Chapitre 2 - Frimas (partie 2)
Eusebio émit un petit bruit des lèvres, et Kukka se mit en route de son pas tranquille. Caleb les regarda s’éloigner, continuant pendant un long moment à fixer la silhouette qui rapetissait, jusqu’à disparaître de son champ de vision. Le garçon leva le nez vers les nuages d’un blanc laiteux, qui s’amoncelaient au-dessus des montagnes.
Au terme d’une longue journée de voyage, Eusebio finit par atteindre l’un des quelques refuges agencés çà et là par les commerçants itinérants. La vieille cabane en bois, adossée à un tronc noueux et centenaire gravé d’un merle chanteur, n’était pas spacieuse, mais avait le mérite d’être confortable. Eusebio débarrassa Kukka de la selle et des sacoches, et laissa la jument grignoter quelques grains dans le creux de sa main, avant de rassembler des feuilles sèches pour tapisser le sol humide de son repaire. Une large trouée entre deux rondins en constituait la seule ouverture ; une couverture rapiécée, étendue en travers de l’ouverture béante, préservait les hôtes des courants d’air froids et de l’humidité. Eusebio dénicha dans un angle une assiette, des couverts en bois et quelques ustensiles, dont un pot ébréché qu’il essuya du coin de son manteau et remplit de l’eau que contenait sa flasque.
En plus du grain et des carottes pour Kukka, Abbott avait glissé dans les fontes l’un de ces antiques briquets à alcool, un objet très prisé des voyageurs. Le palefrenier l’avait peut-être déniché à Dixy, lors de l’Assemblée annuelle, en échange d’un poulain. Le briquet permettrait à Eusebio de démarrer un feu rapidement, pour peu qu’il rassemble suffisamment de bois et de feuilles secs.
Bientôt, de petites flammèches vinrent réchauffer les doigts gourds d’Eusebio. Il cala quelques pierres autour du foyer, disposa le pot sur les braises, et jeta dans l’eau réchauffée quelques herbes à thé, qu’il laissa infuser. Kukka paissait un peu plus loin. Eusebio puisa dans les victuailles d’Elya un morceau de pain, du fromage, des tranches de saucisson et quelques fruits pour son dîner, puis partit en quête de simples autour de la cabane.
Le crépuscule étendait ses chapes de brouillards obscurs ; la lande se fondait dans les ténèbres, à peine éclairée par un faible croissant de lune. Les contours squelettiques des arbres et des pierres taillées, le long de la route, semblaient flotter, tels des fantômes muets. Eusebio déplia la couverture de laine prêtée par Gabe et s’en enveloppa du mieux qu’il put, laissant Kukka, protégée par son pelage d’hiver et sa résistance naturelle, s’abriter tranquillement contre les rondins de la cabane. La nuit, sèche et froide, s’installa tout à fait ; Eusebio finit par s’endormir, au son du vent léger qui sifflait dans les interstices de son refuge et de la respiration sereine de la jument, à peine troublée par le hululement ou le vol de quelques chouettes.
Un doux renâclement de Kukka le réveilla dès l’aube. L’air vif lui piqua les joues et le cou alors qu’il ajustait son manteau de voyage et pliait la couverture. Après avoir sellé la jument et replacé le licol, Eusebio reprit son chemin. Il ne tarda pas à quitter les dernières terres agricoles pour la lisière de la forêt, mettant pied à terre et guidant Kukka parmi les épais buissons de fougères et de ronces, s’enfonçant sous les frondaisons en grande partie dépouillées. Un tapis dense de feuilles rousses craquait sous les pas d’Eusebio et de sa monture. Les chants de quelques oiseaux lui parvenaient, sur les branches au-dessus de lui.
Eusebio se repérait grâce aux entailles figurant de l’ivraie, qu’il avait gravées dans l’écorce à mesure de ses pérégrinations. Ses voyages réguliers autour de son village l’avaient amené à bien connaître cette forêt, que l’on avait surnommée « Grinçante » à la suite d’une triste légende – autrefois, bien avant le Renouveau, chaque branche de chaque arbre avait servi à pendre quelqu’un, disait-on, et aujourd’hui encore, l’on pouvait entendre les cordes grincer lorsque la brise se levait au crépuscule. Pour Eusebio, les recoins herbeux et les sous-bois caillouteux recelaient des ressources utiles pour ses préparations. Pour les villageois, la forêt Grinçante était un Non-Lieu, tourmenté par les âmes perdues, et Eusebio, connu pour s’entendre avec elles.
