Chapitre 1
Les pas pressés d'une jeune servante résonnaient dans les longs couloirs du château du Duc Rocen. Ses petits talons bas s'enfonçaient dans la moquette des tapis à rallonge. Elle s'efforçait de ne pas courir malgré le retard qu'elle continuait de prendre. Son maître, le Duc, lui avait expressément demandé de lui apporter en urgence un verre de Whisky et elle ne voulait pas se faire disputer pour avoir trainé le pas. Elle tourna dans la direction de l'aile ouest, il lui restait encore à atteindre le petit escalier du fond qui caracolait jusqu'au bureau du Duc. La servante aurait voulu accélérer, mais elle ne devait pas s'essouffler pour ne pas paraître en sueur face à son maître. Elle croisa d'autres domestiques qui lorgnaient sur son plateau d'argent où tintaient les glaçons du verre d'alcool. Le Duc buvait peu et il était rare qu'il demande ainsi une boisson en plein milieu de la matinée. Mais la missive inattendue en provenance du Palais Royal qui était arrivé, il y avait de cela quelques heures, en était surement la cause.
La servante arriva à l'embouchure de l'escalier, ralentissant le pas. Brusquement, une ombre blanche se glissa face à elle, manquant de lui faire renverser son plateau. La servante s'empressa de piétiner quelques pas en arrière pour laisser passer la jeune femme aux cheveux blond, presque blanc, qui se trouvait aux pieds des marches :
— Dame Syllen, pardonnez-moi ! s'empressa-t-elle de bafouiller en inclinant le buste.
Syllen se tenait droite dans son impeccable uniforme bleu marine boutonné jusqu'au col. Elle ne bougea pas, se contentant de battre lentement des cils passant de la servante à son plateau :
— C'est pour le Duc ?
Le son de sa voix coula lentement sur la jeune servante, lui donnant l'effet d'un ruisseau dont la fraicheur lui saisit la poitrine :
— Euh...oui, Madame.
D'un geste gracieux, la grande dame au teint de pêche et à la chevelure scintillante retira la paire de gants qui habillait ses mains. Elle s'approcha lentement de la jeune servante et saisit le plateau d'une main douce. L'un de ses doigts effleura la paume de la jeune fille :
— Laissez moi m'en charger. Monseigneur Rocen ne souhaite pas être dérangé. Il est en train de s'entretenir d'un sujet important. Vous pouvez disposer.
L'ordre ferme que Syllen venait de donner à la servante avait des notes douces et mielleuses. La jeune fille baissa les yeux, incapable de soutenir la prestance de la grande dame. Elle s'inclina promptement et s'enfuit dans les couloirs. Syllen la regarda s'éloigner, le plateau en main. Lorsque le jupon noir de la servante eut disparu dans un tournant, la jeune femme sourit. Elle posa le plateau sur l'escalier et se frotta les mains. Sur le bout de ses doigts, elle sentait frémir les états d'âme de la jeune servante.
Syllen était une Sombrune, d'un simple contact de la main, elle était capable de lire la personne, percevoir la moindre de ses pensées, ses états d'âme et les limbes de son passé. Elle se concentra pour laisser résonner en elle la vie de la jeune domestique. Elle percevait les pensée qu'elle avait pu avoir à l'instant où elle l'avait touchée. Les jours et les nuits qui composaient sa vie se mirent à défiler à toute vitesse au creux de la poitrine de Syllen qui se laissa embarquer dans sa contemplation. Lire une servante était une chose aisée pour Syllen qui avait appris à connaitre le moindre domestique vivant au château. En sa qualité de dame de la cour elle n'avait eu aucun mal à obtenir toutes les informations dont elle avait besoin pour comprendre ceux qui la servaient. Et heureusement, cette petite qui venait de s'enfuir était loin d'être la plus compliquée.
