Chapitre 16 - Judas (partie 2)

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Neser fut tiré de ses réflexions par les signes d’impatience que montrait la Pythie. Des grognements de bête fauve s’échappaient de sa poitrine. Le sourire avait disparu de ses lèvres. Neser grommela des imprécations qu’elle ne pouvait entendre.

– Bon, voyons si un semblant de Rituel te fera parler, cette fois.

Il lui souffla son haleine au visage, tout près, et elle sentit les vibrations de l’air autour de la bouche du Primat. Manifestement tranquillisée, elle retourna à sa boîte à parfums.

Dans les rares manuscrits traitant de la Pythie et des mystères qui l’entouraient, dans tout le décorum étalé dans ces précieux parchemins, il était parvenu à comprendre le principe du Rituel, pendant lequel la fillette émettait ses Prédictions : elle s’installait au centre du Cercle, qui symbolisait son lien avec les Gardiens. C’était là tout ce qu’il avait pu tirer des riches et éparses fioritures disséminées dans toute la Bibliothèque. Neser espéra que cela suffise – son impatience, liée à un profond sentiment de malaise, allait grandissant.

À l’aide d’un bâton de craie qu’il fit glisser hors de sa manche, il traça autour de la gamine les contours d’un Cercle d’Appel : un grand croissant de lune aux pointes réunies, et un triangle, porte sur le Néant, dont les trois sommets venaient toucher l’orbe sélénite. La Pythie avait cessé de jouer avec les parfums et reniflait l’air, mais ne bougea pas, au soulagement du Primat. Il aurait dû alors la prendre par la main pour l’accompagner où il le voulait, et cette simple pensée le répugnait. Enfin, il se plaça à la limite extérieure du Cercle et lui insuffla une bribe d’énergie.

Il ne se passa rien.

Neser insista, insufflant plus de parcelles de sa puissance au Cercle, en vain.

La Pythie, le visage levé vers lui, semblait le narguer doucement, un sourire satisfait étirant ses lèvres. Ses yeux morts le mirent mal à l’aise, comme si, soudain, ils pouvaient voir à travers lui. Dans un accès soudain, la rage, fulgurante, embrasa son esprit, et le Primat jeta la craie aux pieds de la gamine. Le bâton blanchâtre se brisa. Neser, écœuré, se détourna et regagna l’entrée de l’étroit passage.

Au moment où il posait la main sur l’encadrement de pierres, une pression monstrueuse vint soudain s’écraser sur tout son corps, le contraignant à s’agenouiller. Ses membres lui semblèrent tout d’un coup faits de plomb. Le contact rude de l’arrête de grès contre ses jambes et ses bras lui arracha un cri, la rugosité glacée des dalles lui rentra dans la peau. Neser serra les mâchoires tant la douleur, violente, infinie, vociférait jusqu’au bout de ses ongles.

Et la Voix de la Pythie retentit, démultipliée, écho de secrets morts et de noirs cauchemars, vibrant jusque dans son crâne, paraissant même naître dans son esprit. Le Primat voulut hurler pour ne pas l’entendre, ne réussit qu’à joindre sa propre voix au vacarme incommensurable qui grondait, tonnait, éclata, l’exhortait à la démence.

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Une terreur brute, abyssale, l’avait envahi. L’étau d’un vertige effroyable lui enserra la poitrine. Il tendit vainement les doigts vers l’abri que constituait l’ombre du couloir, vit son bras comprimé sur les dalles, comme martelé de coups invisibles, criblé d’angles étranges et de bosses, sur le point d’être broyé. Neser hurla de nouveau. Il se perdait lui-même. Des larmes cuisantes roulèrent sur ses joues.

luisterתקשיבescuchaascoltamiслушайhörmirاسمعéisdάχούεlisten

Il entendait sans comprendre, et pourtant l’ordre s’imprima dans son cerveau, sa bouche se referma malgré lui. Sa respiration hachée, sifflante, saccadée, lui brûlait les poumons. Une odeur de craie et de poussière, de fer et de pourriture, emplit ses narines. La Voix explosa dans sa tête. Neser tenta de fermer les yeux.

hwæt!nulautrequel!oracle!nepeutmentendrenulautrenulautretunepeuxtendéfendre

Une sorte de mélopée discordante, rythmée, qui résonna désagréablement au plus profond de ses entrailles, fouissant, creusant, marquant sa chair. La Voix riait, chuchotait, pleurait, hurlait, à intervalles irréguliers, et toutefois, toujours en même temps. Perdu, au bord de la folie, Neser sentit son corps propulsé vers l’avant, aperçut la gueule béante du Néant fondre sur lui – et le corridor se referma dans son dos, soudain muet comme une ombre.