Il était arrivé un matin d’Asclepios avec un groupe de marchands itinérants qui s’était installé pour les fêtes du Gardien. Le Régent du village, en échange d’un remède contre la maladie infantile qui touchait son fils, proposa à Eusebio de reprendre l’ancienne apothicairerie, laissée à l’abandon bien des années auparavant. Plus encore que la disparition de son maître, Zigmund Hasko, c’est l’accès que lui accorda le Régent à sa bibliothèque personnelle qui poussa Eusebio à se séparer de sa troupe de marchands itinérants et à s’installer au village. Des ouvrages comme ceux que possédait le Régent n’étaient pas monnaie courante, et sa collection passait pour être la mieux fournie de la région.
Après les temps des Anciens Hommes, Eusebio savait en effet que les livres étaient devenus fort rares, car la langue utilisée alors fut de moins en moins parlée, de moins en moins comprise. L’intérêt pour la lecture et l’écriture résidait dans sa plus simple utilité ; un commerçant savait manier les chiffres, un tisserand manipulait les proportions de couleurs, un clerc connaissait l’art oratoire du jugement, et un apothicaire retrouvait, çà et là, le nom de plantes oubliées ou des remèdes disparus. Cette science des Anciens Hommes avait poussé Eusebio à travers des paysages et des villes différents, bravant parfois les Lois des Interdits, troquant sa science de guérisseur contre un accès aux maigres ouvrages qu’il pouvait trouver. Il lui arrivait de dénicher, au hasard d’un bourg, d’un hameau de pêcheurs ou d’un monastère perdu dans les landes, un livre rongé par l’humidité, corné, taché, privé de certaines de ses pages, mais encore lisible. L’apothicaire remerciait alors silencieusement les Dieux des Anciens Hommes et les Gardiens, prenait respectueusement le spectre des Temps Anciens, tournait avec d’infinies précautions ses pages fragiles, déchiffrait laborieusement les quelques lignes de connaissances qu’il pouvait avoir conservées.
Eusebio avait méticuleusement recopié ce qu’il trouvait, avec une patience infinie. Ouvrages d’herboristes oubliés, parchemins jaunis d’actes de médecine complexe, schémas presque cabalistiques... l’apothicaire, confus, dérouté, mais tenace, avait parfois reconnu une plante, d’après un dessin qu’accompagnait une légende, ou une image aux couleurs fanées représentant les crêtes vertigineuses des montagnes. Mais Eusebio sentait qu’il manquait quelque chose de fondamental. Les Prêches qui l’accueillaient dans leurs antres n’avaient jamais constitué de registres, et les questions pressantes de l’apothicaire ne trouvaient que réponses muettes et inquiètes. Tout l’héritage des Anciens Hommes se trouvait là, disaient-ils avant de revenir à leurs connaissances et leurs écrits présents, ceux pour lesquels ils avaient été instruits. L’histoire des Anciens était, pour eux, source d’angoisses. N’était-il pas écrit, dans leur Livre Sacré, que cette science mystérieuse avait été la cause de leur perte ? Ne tombait-elle pas sous le coup des Lois des Interdits ? Eusebio, résigné, avait fini par passer son chemin.
La proposition du Régent de consulter ses ouvrages personnels fut une bénédiction pour l’apothicaire. Durant les années qui suivirent son installation au village, Eusebio collecta toutes sortes d’ingrédients qu’il réduisit en poudres, sécha, découpa ou macéra dans l’alcool. Sa chambre – alors dans l’arrière-boutique, la pièce la mieux chauffée – vint occuper l’étage supérieur, après qu’Eusebio eût enlevé poussière et toiles d’araignées. La cave se trouva débarrassée des vins aigres que l’apothicaire n’osait pas même utiliser en lotions, et l’immense cheminée qui trônait là brûla l’alcool vieilli comme un feu sorti des enfers. Eusebio chercha une efficacité qu’il ne trouvait plus dans les remèdes traditionnels, tâcha de répertorier méticuleusement les effets produits par les minéraux, les végétaux et les composants animaux, tout en continuant à soigner les habitants du village et de la campagne environnante. Sa réputation de guérisseur ne fut plus à faire ; le respect poli dû à ses fonctions laissa la place à une crainte presque religieuse. Cette solitude forcée lui convenait parfaitement, et Eusebio ne satisfaisait que très peu à la curiosité des villageois.
