Chapitre 12 - Escapades (partie 2)

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À sa gauche, l’immense Porte d’Onyx semblait en absorber la lumière. Même les pâles rayons de lune ne parvenaient à faire naître le moindre reflet à la surface des écrasants vantaux couleur de ténèbres sans fond. Étrangement pourtant, l’ébène mate frissonnait parfois d’ondulations sinistres, comme si la porte respirait. Certains disaient qu’elle barrait l’entrée d’un labyrinthe de galeries effondrées, courant jusqu’au cœur de la montagne ; d’autres, qu’il s’agissait de l’entrée du royaume des morts, et qu’on pouvait les entendre gratter les panneaux de pierre, les nuits de nouvelle lune.

Eusebio tourna le dos à la Porte et s’avança dans la ruelle qui longeait la Muraille. Il flâna au gré de son humeur, conscient du poids léger de la lampe dans sa main, de la douce chaleur que gardait son manteau, de son souffle transformé en buée dans l’air glacé, de la neige et du sable qui craquaient sous ses pas.

Ses pas le guidèrent, au hasard des ruelles silencieuses de Pizance – une fraîche tranquillité qui succédait avec bonheur aux ébats voluptueux surpris un peu plus tôt. Songeur, Eusebio souhaitait sincèrement être le seul à avoir découvert cette scène ; sans quoi, Moravia allait au-devant de graves ennuis. Les mots de la jeune femme retentissaient encore dans son esprit : elle avait évoqué un sort « pire que la mort », si elle était dénoncée... En serait-il de même pour son amant ? L’herboriste se promit de parler sans détours à Lenneth aussitôt qu’il le verrait.

– Eusebio ? Que fais-tu là ?

L’interpellé sursauta, laissant échapper un hoquet de surprise. Il se retourna, et son regard accrocha deux iris vermeils.

– Al, dit-il avec un soupir de soulagement, tu m’as fait peur.

– Ce n’était pas mon intention, excuse-moi.

Le petit homme tenait une lampe de fer noirci d’où filtrait une pâle lueur. Ses pieds avaient tracé un chemin dans la neige, depuis le perron d’une bâtisse semblable à celle où habitait Arminius. Al s’approcha d’Eusebio et lui adressa un sourire amical.

– Je t’ai aperçu par ma fenêtre. Tu profites du calme des rues ?

L’herboriste se contenta d’acquiescer. Al souffla dans son poing refermé, tentant de réchauffer ses doigts engourdis par le froid. Eusebio remarqua qu’il n’était effectivement vêtu que d’une tunique de coton et d’un pantalon lâche.

– Je rentre, annonça-t-il en claquant des dents. Puis-je t’offrir un thé pour te réchauffer ?

– Volontiers.

Le petit homme l’invita à le suivre et franchit le seuil de sa maison. La pièce de vie ne rappelait celle d’Arminius que par sa surface à peu près équivalente. Si le vieil homme avait un faible pour la sobriété, les tentures et coussins moelleux, Al, lui, avait en effet une toute autre conception du confort personnel : la pierre, sur la partie supérieure des murs, était blanchie à la chaux, et couverte de lattes de bois sombre en bas. Le revêtement blanc disparaissait presque sous un amas extraordinaire de colliers de plumes chamarrées, cadres colorés, schémas complexes et autres curiosités. D’énormes pots d’argile étaient disséminés à travers la pièce, supportant des troncs noueux chargés de feuilles persistantes – caroubiers, chênes, cèdres... – ou des plantes piquantes aux fleurs odorantes, disposées ça-et-là comme dans une véritable serre d’hiver. Les branches d’un eucalyptus frottaient leur feuillage odorant aux pierres du plafond. Des chandeliers astucieusement placés dispensaient une chaude lumière. Au centre de la pièce trônaient une petite table et ses quatre fauteuils dépareillés. Al laissa Eusebio s’installer et disparut dans la cuisine, dont l’arche s’encadrait d’un lierre grimpant. Bientôt, l’odeur piquante de menthe poivrée se fraya un chemin jusqu’aux narines de l’herboriste, et le petit homme revint, les bras chargés d’un plateau d’où dépassaient un petit service à thé ainsi que plusieurs assiettes garnies de fruits et de pâtisseries.

– Tu n’avais pas parlé d’un thé ? ironisa Eusebio.

– À Pizance, ce qu’on appelle un « thé » est un demi-mensonge pour désigner une vraie collation, répondit le petit homme le plus tranquillement du monde.

L’herboriste ne le crut qu’à moitié, mais ne refusa pas de goûter aux gâteaux que son hôte confectionnait lui-même. La drôle de manie d’Al consistait à ramollir aussi bien un coin de biscuit qu’un quartier de fruit dans sa boisson, laquelle, constata Eusebio avec plaisir, était agréablement parfumée et lui réchauffait les entrailles.

