Chapitre 7 - Opium (partie 2)
Comprenant que le sujet était clos, quand bien même ses interrogations étaient plus nombreuses encore qu’auparavant, fourmillant dans son crâne en un flot noir irrépressible et inextinguible, Eusebio se résigna.
– Pourquoi me drogue-t-on ? soupira-t-il.
– Parce qu’on ne quitte pas Pizance. Tu aurais dû t’en souvenir.
Devant l’air interrogateur d’Eusebio, Arminius ajouta :
– Te rappelles-tu la dernière fois où tu as demandé quand tu pourrais rentrer ? Sais-tu depuis quand tu es ici, à Pizance ?
L’herboriste ouvrit la bouche, mais la réponse se coinça dans sa gorge. Il s’aperçut qu’il était incapable de se rappeler le décompte exact du temps passé à Pizance. Étaient-ce des jours ? des semaines ? des mois ? Tout cela lui parut absurde : il ne pouvait pas être resté si longtemps. La saison ne s’était pas encore adoucie, la neige et le froid poursuivant leur lent ouvrage. Quand bien même l’hiver était réputé pour être rude et long en montagne...
– Je ne me rappelle qu’une seule fois ; à mon arrivée ici. J’ai posé la question à Tora.
– L’Archiatre Arbogaste ?
Eusebio opina, embarrassé à l’idée que son trouble fût visible sur son visage, et gêné d’avoir spontanément nommé cette femme par son prénom devant Maître Arminius. Celui-ci ne sembla pas s’en formaliser ; un sourire étrange, d’une amère compassion, étira lentement ses lèvres, et il poursuivit, l’air de rien :
– Et depuis, tu n’as jamais plus demandé ?
L’herboriste dénia d’un signe de tête, déconcerté. Il reconnaissait les effets de l’opium sur son corps : euphorie, mauvais jugement, démangeaisons de la peau. Eusebio frotta pensivement les minuscules cicatrices, dans la paume de sa main et sur ses doigts ; il se souvint que ce narcotique était un analgésique puissant.
– Pourquoi... ? fit l’herboriste dans un murmure.
– Parce qu’on ne quitte pas Pizance, répéta Arminius en appuyant chaque mot. Mon père a jeté le discrédit sur sa propre famille en partant.
Le vieil homme se releva une nouvelle fois et fouilla dans une alvéole, le long du mur. Il en sortit un parchemin usé, soigneusement fermé par un ruban de soie bleu, qu’il ouvrit d’un geste précautionneux, grimaçant sous la douleur de l’arthrose. Il montra le contenu du document, couvert de lignes d’une écriture serrée et régulière.
– C’est un résumé de notre Code. Ici, à Pizance, nous fonctionnons selon un contrat social ; ce qui n’est pas utile disparaît. Pas pour rien que tu as été nommé Kraft Lusragan.
– Pourquoi ne puis-je pas partir ? Rejoindre mon village ?
– Ah, enfin une nouvelle question ! Je commençais à m’inquiéter.
Arminius donna le parchemin à Eusebio, puis se réinstalla le plus confortablement possible sur un coussin.
– Tu ne peux pas partir parce que tu connais l’existence de Pizance, et parce que Pizance préfère garder des prisonniers qui vénèrent sa mansuétude plutôt que condamner des étrangers potentiellement dangereux. Tes capacités sont utiles, alors Pizance les exploite ; en contrepartie, tu es nourri, logé, protégé, et soumis aux mêmes lois que tout le monde.
– Pourtant, votre père...
– Ah oui, Zygmund. T’a-t-il déjà raconté quoi que ce soit au sujet de Pizance ? S’est-il vanté, devant toi ou d’autres, de connaître une cité perdue en pleine montagne ?
– Non.
– Pourquoi, à ton avis ?
– Parce que personne, pas même moi, ne l’aurait cru.
– Humph, grogna Arminius en signe d’assentiment. Je vois que tu commences à comprendre.
– Et les personnes dans l’incapacité d’aider ? Les personnes âgées ? Les malades ? Et moi, si j’avais été un incapable, ou un simple d’esprit... ?
– Si je suis malade, je me fais soigner. Les maladies incurables et les handicaps mentaux, on s’efforce de les traiter ; c’est le rôle des Vikar Vidvani. Quant à moi, quand je ne pourrai plus exercer mon métier, un autre prendra ma place. C’est dans l’ordre des choses.
– Que deviendrez-vous alors ?
– J’irai là où on jugera bon de m’envoyer, répondit Arminius en haussant les épaules. Une maison de repos, un sanatorium, que sais-je.
Le vieil homme laissa le silence retomber. Il observa Eusebio qui, pensif, triturait la laine humide de ses bottes fourrées pour empêcher ses membres de trembler trop fort – le manque commençait à se faire sentir, sournoisement.
– Il reste une question essentielle, reprit Arminius au bout d’un moment. L’opium a inhibé ta mesure du temps. As-tu la moindre idée de la date de ton arrivée ici ?
Eusebio réfléchit encore, mais finit par dénier à nouveau d’un signe de tête.
– Alors, sache que cela fait un mois et demi que tu es à Pizance.
Sidéré, l’herboriste ne sut quoi répondre. Quarante-cinq jours ? Comment était-ce possible ? Comment avait-il pu délaisser ses priorités à ce point ? L’opium seul ne pouvait être entièrement responsable de cette sorte d’éclipse temporelle ; sa curiosité maladive devait y jouer un rôle certain.
Perdu, troublé, frissonnant, Eusebio sentit une nouvelle nausée, violente, le plier en deux. La mie partiellement digérée se fraya un chemin dans sa gorge, mêlée de bile et de bave, coulant sur son menton. Son estomac se tordait, à vide, douloureusement, lui arrachant un gémissement. La fièvre le gagna, les tremblements de son corps devenaient incoercibles. La peur, la souffrance, le manque, l’absurdité de sa situation tournaient en boucle dans son esprit, de façon obsessionnelle. S’efforçant de contenir ses pensées, Eusebio se concentra sur la douleur physique. Il sentit sur ses épaules les mains osseuses d’Arminius, qui le tapotait dans une tentative maladroite de compassion.
Eusebio prit conscience du chemin parcouru, de ce qu’il avait appris durant tout ce temps. Son regard erra, accrocha le parchemin qu’il avait laissé tomber alors que son estomac se contractait en spasmes lancinants. Les caractères s’imprimèrent d’instinct dans son esprit et, à travers les brumes nauséeuses, il déchiffra les signes, les phonèmes, les mots, les phrases. Il s’aperçut qu’il savait lire, qu’il saurait désormais écrire sans que sa pensée ou sa main ne viennent plus hésiter, buter, raturer, recommencer. L’herboriste ferma les yeux si fort que des étoiles dansèrent derrière ses paupières.
– Je n’ai plus rien à t’apprendre, dit Arminius comme s’il avait lu en lui.
– Je vous en prie... gémit Eusebio.
Mais le vieil homme, faisant mine de ne pas l’entendre, poursuivit :
– Demain, c’est le Dèïauff.
– Et alors ? souffla l’herboriste, acerbe.
– C’est un jour chômé. Au lieu de tourner en rond et de ruminer tes pensées, l’Artifex Zenteï te conduira à Nassadja. Tu devrais y trouver bon nombre de tes réponses.
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