Chapitre 4 - Exil (partie 4)
Ils passèrent devant des portes en enfilade, toutes semblables à celle qui fermait sa chambre, munies chacune d’une serrure simple. Quelques-unes étaient entrouvertes et laissaient voir des personnes affairées – certaines pliaient des draps, d’autres ouvraient les fenêtres... Une odeur piquante, mêlant l’eucalyptus et le bois de rose, flottait agréablement aux narines. Ils quittèrent l’infirmerie et gagnèrent une autre partie de la Muraille. Eusebio perdit vite le compte des corridors, détours et galeries traversés.
Enfin, Tora le fit entrer dans une vaste salle carrée, dont les murs étaient entièrement couverts de casiers en osier, proprement alignés. La femme au port altier, assise à la longue table de bois brut qui trônait au milieu de la pièce, semblait plus âgée que le monde. Des éclairs bleu acier illuminaient ses yeux, dans un visage à la peau parcheminée et ridée comme une vieille pomme. De longs cheveux d’un blanc soyeux cascadaient sur sa nuque. Elle semblait absorbée par ce qu’elle avait sous les yeux, sans se soucier visiblement de la fraîcheur des dalles contre ses pieds nus. Eusebio fixa d’abord sans comprendre ce qu’elle tenait à la main, avant de réaliser qu’il s’agissait d’un calame en os, que la femme trempait dans un flacon d’encre noire avant d’appliquer sur ce qui semblait être un registre.
L’herboriste cligna des yeux, captivé par cette vision céleste. D’un geste harmonieux, régulier, aérien, comme s’il s’était agi de la chose la plus naturelle au monde, la femme écrivait sur une liasse de parchemin neuf, assemblé en un cahier épais. Le reste de la table, jurant avec l’aspect propre et rangé de la pièce, était recouvert d’un fouillis indescriptible de pages raturées et chiffonnées, de livres ouverts ou fermés, de plumes et de calames, à tel point qu’elle en débordait jusque sur le sol. Eusebio, habitué au mieux à rencontrer çà-et-là de petits ouvrages abîmés, n’avait jamais vu, rassemblés en un seul endroit, autant de livres. Même la bibliothèque du Régent faisait pâle figure à côté de ce fatras de feuilles de parchemins, certaines reliées de cuir travaillé à l’or fin, d’autres laissées libres.
– Sisä Censora, appela Tora.
La femme aux cheveux de neige poussa un soupir exaspéré et posa son regard froid sur eux.
– Kraft Archiatre... répondit-elle avec une légère inclination de la tête. Que me vaut l’honneur de cette interruption ?
– Une inscription au registre, Sisä Censora.
– Humph.
D’un œil froid, calculateur, elle détailla Eusebio de la tête aux pieds, comme s’il s’était agi d’une simple marchandise, comme si elle avait pu voir au travers de ses vêtements. L’herboriste déglutit, paralysé par ce regard glaçant. Un long frisson lui parcourut l’échine. Enfin, la femme appelée Sisä Censora détourna le regard et feuilleta son registre, jusqu’à trouver une page en partie vierge, découpée en colonnes.
– Titre ? Position ? assena-t-elle sèchement.
– Il n’en possède pas, répondit Tora.
La Sisä releva si vivement la tête qu’Eusebio crut un instant avoir entendu son long cou craquer. Elle se lécha la lèvre supérieure, visiblement agacée.
– Êtes-vous venus pour me faire perdre mon temps ? grinça-t-elle.
– Non, Sisä Censora, plaida la jeune femme. Des frères l’ont trouvé à la Porte de Quartz, il y a quinze jours. Il n’est pas de Pizance.
– C’est un Exlimitus ? Humph.
De mauvaise grâce, elle attrapa son calame et le trempa dans l’encre, puis suspendit sa main au-dessus du parchemin.
– Je vous écoute.
