Chapitre 1 - Spezieria (partie 2)
Le village d’Eusebio était environné de champs immenses, parsemés çà et là de petits bouquets d’arbres qui dispensaient un peu d’ombre et de fraîcheur en pleine saison des labours. Si la mer, au sud, apportait poisson et algues comestibles, la terre était propice à la culture des céréales. Eusebio devrait traverser les étendues agricoles avant d’atteindre l’orée d’une gigantesque forêt, où il trouverait à loisir ses ingrédients les plus utiles. Loin à l’horizon, une ligne de crêtes rosées montait, immense, sous les cieux, s’illuminant au coucher du soleil de reflets féériques. Eusebio avait parcouru les landes prospères des paysans, les marécages peu profonds, les forêts denses autour de son village, et s’était parfois aventuré jusqu’aux pieds de ces montagnes aux arêtes vertigineuses. Au-delà, s’étendait une terre de légendes, le monde des Anciens Hommes, aride, sec, sinistre, mortifère.
Eusebio laissait derrière lui son village pour quelques jours, le temps de récolter les herbes, minéraux et composants qui commençaient à lui manquer. Il était rare qu’il ait à s’aventurer aussi profondément dans les terres ; mais des fleurs comme l’arnica ou le pied-de-chat poussaient seulement dans les montagnes. C’était un long périple, semé d’embûches, sans cesse à refaire, et l’apothicaire n’était pas sans savoir tout cela.
Il laissa Kukka mener son allure tranquille, suivant désormais un petit sentier dans les hautes herbes sauvages, où ondulait un souffle léger de vent. Une étendue d’eau verdoyante, à perte de vue, seulement traversée de frissons aériens et d’où émergeaient, impassibles, immuables, des ruines, restes calcinés ou brisés, rongés de mousse. Eusebio traversa ainsi un hameau désert, dont le plus haut vestige encore debout tenait en quelques poutres noircies et polies par les ans, squelette dénudé, ossature de charpente, ultime témoin de ce qui aurait pu être, il y avait bien longtemps, une ferme. Quelques pierres moussues, que l’on distinguait à peine de la mer herbeuse tant elles s’y fondaient, traçaient encore vaguement les lignes d’anciens murs. Le silence n’était ponctué ça-et-là que de gazouillis discrets. Bientôt, la mer d’herbes hautes étouffa à nouveau le trot régulier de Kukka.
Ils menèrent bon train une bonne partie de la matinée. Lorsque le soleil, passé son zénith, amorça sa descente, Eusebio s’octroya une pause. Il conduisit Kukka au pied d’un petit bosquet de hêtres et sauta à terre. Un large morceau de cuir, de forme vaguement circulaire et enduit de pois, était accroché par de la grosse corde aux premières branches des troncs. Le réservoir d’eau de pluie était plein à ras-bord, formant une grosse bulle brune au-dessus du sol. Eusebio débarrassa l’eau des quelques brindilles et feuilles mortes qui y traînaient et laissa Kukka se désaltérer. En levant les yeux, Eusebio avisa, coincé légèrement en hauteur par des branches, un broc de bonne taille. Un peu au-dessous, on avait dénudé une partie du tronc de son écorce, avant d’y sculpter un merle chanteur. Ce symbole, presque effacé par le temps, était une sorte de ralliement pour qui voyageait. Le trouver, gravé sur un arbre ou sur une pierre ou peint sur la façade d’une maison, vous garantissait réserve d’eau, ou un abri pour la nuit. Les ressources en eau étaient rares, dans la plaine, et Eusebio était content de retrouver ce signe sur sa route. Il s’agissait d’un symbole presque sacré, qui créait comme un sanctuaire autour de lui – personne ne s’aviserait de le détruire, ou de le voler.
L’apothicaire se servit du broc pour puiser de l’eau avant de rassembler quelques brindilles. Il enduisit l’extrémité d’un bâton de souffre et, en le frottant contre le silex, alluma rapidement un petit feu de camp. Tandis que Kukka s’éloignait pour brouter les herbes hautes, Eusebio mit l’eau à chauffer, agrémentée d’une poignée d’herbes antiseptiques. Elle ne serait pas très bonne au goût, mais propre – il fallait se méfier, surtout au milieu de nulle part. En attendant, l’apothicaire mangea quelques fruits secs et se coupa une tranche de pain. Kukka vint lui réclamer la croûte, qu’Eusebio lui donna avec plaisir. Quand ce fut l’heure de repartir, il ne laissa aucun signe de sa visite, tout comme il ignorait qui était venu et qui viendrait après lui. C’était un code, intangible, immuable, rassurant.
