Chapitre 12 - Escapades (partie 4)

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Tenant, pour l’instant, le froid à distance, la délicieuse collation offerte par Al pesait agréablement dans son estomac. Eusebio, par précaution et sans vraiment y songer, glissa la main dans son manteau, à la recherche de la thériaque.

Il ne trouva rien.

Tout d’abord perplexe, le jeune homme s’arrêta, fouilla de nouveau la poche, examina l’autre, les sourcils froncés, attentif au moindre repli, écartant un mouchoir, deux pièces de cuivre, un petit morceau de parchemin, une fleur d’hiver fanée. Mais le sachet dans lequel il avait mis le remède n’était pas là. Inquiet, puis fébrile, Eusebio se palpa, inspecta la neige autour de lui, remonta sa piste fraîche jusqu’au coin de la ruelle où il avait tourné. Son regard fiévreux, presque vitreux, sondait les ténèbres, en vain. Avait-il malencontreusement égaré le précieux sachet chez Al ? Se pouvait-il que le petit homme lui ait dérobé la thériaque ? Le cœur battant, Eusebio sentit les effets de l’opium prendre peu à peu possession de lui, s’emparer de sa raison, annihiler ses pensées. Une haine féroce envers Al, qui l’avait probablement empoisonné, étouffa dans un sursaut bref la bienheureuse léthargie qui envahissait doucement ses membres. Eusebio tomba à genoux et se fourra instinctivement deux doigts au fond de la gorge. Son corps protesta, un violent haut le corps le secoua tout entier. L’herboriste ferma les yeux tandis que la collation d’Al, transformée en bouillie ignoble, se frayait un chemin douloureux jusqu’à sa bouche. Les poings crispés, les larmes ruisselant sur ses joues, frissonnant de fièvre et de froid, Eusebio attendit que les derniers spasmes se fussent calmés. Enfin, il s’essuya les lèvres des doigts, qu’il nettoya avec un peu de neige, avant de se relever en tremblant.

Il reprit son chemin. Bien que se sentant affaibli, l’esprit envahi d’idées pernicieuses, comme encombré de scories, Eusebio était déterminé à retrouver de la thériaque, quel que soit le moyen – quitte à retourner en dérober à l’officine, et bien qu’il sache parfaitement ce qu’il risquait s’il se faisait surprendre. Le jeune homme parvint jusqu’au Guet en titubant, se frayant difficilement un chemin malgré la couche de neige fine. Il grimpa les marches, parcourut un corridor, puis une galerie, s’efforça de faire bonne figure devant le Wachter – heureusement la seule âme qu’il croisât – en faction non loin du Quartier d’Enceinte. Eusebio se dirigea vers la salle commune des Lusragan, pivota sur lui-même, s’éloigna rapidement en direction de l’officine dès qu’il ne sentit plus l’œil tatoué sur la nuque de la sentinelle dans son dos. Oubliant toute prudence, sa conscience silencieuse, haletant, il se mit à courir à la vue de la porte de bois cerclée de fer, se jeta sur la poignée et appuya de toutes ses forces.

Mais le panneau de bois ne s’ouvrit pas. Eusebio, interdit, refusant de se plier à l’évidence, secoua vainement la tige de cuivre, avant que ne vienne affleurer, au bord de sa conscience, une pensée sarcastique, se frayant un chemin dans son esprit embrumé et malade : l’officine, passée une certaine heure, était fermée. Seul un Archiatre en possédait la clef.

– Non, non, non... geignit-il, pleurant presque de dépit et de rage.

Amer, le jeune homme se laissa glisser au sol. Que devait-il faire à présent ? Aller voir Tora, et tout lui dire, en espérant qu’elle ne fasse pas partie du complot qui visait à le retenir prisonnier de Pizance ? Retourner dans les ruelles à la recherche de Maître Arminius, son seul allié – selon toute vraisemblance ?

Eusebio s’obligea à se relever, à la seule pensée qu’un Wachter puisse le trouver ici et lui poser des questions embarrassantes. Puis il se remit pesamment en marche. Il se doutait qu’il ne croiserait pas plus âme qui vive en retournant jusqu’au Guet, mais que dire des Wachter ? Ils se douteraient certainement de quelque chose. Eusebio songea qu’il devait prendre ce risque, s’il souhaitait recouvrer sa lucidité. Arminius pouvait – devait – lui venir en aide, ou il serait perdu, tel un pantin dépourvu de son âme, prisonnier à jamais de Pizance.