– Que faisais-tu dehors, par ce temps ? demanda Al en sirotant son thé.

– Je flânais.

– Besoin de prendre l’air après ton Intronisation ?

– Exactement. Où étais-tu, d’ailleurs ? Tu as disparu peu de temps après notre arrivée dans la salle...

– Jusqu’à il y a quelques jours, je devais présenter une filleule au Consistoire, pour qu’elle accède aux fonctions d’Artifex, mais elle a changé d’avis. Nous devions nous rencontrer pour un dernier... échange, disons. Elle ne m’a toujours pas convaincu mais je n’ai pas voulu m’opposer à sa volonté. C’est une véritable tête de mule.

– Pourquoi ne veut-elle pas devenir Artifex ?

– Si, elle le veut, mais ne se sent pas prête.

– À ce propos, Al, je me demandais...

– Hum ? grommela le petit homme en croquant dans une pâtisserie aux épices douces.

– A-t-on la possibilité d’accéder à d’autres fonctions ? Ta filleule ne se sentait-elle pas plutôt condamnée à rester Artifex toute sa vie ?

– Oh, bien sûr que tu peux évoluer dans un corps de métier ! Si elle change d’avis, Aneksi – ma filleule – aura tout à fait le droit de choisir la fonction de Vikar ou quelque chose d’autre, pourquoi pas Vocaliste, avec sa jolie voix. Un jour, tu seras sans doute amené à devenir Archiatre. Pensais-tu d’ailleurs que ta chère Tora Arbogaste l’ait été depuis sa plus tendre enfance ? demanda Al avec un sourire malicieux.

– On ne peut pas accéder à une autre caste ? dit Eusebio, désireux de détourner la conversation sur un terrain qui le fît moins rougir.

– Si. Mais les Man n’évoluent pas, et personne d’autre qu’un héritier Yule ne peut être Yule. Ou alors, quelqu’un désigné par la Pythie, mais cela reste rare.

– La Pythie ?

– Une Yule qui utilise les arts oratoires pour prédire l’avenir, deviner des mystères, et d’autres choses.

La curiosité de son invité semblant satisfaite, pour une fois – étrangement – Al leur resservit du thé et entreprit d’éplucher une petite pomme aigre.

– J’ai entendu Lenneth prononcer le mot « dalit » pour parler de la caste des Man. Pourquoi ? demanda Eusebio au bout d’un instant de calme qui sembla pourtant bien court au petit homme.

Celui-ci s’essuya les mains sur un torchon, posé sur un accoudoir, se pencha en avant et tira de sous le plateau de la table un petit coffre de bois, duquel il extirpa un rouleau de parchemin. Il le déplia, chercha un passage en murmurant entre ses lèvres, et s’exclama :

– Ah ! Le voilà... Il est dit dans ce traité de religion que « Au plus haut, derrière les Gardiens, les Rav-Nismakhin ou grands reconnus ; au-dessous d’eux, les Sisä, les âmes, puis les Vikar, les corps, et les Kraft comme mains sacrées. Laissés au dehors car issus de l’argile, les serviteurs... » Autrement dit, c’est ainsi depuis des millénaires, et ça n’a pas beaucoup changé... Mais je suppose que je ne réponds pas vraiment à ta question.

– Non, en effet. Mais je n’imaginais pas qu’une société comme Pizance applique à la lettre les écrits des Gardiens...

– Et de ce fait, ta ville, souligna Al d’un ton mordant, ayant aboli ce système de castes, te paraît bien meilleure et bienveillante, par rapport à la mienne.

– Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, plaida maladroitement l’herboriste.

– Mais tu l’as pensé, Eusebio, rétorqua le petit homme d’une voix adoucie. C’est là l’expression même de l’intolérance. Je ne peux pas dire que je cautionne toutes les lois qui régissent nos castes – j’en trouve même certaines complètement stupides, personne ici ne l’ignore. Mais c’est ainsi que nous fonctionnons à Pizance, et le progrès se manifeste par de petits pas hésitants, non par de grandes enjambées déterminées.

– Tu as raison. Pardonne-moi.

Al esquissa un geste évasif de la main, signe que c’était déjà oublié.

– Qu’est-ce qui te tracasse ? demanda-t-il face à l’expression à la fois contrite et absorbée d’Eusebio.

– Eh bien... Peut-être ne pourras-tu rien me dire, mais... sais-tu pour quelle raison les liens entre les Man et les autres castes sont tabous ? Le Prêche qui nous récitait les textes sacrés au moins trois fois à chaque Roimhtràth Féillean parlait d’une volonté des Gardiens de punir de prétendus infâmes et leurs descendants en les excluant de la société humaine... Est-ce que ce serait lié ?

– Tu devrais lire le début de ce traité, dit Al en lui tendant le parchemin. Ça te rafraîchira sûrement la mémoire.

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