Le voyage reprit, tranquille et monotone. La lente course du soleil se poursuivait sur le ciel sans nuages. Eusebio chantonnait parfois, accompagné par les renâclements de Kukka et le rythme de ses sabots sur le sol. Vers la fin de l’après-midi, les hautes herbes laissèrent la place à un muret de pierres grises, qui clôturait de vastes champs. Un petit chemin creusé d’ornières menait à un ensemble de bâtisses, d’où s’échappaient les fumerolles de feux de foyers. Eusebio se dirigea vers elles, traversant les champs dont la terre noire commençait à se revêtir des paillages hivernaux.
La ferme se composait de trois maisons de bois et de torchis, à la couleur jaune fanée sous le soleil déclinant. Les habitations entouraient une cour, autrefois pavée et désormais crevée de terre et de mauvaises herbes, et où vagabondaient allègrement deux cochons bien gras, des poules et une chèvre. Un garçon d’une quinzaine d’années peut-être menait quelques vaches à l’aide d’une baguette de bois. Le chien qui lui courait autour aperçut Eusebio et Kukka et accourut vers eux en jappant joyeusement. Le gamin leur fit un grand signe de la main, tandis que le tapage faisait sortir les habitants. Eusebio put à peine poser le pied par terre que le chien lui sautait dessus, réclamant son content de caresses. Le gamin avait laissé ses vaches pour accueillir l’apothicaire.
– Bonjour, Eusebio. Ça f’sait longtemps.
– Bonjour, Caleb. Tu n’as pas cessé de grandir, dis-moi.
Le gamin se frotta l’arrière du crâne, un sourire fier et gouailleur au visage. L’homme d’âge mûr qui s’approchait derrière Caleb salua de même Eusebio, lui souhaitant la bienvenue.
– Fils, dit-il à Caleb, ramène donc les bêtes. J’m’occupe de l’hôte.
– Ouais, Opa.
Le gamin siffla son chien, et tous deux retournèrent à leurs vaches. L’homme prit Kukka par la bride et lança :
– Oh, Caleb ! t’oublies pas quoi, là ?
L’interpellé fit demi-tour, l’air faussement contrit, et prit la longe que lui tendait son père.
– V’la pour ta peine, monsieur le seigneur des Politesses, ricana son père en lui filant une taloche.
Caleb esquissa une espèce de révérence ironique et s’éloigna avec Kukka. L’homme poussa un soupir, puis se retourna vers Eusebio.
– V’nez donc. Elya a préparé d’la soupe. D’vez être fatigué d’la route.
Il conduisit l’apothicaire vers la première maison, où les deux familles s’étaient réunies pour souper. Une porte basse ouvrait sur l’une des deux pièces du rez-de-chaussée. Les deux fenêtres, sur la façade donnant sur la cour, recueillaient les rayons du couchant, nimbant d’or pâle les quelques possessions de la famille – le gros buffet de chêne, incrusté de verre poli, les pierres de marbre rare de la cheminée, une table et des bancs de bois brut. De petits objets de décoration, glanés ça-et-là ou fabriqués de la main des enfants, venaient ajouter une touche de gaieté supplémentaire à la petite pièce. Elle n’était pas richement meublée, mais propre et lumineuse. Sur le sol, les pavés disjoints étaient couverts de paille fraîche et d’herbes de senteurs. Les cinq personnes qui s’étaient attablées sur les bancs, avant d’être interrompues par les aboiements du chien, vinrent saluer leur visiteur.
Après avoir souhaité la bienvenue selon la coutume, Elya, l’une des femmes, disparut dans la deuxième pièce, où Eusebio l’entendit remuer un peu de vaisselle. Elle revint bientôt avec des couverts encore brillants d’eau savonneuse, qu’elle disposa sur la table, à côté des autres. Caleb réapparut sur le pas de la porte.
– Ma ! Qu’est-ce que j’ai faim ! s’écria-t-il joyeusement.
– Va donc te laver les mains avant, répondit Elya. Maître Eusebio, installez-vous donc. Restez pas d’bout.
L’apothicaire obtempéra avec un sourire de remerciement. Elya ouvrit la soupière alors que les convives se réinstallaient en silence, presque religieusement. La fatigue d’une dure journée de labeur se lisait sur leurs traits. Ils tendirent chacun leur assiette, que la femme remplit volontiers à ras-bord, se partagèrent une grande miche de pain, et mangèrent. Eusebio fit de même, trop heureux de ce repas chaud qui lui emplissait le ventre et lui réchauffait le cœur.
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