Chapitre 9 - Nassadja (partie 2)
Il salua avec respect deux Veilleurs à l’entrée. Eusebio l’imita, s’inclinant sur ses mains croisées devant lui, n’osant dévisager les masques mortuaires qui le fixaient sans paraître le voir. Un frisson lui glaça l’échine. Il ne fut que trop heureux de s’éloigner, suivant Al dont l’écho des pas s’éteignait sous l’écrasante quiétude des lieux.
Mais l’herboriste se laissa vite distancer, fasciné par la majesté du Panthéon. Sous une hauteur vertigineuse, d’interminables fenêtres à croisées multiples laissaient entrer un flot aveuglant de lumière. Quelques-unes, ouvragées de pièces de verre peint, dessinaient sur le sol dallé des motifs changeants, colorés. Des corridors et des alcôves s’ouvraient de tous côtés, où Eusebio entraperçut statues, autels, tapis chamarrés, drapés de soie, volutes odorantes d’encens, boiseries dorées. Il était tellement envoûté par ces bribes de cultes, qu’il heurta durement une des nombreuses colonnes qui décoraient le grand vestibule d’entrée. Retenant un murmure douloureux, Eusebio examina plus attentivement le pilier. Il était gravé, sur toute sa surface, de noms aux sonorités étranges ; l’apothicaire en déchiffra certains, d’autres se confondaient, à demi effacés par le temps, ou se perdaient à mesure que la colonne s’élevait vers les hauteurs. Érebos, Hestia, Aphrodite, Nyx, Dioné, Cronos, Japet...
– Ce sont les divinités que l’on appelait « grecques », dit alors une voix derrière lui.
Eusebio, surpris, arraché de sa contemplation, se tourna vers l’inconnu. C’était un vieil homme tassé sur lui-même, comme cassé, perché sur une canne de bois noueux. De son visage parcheminé, aux traits ridés, émanait une douceur simple et généreuse. De longs cheveux d’un blanc pur tombaient sur ses épaules chétives.
– Voyez, continua le vieillard, sur cette autre colonne ?
L’apothicaire jeta un coup d’œil attentif là où l’autre pointait du doigt : les noms de Susanoo, Amaterasu, Fujin, Izanagi se mêlaient à des signes étranges, presque cabalistiques.
– Les dieux d’un peuple nommé « japonais », expliqua-t-il. Leurs noms sont gravés plusieurs fois, car on utilisait alors des caractères différents.
Un étau incroyable se resserra autour de la gorge d’Eusebio alors qu’il ouvrait la bouche pour parler. Ses poumons se vidèrent en un souffle de tout l’air qu’ils contenaient ; suffoquant, tâtonnant, cherchant à inspirer de façon désespérée, il vit, à travers ses larmes cuisantes, derrière le vieillard, le masque de mort qui le contemplait d’un œil vide et froid. Dans un vain sursaut, tombant à genoux, Eusebio se rappela les paroles de Kiaran Zenteï : « Une fois dans Nassadja, tu devras garder un silence absolu. Les Veilleurs n’aiment pas que les non-initiés troublent le repos des divins. » C’est alors que le vieil homme balaya l’air d’une main presque désinvolte, et que, dans un hoquet tonitruant, une goulée d’oxygène bienfaiteur envahit les poumons d’Eusebio.
– J’autorise cet homme, Veilleur, fit le vieillard d’un ton sec.
La créature inclina la tête de côté, peut-être intriguée, ou sarcastique, mais ses yeux n’exprimaient rien. Eusebio ne pouvait en détacher les siens ; un long frémissement glacé le parcourut tout entier. Le masque à tête de mort ne laissait paraître que le regard, tout le reste du corps étant dissimulé sous une djellaba ébène ourlée de fils d’argent, et dont la capuche, rabattue sur le front, cachait dans son ombre les oreilles, la mâchoire, le cou. De larges bracelets de cuir enserraient les poignets, sur le tissu noir qui couvrait la peau, et de longues plumes couleur de cendre y avaient été attachées. Même les mains étaient couvertes par des gants de cuir, affinant encore les doigts qui semblaient des serres de rapace.
