Chapitre 14 - Lusragan (partie 4)
Eusebio ignorait la signification de ce cercle – le trait était si appuyé, si agressif, qu’il avait en partie déchiré le parchemin. De même, la raison pour laquelle Maître Zygmund était parti sans son précieux plan lui échappait. Avait-il peur de se compromettre avec ce papier dans sa poche, ou de le perdre d’une quelconque manière ? Une réflexion plus judicieuse lui fit plutôt penser qu’il revenait aussi souvent que possible reporter ses nouvelles remarques, ses récentes explorations, sur le parchemin soigneusement dissimulé dans ces rayonnages. Mais pourquoi ici, alors que Zygmund Hasko ne parvenait qu’à grand-peine à déchiffrer une simple liste d’ingrédients ? L’idée même de sa simple présence dans une bibliothèque tenait d’un non-sens, c’était là une aberration des plus incongrues. Et pourtant, le parchemin qu’Eusebio tenait entre ses doigts portait la signature de son vieil ami.
Le jeune homme replia la feuille et la glissa dans sa besace, puis rangea l’ouvrage d’Helkor Leg Manlien sur son rayonnage. Il n’avait que trop tardé ; il était temps pour lui de regagner le Quartier d’Enceinte et de prendre son quart auprès des malades.
Après un souper glané aux cuisines et pris sur le pouce, Eusebio se rendit à l’infirmerie. La chambre qu’il occupait lui-même lors de sa convalescence, à son arrivée à Pizance, était désormais celle d’une adolescente qui se remettait d’un mal commun – une inflammation du cæcum qu’un Archiatre lui avait retiré lors d’une résection de routine.
On confia aux soins du jeune homme un Kraft Elkhêmi, brûlé aux bras et au torse. C’eût pu être bien plus grave encore cependant, sans la protection de ses épais gants de cuir et son plastron niellé de fer, qui avaient fondu sur sa peau au moment où une cuve de métal en fusion s’était renversée sur lui. Eusebio demanda d’abord à l’apprentie Lusragan qui l’assistait de retirer les lourdes perles de métal des Elkhêmi – étain, fer, or, mercure, argent, plomb et cuivre, crut reconnaître l’herboriste – qui ornaient les cheveux trempés de sueur, tandis qu’il attachait les poignets intacts, le corps et les jambes de leur patient aux sangles du lit, le retenant en position assise. Puis, sous sa férule, la Lusragan commença à découper les vêtements carbonisés, mais elle eut beau faire preuve de bonne volonté et d’une remarquable douceur, les geignements réprimés du Kraft Elkhêmi se transformaient en hurlements de bête sauvage dès que le métal froid des ciseaux touchait sa peau brûlée. Un instinct animal le faisait ruer en vain sur le lit, malgré ses entraves. Eusebio finit par prendre l’outil des mains tremblantes de la jeune fille, dont les yeux se remplissaient de larmes, et à l’aide d’une pince, avec une extrême délicatesse, imperturbable face aux injures à sa mère que lui vociférait le Kraft Elkhêmi au milieu de ses rugissements de douleur, il retira les morceaux de cuir et de fer fondu collés à la chair.
Des cloques gorgées de pus jaunâtre s’étendaient sur toute la longueur des bras, sur une partie du torse, et commençaient à suinter. Par endroits, la peau ressortait d’un blanc laiteux. Eusebio s’attacha à observer le reste du corps : une partie des cheveux et des poils était calcinée, la peau du visage et du cou présentait de légères rougeurs dues aux fumées dégagées par le métal en fusion. Cependant, une partie de l’avant-bras gauche, ainsi que le coude, inquiétait sérieusement Eusebio : ici, la peau prenait une sinistre couleur brune, le fer du plastron s’était, en se liquéfiant, comme soudé à l’épiderme, mais le Kraft Elkhêmi réagit à peine lorsque l’herboriste parvint à en extirper les morceaux.
