillit le petit homme avec un sourire chaleureux, quel bon vent t’amène ?
L’Artifex lui servit, en plus de ses incontournables pâtisseries maison, un thé d’épices sucré au miel qui le ragaillardit. Savourant sa boisson à petites gorgées, Eusebio se remit de ses accès de panique – car il ne pouvait s’agir que de cela. Il se sentit d’une bêtise bien puérile d’avoir réagi de façon aussi violente, et ce, à deux reprises.
– Comment te sens-tu ? s’enquit Al en découpant une pomme blette en quartiers. J’ai entendu dire que tu avais quitté l’Infirmerie.
– Bien... Autant que faire se peut, en tout cas.
Le regard appuyé que lui porta le petit homme le troubla.
– Qu’y a-t-il ?
– Hum.
Il sembla chercher ses mots, se réfugia tout à coup dans la contemplation de son morceau de pomme, qu’il trempa dans son thé.
– Al... ?
– Je suis sincèrement surpris que tu sois venu me rendre visite, expliqua l’interpellé avec lenteur, comme s’il mesurait ses paroles. Non pas que cela ne me fasse pas plaisir... mais je pensais que tu ne voudrais plus...
– Pourquoi donc ? demanda Eusebio, partagé entre l’amusement et l’inquiétude.
– Ça ne t’a pas paru étrange, que tu te fasses agresser, alors que je venais de te signaler que tu avais besoin d’un bain ?
L’herboriste, éberlué, ne sut que répondre.
– Al... finit-il par bégayer, tu me dis la même chose que Lenneth... mais... je ne me rappelle pas m’être fait agresser...
Le petit homme haussa un sourcil, mâchonnant sans rien dire son quartier de fruit, ne quittant pas le Lusragan de ses yeux aux reflets de sang.
Eusebio, d’un coup, réalisa seulement à quel point Al avait dû se sentir coupable. Que ce soit lié à une chute ou qu’on l’ait agressé – comme beaucoup paraissaient en être persuadés – cela ne changeait rien pour le petit homme : c’était de sa faute si son ami avait frôlé la mort, c’était de sa faute s’il se retrouvait avec un genou en charpie.
– Oh... lâcha l’herboriste dans un souffle. Tu n’as pas à t’en faire, Al...
– C’est bon, rétorqua-t-il avec un geste évasif de la main. Je suis content de voir que tu ne m’en veux pas. Et Tora m’avait dit que tu ne te souvenais de rien.
– Tu la connais bien, Tora ?
Tout comme il fut incapable de ne pas poser la question, Eusebio ne put s’empêcher de rougir à la mention de la femme qui occupait ses pensées.
– Disons que... nous avons été très proches, répondit Al, un sourire charmeur étirant ses lèvres de façon irrépressible.
Devant l’air médusé de son ami, le petit homme éclata de rire.
– Eh bien, quoi ? Tu pensais vraiment qu’elle n’avait pas connu d’autres hommes avant toi ?
– Euh... non, je... ce n’est pas... enfin...
Eusebio, affreusement embarrassé, se tut, rougissant un peu plus. Il saisit sa tasse de thé et en sirota une gorgée, espérant se donner une contenance, ne parvenant qu’à manquer s’étouffer en avalant de travers – comment Al pouvait-il être au courant ?
– Allons, Eusebio, le tança gentiment son hôte, ne te mets pas dans des états pareils.
– Ça va, ça va... grommela-t-il d’une voix étranglée, tâchant de reprendre son souffle. Tu... enfin... comment... ?
– Vous n’étiez pas très discrets, ce matin...
– Hein ? lâcha Eusebio avant de comprendre.
Il lui sembla que son visage et tout son corps prenaient une teinte dangereusement cramoisie, tant sa peau lui fit l’effet d’avoir été plongée dans l’eau bouillante. Al rit de nouveau, sincèrement amusé par son trouble.
– Je suis passé te voir, expliqua le petit homme après s’être repris. Je me disais que tu ne serais pas contre un peu de compagnie, mais visiblement, j’ai été devancé...
Il adressa à Eusebio un sourire espiègle, se resservit du thé brûlant, scruta son ami par-dessus le bord de sa tasse.
