Chapitre 17 - Échappatoire (Partie 3)
À peine plus grande que sa cellule de Lusragan, la salle de bain était entièrement tapissée de lattes de bois, dont les teintes, allant du pur ivoire de l’orme au hâle délicat de l’acajou, créaient de plaisants motifs géométriques. Au centre, les rebords d’une large baignoire de porcelaine, aux angles arrondis, dépassaient de quelques centimètres. Sous l’éclat des lampes, l’eau claire y miroitait comme dans une flaque peu profonde. Une légère vapeur s’attardait paresseusement à la surface. Quelques ustensiles, seaux et louches patientaient dans un coin ; sur un tabouret bas étaient disposés des pains de savon odorant, des brosses, une éponge et une pierre ponce, sur une pile de serviettes en lin. Eusebio se débarrassa de celle qui ceignait sa taille et entra précautionneusement dans le bassin. L’eau presque brûlante lui arracha une grimace. L’impression de faible profondeur était trompeuse – le jeune homme s’enfonça jusqu’au cou avant que ses fesses ne viennent toucher le fond de la baignoire. Il enleva ses perles de Lusragan et le fil de crin qui lui nouait les cheveux, démêla ceux-ci sommairement de ses doigts mouillés et plongea la tête sous l’eau. Il n’y resta que quelques secondes, attrapa ensuite un savon et s’en frictionna la tête, le visage, le cou, les épaules, le torse, les bras, les mains. Le jeune homme se récura soigneusement les ongles, se rinça une première fois en versant le contenu d’un seau sur sa tête. La mousse du savon était devenue noirâtre. Eusebio chercha la bonde du bout du pied, laissa le bassin se vider en frissonnant, puis ouvrit les petites vannes de cuivre qui ornaient l’un des rebords de la baignoire – le miracle de « l’eau courante » dont seuls les thermes bénéficiaient. La première fois que Lenneth l’avait conduit ici, un jour de Shabbat, et qu’il avait découvert cet ingénieux système, il n’avait pas voulu repartir avant d’en comprendre les plus minuscules mystères. L’herboriste en était ressorti grisé, émerveillé – et aussi sale qu’il y était entré, avec un Lenneth partagé entre l’amusement et la mauvaise humeur. C’est avec ce ravissement enfantin, teinté toutefois d’une sourde pointe de nostalgie envers son ignorance d’alors, qu’Eusebio regarda la baignoire se remplir à nouveau d’eau bien chaude.
Le pain de savon acheva sa courte existence entre ses doigts, tandis qu’il nettoyait le reste de son corps. Il inspecta méticuleusement sa peau rougie, à la recherche de morpions ou de puces, frotta sa chevelure pour en chasser les éventuels poux. À l’aide de la pierre ponce, il se débarrassa des peaux mortes ; dans un petit panier, à côté du tabouret, il dénicha une paire de ciseaux très fins, dont il se servit pour se couper les ongles. Un rasoir au manche d’ivoire lui permit de tailler sa barbe.
Tout en laissant l’eau s’écouler encore une fois, emportant les dernières impuretés, Eusebio, enveloppé d’un nuage de vapeur, s’assit sur le rebord de la baignoire, réfléchissant au véritable but de sa venue ici. Pour en avoir déjà exploré les moindres recoins, à l’affût d’une découverte sur le système de canalisations, le jeune homme se doutait qu’il trouverait certainement l’issue indiquée par le plan de Zygmund Hasko au niveau de la chaufferie. Des conduites de cuivre y menaient l’eau depuis le captage de la source, sous la montagne. Elles devaient être suffisamment larges pour permettre le passage d’un homme – celles qui distribuaient le précieux liquide aux fontaines et aux réservoirs d’eau potable de Pizance étaient bien trop fines.
L’herboriste se sécha avec soin, enroula une nouvelle pièce de lin autour de sa taille, chaussa les sandales et sortit de la salle de bain, faisant coulisser sans bruit le panneau de la porte derrière lui. Le couloir était plongé dans la pénombre. Quelques torchères, posées sur des éminences de pierre, diffusaient une lueur chiche, spectrale. Eusebio se dirigea vers une ouverture discrète, au fond du corridor, fermée d’un drap de toile grossière qui ondulait sous l’effet d’une chaleur d’étuve. Le jeune homme pouvait en sentir les effluves humides, épaisses, presque palpables, traverser le tissu. Il repoussa le rideau, aussitôt happé par la lourde atmosphère de la chaufferie. Le contraste entre la fraîcheur du corridor et la moiteur brûlante qui l’enveloppait comme un cocon le fit frissonner. Il descendit une volée de marches, guidé seulement par la flamme d’une lampe à huile – à mesure qu’il s’enfonçait un peu plus dans le sol, à chaque pas, la chaleur semblait plus forte, plus suffocante encore. Eusebio pouvait à peine respirer ; en parvenant dans la pièce circulaire où débouchait l’escalier, l’air était devenu irrespirable, et la sueur perlait par tous les pores de sa peau. Un foyer gigantesque, placé dans une petite chambre voûtée, vomissait des flammes tonitruantes. Le bois craquait, crépitait sous l’effet d’une ardeur déchaînée, faisant jaillir de violentes étincelles. La peau brûlée et rougie, illuminés de lueurs infernales, deux Man nourrissaient sans relâche le feu avide et furieux. Toute leur concentration fixée sur leur besogne implacable, ils saisissaient à pleines mains charbon et morceaux de bois, et jetaient le tout dans les flammes, si près, si près qu’ils paraissaient avoir entamé avec celles-ci une danse séduisante, flamboyante et mortelle.