Après s’être assuré que les accès de rage vindicative du patient s’étaient calmés, il exhorta la jeune Lusragan à écouter le cœur, les poumons, les organes internes, avant de l’aider à en conclure que seule la peau avait été touchée.
– Fort heureusement pour vous, annonça l’herboriste en se tournant vers le brûlé, pantelant de douleur sur son lit.
– Pardon, grogna l’Elkhêmi en réprimant une plainte alors que la Lusragan lavait ses brûlures à l’aide d’un linge tiède, mais pour l’instant je suis pas franchement d’accord avec vous.
– Vous devriez plutôt demander pardon à ma mère, rétorqua Eusebio, ainsi qu’à cette jeune fille.
Il ronchonna des excuses de mauvaise grâce, mais adressa tout de même un sourire grimaçant, à la fois penaud et bougon, à la Lusragan.
– Allez chercher l’Archiatre en fonction, enjoignit Eusebio à son assistante une fois qu’elle eût fini de nettoyer les plaies. Je voudrais qu’elle examine cette brûlure sur le bras.
Elle obtempéra et sortit, refermant doucement la porte derrière elle.
– C’est si moche que ça ? demanda le Kraft.
– J’avoue que ça m’inquiète un peu. Dites-moi comment c’est arrivé.
L’Elkhêmi ne répondit pas tout de suite, attentif aux gestes légers d’Eusebio qui enduisait ses brûlures d’un onguent antiseptique.
– Je faisais fondre du métal à la forge.
– Ça, je le savais déjà, maugréa Eusebio devant la réticence visible de l’Elkhêmi. Et donc ?
– Sous la chaleur, la cuve s’est fendue, et son contenu s’est renversé sur moi.
– Comment est-il possible que vous soyez resté si près d’un récipient qui contenait du métal en fusion ? Vous étiez seul à faire un travail dangereux, c’est un forgeron qui vous a trouvé, attiré par vos hurlements ! Êtes-vous inconscient ?
– Vous savez pas de quoi vous parlez, murmura l’Elkhêmi d’une voix sourde de menace.
– Oh, c’est vous, fit la voix de Tora à la porte. Vous m’avez fait demander ?
Eusebio ravala sa curiosité, le cœur soudain battant la chamade. Il s’obligea à se conduire en Lusragan digne de ses fonctions, énonça les différentes mesures déjà prises pour soigner l’Elkhêmi, montra la peau noirâtre du coude et de l’avant-bras. L’Archiatre Arbogaste opina, examinant à son tour la brûlure. Puis, elle demanda à l’herboriste de poursuivre les soins antiseptiques, avant d’envelopper les parties brûlées par des bandages serrés.
– Vous aurez besoin d’une surveillance accrue pendant trois semaines, expliqua Tora en fixant une dernière épingle, sur le torse. Après quoi, si la peau ne cicatrise pas d’elle-même, nous serons obligés d’amputer.
Le Kraft Elkhêmi blêmit, mais ne répondit pas. L’Archiatre se tourna vers Eusebio.
– Vous veillerez à faire changer les pansements au moins deux fois par jour. Il ne faut pas que la peau s’infecte ou se gangrène.
– Très bien.
Le jeune homme ne pouvait s’empêcher de penser au sourire chaleureux de Tora, à ses gestes qui lui avaient paru si tendres, à sa brève étreinte, la veille, lors de la cérémonie d’intronisation. Mais ici, dans cette chambre de l’infirmerie, elle adoptait une attitude si froide, si conventionnelle, qu’Eusebio crut sentir que quelque chose de presque palpable s’était installé entre eux. Une distance méfiante, un malaise réciproque.
Tora se rinça les mains dans une bassine d’eau tiède et salua l’apothicaire d’un signe de tête compassé.
– Bonsoir, Kraft Lusragan.
Ces mots lui firent l’effet de doigts brûlants de glace se resserrant sur son cœur.
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