Nuit sauvage à Herlihy

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Aujourd'hui, quelques minutes suffisent pour qu'une information fasse le tour du globe. Dans le Texas de mon enfance, il fallait des semaines pour avoir vent des rumeurs de la vallée voisine. Je crois que nous n'avions pas besoin d'en savoir davantage. L'ampleur du monde nous échappait. En étions-nous plus tristes ? Je ne crois pas.

Novembre effaçait le vert des arbres d'un été brûlant et interminable et laissait l'hiver s'installer. Les premières bourrasques froides balayaient la terre nue des champs et les forêts jusque-là impénétrables devenaient moins épaisses.

Une fièvre agitait Herlihy ce soir-là. Depuis la fermeture des classes en ce vendredi, nous étions sans nouvelles de Nellie Deere, la petite sœur de mon meilleur ami, Russell. Il était descendu chez les McDougall où la fillette jouait parfois. Cependant, personne ne l'y avait vue. L'amie de Nellie raconta qu'un homme les avait suivies depuis l'école, s'était arrêté au coin de la rue puis avait emboîté le pas à Nellie sur la route de terre. Il portait une salopette en denim et un chapeau mou.

La rumeur, suivie de près par l'inquiétude et la colère, se répandit comme une traînée de poudre à travers la ville. Les hommes sortirent leurs fusils, les femmes organisèrent le ravitaillement depuis la ferme Deere. On alluma des lanternes, on commença à fouiller chaque rue, chaque passage sombre, chaque recoin. On frappa à toutes les portes.

Rien. Le pire germait dans l'esprit des gens mais personne n'osait même le murmurer.

Un fermier du coin amena ses chiens. On commença à battre la campagne. Aucun endroit n'échappa à l'inspection des hommes aux visages fermés. Toutes les granges, tous les bosquets, toutes les mares.

Partout, la lueur des torches, taches vibrantes orangées dans le bleu épais du crépuscule, la clameur du prénom de la petite inlassablement scandée.

Avec Russell, nous suivions un groupe d'hommes au sein duquel se trouvaient nos deux pères. Nous remontions un chemin le long d'un champ de maïs. Les hautes tiges formaient une étouffante jungle brune autour de nous.

Dans cette travée mal éclairée, ma crainte de la violence naissante dans le cœur des hommes devint peur de ce qui se cache au plus profond des ténèbres.

Une Lune d'un rouge éclatant et étrangement mortifère se leva au-dessus du remblai de la voie ferrée au bout des champs délaissés. À un croisement avec une étroite allée, je remarquai plusieurs épis cassés. Mon père était déjà loin devant nous. Russell leva sa lampe tempête, révélant un morceau de bleu ciel dans le noir de la nuit. Un morceau de flanelle. Russell reconnut le tissu de la robe de sa sœur. Il hurla :

 " P'pa ! Ici ! Nellie ! "

Comme eux-mêmes criaient, il était difficile de savoir s'ils nous entendaient. Je m'enfonçais dans les profondeurs du champ avec mon ami. Plus loin, nous trouvâmes une chaussure puis l'un des rubans de ses cheveux.

Je connaissais à peine Nellie mais j'étais terrifié.

À une fourche, nous hésitâmes un moment. Je partis à droite, Russell à gauche. Les soupirs du vent glissaient entre les feuilles fanées des épis, me glaçaient les os et l'âme. Pour me donner un peu de courage, je dégainai mon lance-pierres et logeai dans la poche de cuir une bille d'acier récupérée sur un vieux roulement. À la lueur fantomatique de la Lune, je découvris un large trou dans la forêt d'épis.

Nellie était là, couchée sur le dos. Entièrement nue. Une tache noire et épaisse parcourait sa poitrine, grossissait à vue d'œil. Ce n'est pas l'image de cette blessure qui se grava dans ma mémoire jusqu'à aujourd'hui mais celle de ses grands yeux bleus fixant la voûte étoilée. À ce moment, je compris qu'ils contempleraient le ciel pour toujours. Un hurlement remonta de mes entrailles, je cherchais à l'étouffer comme on refoule une nausée, avec une main devant la bouche. En reculant, je tombai sur les fesses et le vis, révélé par un bruissement plus appuyé des plants.

Le fantôme du maïs.

Juste une silhouette noire sans visage ni forme. Aux couleurs de la nuit, il se découpait devant la Lune aux reflets de citrouille. Dans sa main, l'éclat d'une lame de couteau. Il avança d'un pas dans ma direction

Je me mis à hurler comme face à un démon. Les chiens me répondirent, étonnamment proches. Le fantôme hésita, fit demi-tour et s'enfuit en fracassant les épis sur son passage en direction de la voie ferrée. Je gueulai :

 " Papa ! Papa ! Il est là !

Peut-être par courage exacerbé, peut-être par rage envers l'ignoble, je me lançai à sa poursuite. Quand j'arrivai au bout du champ, devançant les beuglements des poursuivants, je le vis en haut du talus. Il trébucha sur les rails de la voie ferrée. À l'instant précis où il se redressa, l'élastique de mon lance-pierres claqua. Quand la bille d'acier le frappa au visage, il hurla de douleur et d'indignation. Un élan mesquin m'envahit. Le temps que les adultes me rejoignent, il avait disparu.

On ne le retrouva jamais. Au petit jour, le shérif découvrit sur le ballast un mouchoir taché de sang. Sa trace s'évanouit plus loin dans les remous de la Sabine River. Peut-être a-t-il été avalé par la forêt ou bien a-t-il continué sa route.

À cette époque, nombreux étaient les journaliers à bourlinguer de fermes en vallées, de comtés en états. Ce qui s'est passé à Herlihy cet automne-là n'a jamais été divulgué dans les villes voisines. Une pierre de plus dans le jardin de chaque habitant, une de plus dans mon cœur. L'une des plus lourdes.

Aujourd'hui, la vieillesse m'a rattrapé et je crains de regarder le maïs se courber sous le vent. Peut-être est-il encore là, à m'attendre.

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