Il resta attentif au mugissement de son sang dans ses oreilles, au martèlement de son cœur entre ses côtes, le regard fixe et vide, geignant doucement. Neser osa lever les yeux et se tourna lentement vers l’endroit où se situait l’ouverture dans le mur, quelques instants plus tôt, mais ne trouva que les éternels blocs de grès, éclairés par la faible lueur tremblotante de sa lampe à huile. Le Primat se releva, poussant sur ses bras et ses mains pour se hisser laborieusement vers le haut.

– Un cauchemar... ce devait être un cauchemar... chevrota-t-il, soulagé toutefois d’entendre sa propre voix.

Il s’humecta les lèvres, chercha le cercle de transmutation, sur la pierre d’angle. Un relent âcre parvint à ses narines alors qu’il fouillait le vide. Le mur, quoique couvert de toiles d’araignées poussiéreuses, était vierge.

Une colère sourde, froide, remplaça les bribes de peur onirique, lorsque Neser se rendit compte qu’il s’était oublié dans ses chausses, comme un vieillard. Le liquide chaud coula le long de sa jambe, tachant le tissu clair.

Guidé seulement par la haine et la rage, il ne se rappela pas vraiment son trajet de retour vers ses appartements, dans l’aile sud du Palais aux mille visages, s’estimant heureux de ne croiser personne.

Ce ne pouvait être qu’une hallucination, un délire sans nom, pas la réalité. Sinon, comment expliquer la présence de sa lampe à huile, près de lui, alors qu’il l’avait laissée au bord de l’ouverture – dans son cauchemar ? Pour le cercle de transmutation, il n’avait peut-être pas bien regardé, encore embourbé dans les fragments du songe, dans la semi-pénombre, seulement aidé de l’éclat faiblard d’une lampe... ou alors le tracé s’était en partie effacé. Lorsque les miasmes de ce rêve seraient tombés dans les limbes, puis dans l’oubli, il envisagerait de retourner voir la Pythie. Pour l’heure, sa colère ne lui servirait de rien.

En partie rasséréné, Neser se débarrassa de son pantalon souillé, de sa tunique, et se glissa dans le grand bassin d’eau chaude réservé à son usage, dans une pièce attenant à sa chambre. Une femme aux cheveux ras se leva à son approche et entra dans l’eau à sa suite.

Il laissa son regard dériver sur les riches ornementations des carreaux de faïence, envahi des effluves d’essence végétale – camomille et passiflore – tandis que la courtisane, assise sur ses genoux, ses longues jambes lisses croisées dans le dos du Primat, subissait les coups de boutoir de ses hanches osseuses. Il la mordit au creux du bras jusqu’au sang, quand elle lâcha un râle sourd.

Après s’être rafraîchi et lavé, après avoir revêtu une tenue propre et attaché ses cheveux, Neser autorisa la femme à quitter son service. Un sourire satisfait étira ses lèvres à la vue des larmes qu’elle tentait vainement de retenir. Elle reviendrait, forcée par son statut. Le Primat savait sur quelle corde jouer pour assouvir son plaisir. Ces filles étaient des Man, après tout, ou peu s’en fallait – seul leur nom de « dîme », de tribut prélevé sur leur caste, les différenciait de celui de « dalit ». Elle s’échappa par une tenture dissimulant un petit couloir.

Égayé par sa séance de plaisirs, de nouveau totalement maître de lui, Neser siffla. Aussitôt, un serviteur se glissa sous la draperie, inclinant le buste et la tête en une marque de déférence et de crainte absolues.

– Maître... ?

– Fais venir Sveinn, ordonna le Primat d’un ton sec.

Le serviteur, qui n’osa pas lever les yeux de peur de croiser le regard de l’Inquisitor, ne vit pas le sourire malsain sur les lèvres de Neser.

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