– Ça n’a pas l’air de te poser problème... dit l’herboriste en se tortillant sur sa chaise, terriblement gêné sous le regard aigu de l’Artifex.
– Pourquoi, ça devrait ? répliqua-t-il d’un ton où perçait une franche surprise. Tora et toi êtes mes amis, je me réjouis vraiment pour vous. Et puis, vous ne vous rendiez même pas compte que vous vous tourniez autour, tous les deux.
Une horrible impression envahit brusquement l’esprit d’Eusebio. Si tout cela n’était qu’une habile manœuvre ? Si d’autres personnes extérieures, comme Al, avaient pu s’apercevoir de l’attirance qu’il ressentait pour Tora, qu’est-ce qui aurait bien pu leur interdire d’en jouer pour s’attacher ses faveurs, et l’empêcher de quitter Pizance ? L’herboriste s’efforça de chasser cette idée – en vain. Elle s’éloigna obligeamment, mais s’incrusta, tenace, obsédante, à la périphérie de son esprit. Sans oser lever les yeux sur son hôte, en proie au doute le plus cruel, le jeune homme débordait du besoin viscéral de se confier, de démêler les fils embrouillés de ses sentiments. Al était peut-être, à cet instant précis, le seul capable de l’éclairer. Il se mordit les lèvres, hésita.
– Al... finit-il par dire. Puisque tu connais bien Tora... est-ce que... est-ce qu’elle... enfin...
Eusebio se jugea d’une bêtise si monstrueuse qu’il n’acheva pas sa question. L’Artifex l’incita à poursuivre d’un mouvement de tête.
– Tora est-elle sincère ? lâcha le jeune homme tout soudain.
Il se moquait éperdument de savoir s’il était manipulé ; à cet instant précis, tout ce qui lui importait était de connaître les véritables intentions de Tora à son égard. L’aimait-elle réellement, ou se jouait-elle de lui ? Al lui donna l’impression de prendre l’éternité avant de répondre.
– Elle n’avait pas l’air de faire semblant, tout à l’heure...
Son sourire mutin laissa cependant la place à une tristesse profonde, qu’Eusebio ne s’expliqua pas.
– Al... ? s’enquit-il dans un élan d’inquiétude.
– Je ne crois pas que ce soit à moi de te le dire, mon ami... toutefois...
Le petit homme se frotta pensivement les lèvres de l’index. Ses yeux songeurs fixaient les plateaux de pâtisseries et de fruits sans les voir.
– Il faudra que tu parles avec Tora.
– Que je lui parle de quoi ?
– Du fait qu’elle ait remué ciel et terre pour te tirer des griffes de la mort, soupira-t-il. Eusebio... tu ne pourras plus douter d’elle quand tu sauras qu’elle a fait un pacte avec les Elkhêmi eux-mêmes pour te sauver.
C’est avec une certaine fébrilité que l’Archiatre ouvrit la porte de ses quartiers au coup presque timide, hésitant, frappé au panneau de bois. Tous ses sens s’embrasèrent en reconnaissant Eusebio, adossé au chambranle. Toutefois, son émoi retomba quand elle constata l’air abattu de l’herboriste.
– Eusebio... ?
À son nom, il leva sur elle ses yeux noirs, à l’insondable tristesse. Elle perçut de nouveau, au fond de son âme, cet abysse de ténèbres.
– Qu’est-ce qu’il se passe ? Que t’arrive-t-il ?
Elle s’effaça pour le laisser entrer. Il ne bougea que lorsqu’elle le tira par la manche vers l’intérieur, refermant la porte derrière eux. La canne s’en alla cliqueter dans un coin, oubliée.
– Eusebio, je t’en prie, parle-moi...
Il déglutit, ouvrit la bouche pour parler, la referma sans mot dire, laissa errer son regard. La chambre était sommairement meublée d’un grand lit, d’une table et deux chaises, et d’une commode, sur laquelle trônaient une cuvette de cuivre et une serviette de lin propre. Une large fenêtre à croisillons laissait entrer un flot de lumière, et des rayons de poussière étincelaient, en suspension au-dessus du vide. Quelques vêtements épars gisaient, jetés au hasard. Une arcade ouvrait sur une pièce attenante, guère plus grande qu’une alcôve, d’où Eusebio aperçut le rebord d’une large baignoire.