Mais si la bibliothèque du Régent contenait des exemplaires plutôt bien préservés, laissés là par un ancêtre oublié depuis longtemps, elle déçut rapidement Eusebio. Il n’y avait là que de passables copies d’ouvrages de botanique, de calcul ou les registres du village ; rien qui ne soit des temps des Anciens Hommes ou qui tombât sous les Lois des Interdits. L’apothicaire, pour chaque nouvel indice, se retrouvait dans une impasse, ou à un carrefour qui tenait de l’étoile à treize branches. Des rares manuscrits qu’il découvrait au hasard de ses longs périples en dehors du village, peu d’entre eux dataient des Temps Anciens, et beaucoup s’étaient depuis longtemps abîmés, quand ils n’avaient pas été jetés au feu.
Le renoncement et la lassitude finirent par le gagner tout à fait. Eusebio revint à son officine et s’évertua à oublier ses maigres ambitions, et à soigner ses voisins. Sa science restrictive, voilà ce qui l’avait poussé à chercher ailleurs d’autres méthodes, d’autres médecines. Les cataplasmes au romarin et les bézoards prouvaient leur inefficacité, et Eusebio se retrouvait impuissant face à des maux millénaires qu’il ne parvenait à guérir autrement que par des paroles ineptes et des médicaments inutiles. Comme son métier lui paraissait vide de sens !
Kukka le ramena de son nuage nostalgique par un hennissement nerveux. Au-dessus de leur tête, le ciel avait pris une teinte ivoire malsaine. Le pépiement des oiseaux laissa la place à un silence oppressant ; l’air sembla s’alourdir, comme tassé sur lui-même. Et subitement, un souffle de vent glacial se leva, chargé de flocons tourbillonnants, qui vinrent moucheter le tapis de feuilles sèches.
– Viens vite, Kukka ! s’exclama l’apothicaire en tirant vivement la jument par son licol.
Il l’entraîna à sa suite, ne se souciant plus des tiges d’ivraie gravées dans l’écorce. Bientôt, la jonchée d’ocre et d’or fut recouverte d’une froide couche immaculée. Eusebio ne voyait plus rien, aveuglé par la neige qui tournoyait autour de lui et tombait dans ses yeux. Les troncs se confondaient en masses indistinctes, cachées par un rideau blanc glacial. La bise, telle une furie infatigable, mugissait à ses oreilles. Penché en avant, la tête rentrée dans les épaules, une main tenant fermement un pan de son manteau sur son visage, Eusebio lutta contre les violentes bourrasques de neige qui le repoussaient et l’enveloppaient tout entier. Un pas après l’autre, péniblement, tirant sur la longe de Kukka, l’apothicaire fouillait désespérément le rideau opalin du regard, à la recherche d’un abri.
Au bout d’un long moment, il aperçut enfin un gouffre noir qui s’ouvrait dans le flanc d’un mur de roches grises. Eusebio s’y jeta, trempé, glacé jusqu’aux os, à moitié poussé par le vent et la neige, heurta sans douceur le mur de l’épaule. Kukka s’abrita à sa suite, soufflant quelques flocons par les naseaux, le poil imprégné d’humidité et de neige, tremblante de froid. L’apothicaire fouilla les sacoches à la recherche du briquet à alcool, l’alluma. La faible lueur dégagée par l’instrument lui permit de défaire rapidement les sangles qui retenaient la selle de Kukka et de déplier la couverture sur le corps de la jument. Elle le remercia d’un large hochement de sa grande tête et s’ébroua alors qu’elle se réchauffait tout doucement. L’apothicaire s’installa le plus confortablement possible contre la roche nue, rabattit les pans de son manteau autour de son corps gelé, tentant de conserver un peu de chaleur.
Un silence relatif s’installa, couvert par le hurlement du vent s’infiltrant entre les rochers. La neige finit par étouffer la clarté du jour, dissimulant totalement Eusebio et Kukka dans les replis de la grotte. Seuls les yeux de la jument, étonnamment doux, semblaient refléter une lueur d’outre-tombe.
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