Interdit, confus, Eusebio bredouilla quelque chose d’inintelligible. Tora semblait danser d’un pied sur l’autre, les mains derrière le dos, visiblement gênée. Le visage de la Sisä se contracta sous l’effet de l’impatience – ou était-ce du mépris ? – et une moue dédaigneuse agita ses lèvres. Puis, comme l’on parlerait au dernier des imbéciles, détachant soigneusement chaque syllabe, elle articula :
– Aptitudes ? Connaissances ? Capacités ? Que sais-je, moi ?
– Oh. J’étais... je suis apothicaire.
– Aptitudes médicinales, connaissances des herbes et des drogues, grommela-t-elle en notant tout soigneusement sur son registre.
Fasciné, Eusebio la regardait écrire d’un geste ample et régulier. Il fut tiré de sa torpeur par un claquement sec des doigts de la Sisä, sous son nez.
– Votre nom, répéta-t-elle.
– Eusebio Bartolomei, répondit-il machinalement.
– Humph.
La Sisä tourna rudement le registre vers lui, déplaçant quelques chiffons de papier et des plumes tachées d’encre. Le cuir crissa sur le bois de la table.
– Signature.
Eusebio attrapa maladroitement le calame qu’elle lui tendait entre des doigts qui lui semblaient plus lourds que la pierre, comme s’ils ne lui appartenaient plus. Dans la première colonne, il déchiffra avec peine son nouveau statut, « Kraft », puis sa position, « Lusragan ». À côté, son identité. La tige d’os laissa tomber une gouttelette d’encre noire, sous le délié délicat qui ornait l’initiale de son prénom, alors qu’Eusebio hésitait.
– Eh bien, quoi ? Vous ne savez donc pas écrire ? railla la Sisä.
Eusebio secoua la tête, honteux, embarrassé. Il aurait voulu trouver le moyen de s’adresser humblement à cette femme, lui expliquer les difficultés, dans son village, dans sa vie – dans son monde –, à trouver ne serait-ce qu’une personne lettrée, capable d’épeler son nom. À lui, le simple apothicaire, le guérisseur de village, le rebouteux de campagne, on avait à peine appris à déchiffrer les noms complexes inscrits sur les bouteilles et les plaques émaillées. Il lui avait fallu du temps pour reconnaître, une à une, les lettres, les assembler en sons, associer des mots aux syllabes. Recopier les rares lignes de connaissance trouvées lui était laborieux, et il peinait, dans la « bibliothèque » du Régent, en retraçant un à un les caractères à demi-effacés ou rongés par le temps et la poussière.
Eusebio ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Il déglutit, chercha ses mots, balbutia une formule de politesse qu’il trouva inepte. Après quoi, sous le regard impatient de la Sisä, il enserra le calame entre son majeur et son annulaire, et parapha le parchemin, si concentré qu’il ne se rendit même pas compte qu’il tirait la langue sous l’effort.
La Sisä aux cheveux de neige tira vers elle son registre et ajouta sa propre signature, avant de signifier d’un geste sec à Eusebio et Tora qu’ils pouvaient disposer. Ils sortirent sans un mot, après que la jeune femme se soit poliment inclinée – un geste auquel ne répondit pas la Sisä.
– Vous voilà officiellement mon collègue, maintenant, dit-elle après quelques minutes de déambulation silencieuse. Kraft Lusragan Bartolomei.
– J’avoue ne pas très bien comprendre ce à quoi cela correspond, avoua Eusebio.
– Je vous emmène à vos nouveaux quartiers. Je vous expliquerai tout là-bas. La Sisä Censora va faire envoyer vos affaires.
– Mes affaires ?
– Celles que vous aviez en arrivant ici, répondit-elle avec surprise. Vous pensiez qu’on vous les avait volées ?
– Je pensais plutôt les avoir perdues, à dire vrai.