Au détour d’un corridor, perdu dans ses pensées lugubres, il ne vit pas la personne qui arrivait à sa droite, à l’angle du mur. Eusebio lui rentra dedans, purement et simplement. Le choc fut si rude que l’homme se serait retrouvé par terre, s’il n’avait pas eu le réflexe de se retenir à une saillie pierreuse.

– Eusebio ! s’exclama Lenneth en le reconnaissant. Qu’est-ce que... tu vas bien ?

L’extrême pâleur du visage de son ami, ses yeux hagards, comme fous, qui semblaient voir à travers lui, l’effrayèrent tout d’abord – il crut même s’être retrouvé face à un esprit, ayant pris la forme de son ami et errant au hasard des couloirs. Mais Lenneth, se reprenant, attrapa le bras de l’herboriste et l’entraîna à sa suite. Eusebio ne songea pas à l’en dissuader, épuisé par la fièvre – et à vrai dire, l’idée même de répondre à Lenneth ne lui vint pas à l’esprit. Ses mots lui parvenaient comme dans un brouillard, une sorte d’assemblage de sons indistincts, confus.

– Viens. Je te conduis dans tes quartiers. Tu as l’air malade.

Ils franchirent la porte de la salle commune, puis le seuil de sa chambre, Eusebio fermement soutenu par le jeune Lusragan. Sa cellule sentait un peu le renfermé ; Lenneth déposa son ami sur son lit, ouvrit la petite fenêtre ronde. L’air frais envahit la pièce, chassant les vapeurs confinées de la chambre. C’est lorsque Lenneth alluma les chandelles qu’Eusebio aperçut, posé sur la commode, un petit sachet. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, sembla se décrocher, laissant à Eusebio une impression de soulagement vertigineux.

– Eusebio ? Tu vas bien ? s’enquit Lenneth en se tournant vers lui.

– Oui, mieux, merci, articula-t-il. Tu peux t’en aller, maintenant.

– Et te laisser alors que tu es malade ? Et puis quoi, encore ?

– Je t’assure, Lenneth, tenta l’herboriste avec un pâle sourire. J’ai dû mal digérer l’un des mets qui a été servi après la cérémonie d’Intronisation...

– Tu n’as quasiment rien mangé, rétorqua le jeune Lusragan, plein de compassion. Et à ma connaissance, personne d’autre n’est malade.

– Ah oui, concéda Eusebio, maudissant l’attention de Lenneth et réfléchissant à une excuse valable, alors c’est le vin, je dois mal le supporter.

Il ne pouvait détacher son regard de la thériaque, à peine à une coudée de distance, conscient de l’inquiétude manifeste de son ami, mais n’espérant qu’une chose : qu’il parte. Eusebio devait avoir l’air convainquant – était-ce ses yeux rouges ? son élocution pâteuse ? son sourire rassurant ? son haleine qui sentait l’aigre, comme un remugle d’ivresse ? – car Lenneth, après l’avoir dévisagé pendant ce qui sembla à l’herboriste une éternité, poussa un soupir.

– Bon, très bien. Repose-toi cette nuit, je viendrai te chercher demain.

– D’accord. Merci, Lenneth.

Le jeune Lusragan lui adressa un sourire à moitié convaincu seulement. Enfin, il sortit de la chambre, refermant la porte derrière lui avec une lenteur exaspérante. À voix basse, Eusebio s’efforça de compter nerveusement jusqu’à vingt après que les pas de Lenneth se fussent éloignés.

Sans attendre plus longtemps, l’herboriste attrapa entre ses doigts fébriles le précieux sachet de thériaque, l’ouvrit, engloutit une dose trop vite, au risque de s’étouffer. Le goût âcre lui brûla la gorge, le faisant tousser. Le remède, dans son estomac vide, fit rapidement effet ; Eusebio ne tarda pas à recracher une bile amère, penché sur une cuvette de cuivre qu’il eut à peine le temps de saisir. Agenouillé au sol, il laissa les spasmes se calmer, puisa un peu d’eau dans la vasque, sur la commode, et fit un brin de toilette sommaire. Après quoi, soulagé, il vida le contenu de la bassine par la fenêtre, se dévêtit, se glissa entre les draps et sombra aussitôt dans le sommeil.

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