Accompagné par le grondement de l’âtre et les expirations saccadées des Man, que semblaient assourdir les battements de son propre cœur, le jeune homme se glissa le long du muret qui donnait sur une pièce de service – la réserve de combustible. Il sentait la chaleur ronflante du foyer se diffuser à travers les pierres. Les thermes n’utilisaient qu’un système de canalisations, qui couraient à travers tout l’édifice pour y mener l’eau. Cette dernière était maintenue chaude par l’épaisse couche de mortier et de brique, entre les deux parois de pierre que constituaient les murs. Ce qui intéressait l’herboriste dépassait du sol, dans un recoin sombre de la salle. C’était un large tube de cuivre qui formait un coude au niveau des dalles, serpentait un moment, puis se scindait en plusieurs fines conduites qui perçaient le plafond à l’endroit où le manteau de l’énorme cheminée formait une saillie. Eusebio, ruisselant de sueur, le rythme de sa hâte pulsant dans ses oreilles, suivit de la paume la canalisation étonnamment fraîche, vers le renfoncement de la réserve, conscient que la cadence insoutenable se poursuivait, inlassablement, autour du feu.
L’apothicaire atteignit le mur, suivit des doigts le joint, palpa, les lèvres serrées, le mortier qui bouchait entièrement l’accès à une éventuelle sortie. Il étouffa un juron, lécha du bout de la langue la sueur qui venait perler sur sa bouche, désemparé et amer. Zygmund Hasko n’avait pas quitté Pizance par les thermes – il comprit alors seulement la signification du cercle hargneux laissé par son maître sur le plan : ce n’était pas une issue, mais une impasse. « Et voilà la raison pour laquelle le plan de Maître Hasko est toujours à la bibliothèque », songea l’herboriste avec un petit rire sarcastique, « il est certainement revenu pour biffer cet espoir d’évasion... Ce que j’ai pris pour un cercle ne devait être qu’une rature. » Il ne se le rappelait plus très bien ; la chaleur lui donnait le vertige, dans ce vacarme soudain plus oppressant. Du plat de la main, il s’épongea le front puis, jetant un dernier regard à son espérance bâclée, fit demi-tour, retourna dans la chaufferie et gagna l’escalier menant au couloir des salles de bain privatives.
Le courant d’air presque froid derrière la lourde tenture lui fit du bien. Le corridor était désormais plongé dans le noir complet – un vent coulis avait dû souffler les quelques chandelles disposées ça-et-là. Eusebio s’avança à tâtons, les yeux grands ouverts malgré l’obscurité, faisant glisser sa main droite le long de la paroi de pierre, attentif aux changements de texture, guettant le choc de ses doigts contre le bois d’une porte. Un maigre rai de lumière passait par un battant entrebâillé ; il aperçut l’angle d’un vestiaire, un petit tabouret sur lequel était posée une pile de serviettes, et franchit le seuil. Une seule cabine était occupée, non loin de celle où Eusebio avait laissé la thériaque. Le jeune homme s’y enferma, s’accroupit et fit glisser ses ongles sous la jointure, avant de soulever le morceau de dalle fendue.
Une douleur monstrueuse le heurta alors à l’arrière du crâne, et l’herboriste, exhalant une plainte où se mêlaient stupeur et souffrance, tomba à genoux, sonné, hébété. Il se secoua, voulut reprendre ses esprits, appeler à l’aide, mais une main chercha sa bouche, griffant ses joues, se plaqua sur ses lèvres, l’empêchant de crier. Il fut poussé sur quelques mètres, s’emmêla les jambes dans la serviette de lin qui glissa, il s’écroula de nouveau, ses genoux et ses hanches nues heurtant durement les dalles froides et saillantes ; il parvint à se redresser, résistant avec férocité contre l’étau de fer autour de son visage, et un autre choc l’atteignit violemment sur l’épaule, lui arrachant un hoquet de terreur. L’apothicaire s’effondra au sol, une furieuse grêle de coups l’atteignit à la poitrine, au ventre ; des fleurs de souffrance abyssale explosèrent, partout à la fois, éclatèrent dans ses reins, dans ses jambes, ses genoux. Les doigts calleux l’attrapèrent encore, l’empoignant cette fois par les cheveux, le traînant sur les mains et les pieds. Une porte s’ouvrit, il trébucha contre la marche, retenu par le coude de son agresseur qui lui écrasa soudain la gorge. Luttant pour une goulée d’air, hoquetant, Eusebio entraperçut, à travers le brouillard de larmes qui emplissait ses yeux, une grande étendue vaporeuse. Il sentit la violente poussée qui le propulsa dans le bassin, l’eau qui se referma sur lui, les griffes qui le maintenaient de force sous la surface ; des bulles de rage accompagnèrent ses mouvements désordonnés, désespérés pour échapper à la poigne puissante qui le tuait, résistant à l’irrépressible besoin d’inspirer une bouffée d’oxygène salvatrice.
Après un bref instant de lutte qui lui sembla une éternité, les poumons brûlants, à bout de forces, le jeune homme ouvrit la bouche, laissant sa gorge s’emplir de ténèbres.
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