Tora émit un petit rire, amusée. Ils traversèrent encore un certain nombre de corridors – il semblait à Eusebio qu’ils revenaient sur leurs pas, vers l’infirmerie. En apercevant le Guet par une grande croisée, il constata avec plaisir qu’il ne s’était pas vraiment trompé. Il suivit Tora dans une nouvelle galerie, monta à sa suite une volée de marche, et elle lui ouvrit la porte de ce qui semblait être un petit salon confortable : tables de bois brut ou au plateau d’émail, fauteuils rembourrés, sièges patinés, tabourets et bancs aux couleurs vives, tapis moelleux étaient disposés de façon un peu aléatoire, mais partout où se posait l’œil, une impression de repos et de chaleur se dégageait. Quelques personnes, hommes et femmes, tous vêtus de tuniques de lin blanches, étaient occupées à diverses choses. Elles saluèrent toutes poliment Tora et jetèrent des coups d’œil vaguement curieux à Eusebio, avant de reprendre leurs tâches respectives.
– Voilà la salle commune des Lusragan, expliqua Tora, où vous logerez désormais.
Elle le mena dans une pièce, un peu à l’écart, exiguë et presque vide, à l’exception d’un lit simple, encastré dans une alcôve, et d’une commode basse en bois brut, sur laquelle était posée une vasque en cuivre. Une petite fenêtre ronde donnait sur la rue du Guet, en contrebas, en partie dissimulée par un brouillard cotonneux, épais.
– Vos quartiers, dit Tora.
La jeune femme fit un signe à un homme qui s’appliquait à mesurer une petite quantité de feuilles de thé sur un plateau doré.
– Lenneth, l’appela-t-elle, peux-tu te rendre aux réserves et demander des bougies, des draps propres et du linge pour une semaine ?
Le dénommé Lenneth acquiesça et partit comme une flèche. Tora invita Eusebio à s’asseoir dans l’un des sièges disparates qui entouraient une petite table, sur laquelle on avait disposé des tasses, quelques gâteaux et des fruits secs. L’herboriste se rendit compte, en sentant la délicieuse odeur d’épices et le délicat fumet du thé chaud, à quel point il était affamé. Avec un sourire compréhensif, Tora l’autorisa à se servir – après tout, lui dit-elle, c’était son privilège, en tant que Kraft Lusragan. La jeune femme, pendant qu’il grignotait un gâteau roulé à la cannelle, lui servit du thé, et lui expliqua que la société de Pizance était basée sur un système de castes, au nombre de cinq – les Yule, ou les « grands », les Sisä, « âmes », les Vikar, « corps », les Kraft, « mains sacrées », et les Man, « issus de l’argile ». Chaque caste comptait plusieurs rangs, dont Eusebio connaissait maintenant quelques dénominations : le Censor – ou Censora lorsqu’il s’agissait d’une femme – désignait le magistrat chargé du recensement et des registres de comptes ; l’archiatre était, en quelque sorte, à la tête du sanatorium, et un Lusragan, son subordonné, se chargeait des menues tâches liées entre autres aux préparations de remèdes, soins, nettoyage des chambres.
– Ne vous souciez pas de la Sisä Censora, fit Tora avec un sourire alors que Lenneth revenait vers eux, elle est toujours comme ça.
Eusebio acquiesça. Il vit avec joie que Lenneth tenait dans ses bras, en plus de ce que lui avait demandé Tora, ses maigres possessions : son manteau de feutre, son béret, le petit herbier et le parchemin, son couteau de poche. À la vue du briquet à alcool d’Abbott, il sentit une nostalgie puissante enserrer son cœur.
Au dehors, des cloches retentirent, résonnant à la volée. Tora indiqua qu’il s’agissait de l’Heure Hespéros, annonçant la fin de la journée. Et en effet, les hommes et les femmes – qu’Eusebio devrait maintenant considérer comme des confrères – rangèrent leurs ustensiles et regagnèrent leurs quartiers, dans un silence seulement dérangé par le son des cloches et le frottement du tissu contre les meubles et le sol de pierre. Tora raccompagna Eusebio à sa chambre et lui signifia que son souper lui serait apporté, exceptionnellement, dans un moment – après quoi, il devrait se rendre au réfectoire, comme les autres. Puis elle le laissa seul, pensif, désemparé, se sentant lamentable et infiniment triste.
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