– Je vous prie de m’excuser, j’ai tendance à oublier que je bénéficie du privilège de la Voix dans ce temple... fit le vieillard avec un sourire contrit.
Une poigne puissante saisit Eusebio par le coude et le releva sans douceur.
– Primat Yule Neser, chuchota Al en obligeant l’herboriste à s’incliner avec respect.
Eusebio leva le regard. Un sourire sarcastique s’était profilé sur les lèvres du vieil homme. Quant à la créature derrière lui – celle que le Primat Neser avait nommée « Veilleur –, elle avait disparu.
– Vikar Artifex Zenteï, cela faisait bien longtemps que je ne vous avais pas vu ici... J’allais finir par croire que vous nous fuyiez.
Al ne répondit rien, se contentant de fixer de ses prunelles vermeilles celui qu’il avait appelé « primat ».
– Vous êtes doté du privilège du Murmure, poursuivit le vieillard d’un ton détaché, auriez-vous oublié les formules consacrées ? Pourquoi ne pas répondre à ses questions muettes ?
L’arrogance soudaine dont le Primat faisait preuve à l’égard d’Al le découvrit sous un jour totalement inattendu, et Eusebio ne le trouva plus si sympathique, malgré le fait qu’il lui avait probablement sauvé la vie. La tension entre les deux hommes était presque palpable. Al, au prix d’un effort apparent pour se contenir, détacha soigneusement chacune de ses syllabes, comme s’il lui fallait les cracher une à une :
– Recevez la Grâce, Primat Yule Neser. Veuillez excuser mon enthousiasme malsain à accueillir cet homme comme il se doit. Mon attitude n’est pas propice au calme de ces lieux.
Le vieillard accueillit ces paroles d’un signe de tête satisfait puis, d’un geste hautain, s’éloigna sans un mot de plus.
Rares étaient les bénéficiaires du privilège de la Voix, aussi Al et Eusebio poursuivirent leur chemin en murmurant, attentifs aux créatures aux masques de mort qui veillaient au Silence. Le petit homme le mena à travers un dédale de corridors, détours et galeries dont l’herboriste perdit vite le compte.
– Je hais cet homme, rageait Al, mais j’admets que sans lui, tu serais mort asphyxié.
Eusebio se frotta la gorge à ce souvenir.
– Cela étant, poursuivit le petit homme en le fixant de ses prunelles vermillon, je me demande quel intérêt malsain te doit d’être encore en vie.
– Je l’ignore... fit l’herboriste en haussant les épaules. Penses-tu réellement que son geste était intéressé ?
– Quand on connaît le Primat Neser comme je le connais, je n’en doute pas, persifla Al. J’ose croire que le Primat Sisä nommé prochainement ne fera pas partie de la même engeance.
Eusebio perçut, dans la voix de son guide, ironie et haine mêlées. Il préféra changer de sujet.
– Est-ce Maître Arminius qui t’a demandé de me conduire à Nassadja ?
– Oui, chuchota Al. J’avais moi-même une obligation au Palais aujourd’hui.
– Sais-tu dans quel but ?
– Il ne me l’a pas précisé. Arminius est un vieux fou excentrique, son discernement me laisse parfois perplexe. Il m’a simplement demandé de te conduire là où tu trouveras des « réponses ». Je ne vois qu’un seul endroit qui corresponde à cette définition...
Le petit homme s’arrêta devant une percée au linteau bas, la seule porte dans le long couloir qu’ils venaient de parcourir. Il souleva la lourde tenture qui en fermait l’accès et invita Eusebio à le suivre.
Ce qu’il vit le laissa sans voix, bouche bée, et des larmes vinrent lui brouiller la vue.
– ... la bibliothèque, compléta Al.
Mais le petit homme n’avait nul besoin de le préciser, et d’ailleurs, Eusebio ne l’entendait plus.
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