Tora l’obligea à s’asseoir, près de la fenêtre, se laissa tomber à genoux à ses pieds, saisissant sa main entre les siennes, cherchant à capter son attention.
– Eusebio...
Enfin, il plongea dans l’immensité caramel, s’emplit de sa douceur, parut retrouver un peu de consistance.
– J’étais mort, chuchota-t-il d’une voix rauque, pâteuse. J’étais mort... Et tu m’as ramené à la vie.
Les larmes débordèrent, tracèrent des sillons sur les joues de la jeune femme. Elle dissimula son visage contre la main qui tenait celle d’Eusebio.
– Je ne voulais pas te perdre, expliqua-t-elle entre deux sanglots. Je ne savais plus quoi faire...
– Al m’a dit... après mon opération du genou... j’ai cessé de respirer...
– Oui, j’étais là. Mais l’Elkhêmi avait une solution, il disait que ce n’était pas encore trop tard...
– L’Elkhêmi... ?
– Celui que tu soignais. Je ne sais pas comment, ou pourquoi, il l’a fait, mais... il a lié un sort, en traçant une sorte de cercle sur ton corps, et m’a demandé de sortir de ta chambre... j’ai refusé... j’ai refusé de m’éloigner de toi, tout le temps du... processus... et ensuite... tu respirais de nouveau... Quelques heures après cela... l’Elkhêmi est mort.
– Qu’as-tu fait, Tora... ? murmura le jeune homme.
– Je... je suis parfaitement consciente que j’ai échangé sa vie contre la tienne... dit-elle plus résolument, en séchant ses larmes de sa main libre... que j’aurais dû m’opposer à l’Elkhêmi, mais... j’assumerai mes actes, Eusebio. Je t’aime.
Les mots de la jeune femme percèrent le brouillard qui occultait son esprit. Il s’accrocha à son regard comme un marin perdu en pleine tempête, y vit la tendresse, l’amour et la peur – la peur, angoissante, lancinante, de le perdre. Eusebio songea aux risques qu’elle avait dû prendre pour lui, au fait que l’Elkhêmi avait lui-même choisi sa mort.
Des larmes de soulagement roulèrent sur sa peau encore humide lorsqu’elle vit le sourire si doux d’Eusebio, celui qu’il ne réservait qu’à elle. L’herboriste les recueillit du bout de l’index, se pencha en avant, embrassa les sillons laissés par ses pleurs. Tora se serra contre lui.
– Mais... tu trembles ! s’exclama-t-elle.
Le corps du jeune homme était en effet parcouru de frissons violents et incontrôlables. Ses lèvres bleuissaient, il claquait des dents, sans pouvoir se réfréner. Son visage pâle arborait sous les yeux des cernes mauves, presque aussi sombres que des meurtrissures.
– Ce n’est rien... tenta-t-il pour la rassurer. J’ai dû attraper froid, dehors...
Elle ne l’écouta pas et jeta sur lui le couvre-pied en laine tissée qui recouvrait son lit, avant de se diriger vers la porte de la chambre. Tora ordonna à un Man de faire venir autant d’eau chaude que possible, et en attendant que la baignoire soir remplie, frictionna les bras, le torse et les jambes d’Eusebio. Puis, elle tira le jeune homme par la main, le déshabilla, le fit entrer dans l’eau fumante, ne se souciant guère des éclaboussures.
– Tu te sens mieux ? demanda-t-elle au bout d’un moment.
Eusebio hocha la tête sans rien dire, détourna pudiquement le regard, en rougissant furieusement. Les beaux cheveux bruns de Tora dégouttaient d’eau, ses vêtements trempés lui collaient à la peau, épousant ses formes. Sur son front, ses joues, le long de son cou, les gouttes glissaient, paresseusement. Il déglutit.
La jeune femme s’aperçut de son trouble, vit son désir, irrépressible, à travers l’onde. Un sourire délicieux éclaira son visage ; en un geste souple, elle se débarrassa de sa tunique, de son pantalon de toile, et entra à son tour dans la baignoire.
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