Il ne lui fallut qu'une fraction de seconde pour terminer et assimiler la lecture de cette jeune fille. Syllen posa le bout de ses doigts sur son front. Son corps se mit à trembler. La surface de sa peau ondula lentement, changeant les contours, les couleurs, la pigmentation. Syllen sentit son centre de gravité baisser et lorsqu'elle rouvrit les yeux, elle se vit plus basse de quelques centimètres. À présent elle était une parfaite copie physique de la jeune servante. Voilà ce qu'était une Sombrune, un être capable de prendre l'apparence des autres, si tant est qu'il parvienne à en comprendre le moindre aspect, la moindre pensée et ligne de conduite.
Syllen sentit ses joues rosir. La personnalité timide de la servante prenait le pas sur la sienne. La Métamorphose des Sombruns était un exercice très éprouvant et l'entrainement qu'elle avait reçu était rigoureux. Syllen ne devait pas se laisser enivrer par la personnalité de la servante, mais devait tout de même la garder en premier plan pour ne pas voir son masque tomber. Elle inspira longuement, tentant de calmer son coeur qui battait à tout rompre. Elle chercha des yeux le petit meuble du couloir dans lequel elle avait caché une tenue de domestique, subtiliser dans leurs dortoirs. Une chance pour elle qu'à cette heure, les buanderies des domestiques étaient inoccupées, elle avait pu ainsi s'emparer d'un habit convenable à la dernière minute. Il était certes dans ses habitudes de prendre l'apparence de domestiques, mais en général elle avait bien plus de temps pour s'y préparer. Le message que le Duc venait tout juste de recevoir l'avait pris au dépourvu.
Elle se changea promptement, certaine que personne ne passerait plus dans ce couloir, mais tout de même gênée de se mettre à nue devant les tableaux de familles qui ornaient les murs. Elle glissa son uniforme dans le petit meuble, saisit le plateau d'argent qui se trouvait sur les marches et trottina dans les escaliers pour atteindre à toute vitesse la porte du bureau du Duc Rocen Lockwall.
Deux gardes se trouvaient de part et d'autre de l'entrée et la toisèrent du regard. L'un d'entre eux fixa quelques instants le verre de Whisky avant de balancer la tête sèchement pour indiquer à la petite servante face à lui qu'elle pouvait entrer. Syllen, le regard honteux, baissa les yeux et toqua à la porte avant d'entrer. L'immense bureau de Rocen lui parut soudain bien plus imposant que d'habitude. Les hauts murs ornés de boiseries sombres semblaient l'écraser et le gigantesque tapis pourpre au sol lui avalait presque les chevilles. Elle se tint droite sur le pas de la porte, tendant son plateau en baissant la tête. Elle avait vu du coin de l'oeil la silhouette de Rocen se tourner vers elle. Le Duc avait stoppé sa conversation au moment où elle était entrée :
— C'est pas trop tôt ! grommela-t-il en avançant d'un pas lourd vers la fausse servante. Maintenant je ne veux plus être dérangé ! Vous direz à la gouvernante que je suis en rendez-vous et que je ne veux voir personne avant d'avoir fini.
Syllen sentit son ombre peser sur elle et vit ses pieds entrer dans son champ de vision. Le poids de son plateau s'allégea lorsque le Duc prit le verre. Elle ne bougea pas d'un pouce, attendant qu'il finisse son verre, mais surtout qu'il reprenne sa conversation sans se soucier d'elle. Mais l'ombre pesante du Duc resta fixée face à elle. Syllen dut se mordre la lèvre inférieure pour calmer l'angoisse naissante qui lui secouait la gorge. Brusquement, Rocen fit volte-face et tourna les talons en direction de son interlocuteur :
— Réflexion faite, je me sens fatigué. Jake, vous pouvez disposer, nous reprendrons cette discussion plus tard.
— Mais, Mon seigneur ! s'indigna l'homme avec lequel il discutait plus tôt.
Syllen leva légèrement les yeux, surprise de la réaction du Duc. Elle croisa furtivement le regard de ce dernier qui lui servit un léger sourire en coin :
— Ne discutez pas, Jake. ordonna le Duc en tournant la tête vers le moustachu qui se tenait droit comme un piquet dans le fond de la pièce, plus tard j'ai dit.
Le grand homme moustachu renifla sèchement avant de se diriger vers la porte à grande enjambée. Il jeta un regard noir à la fausse servante avant de claquer la porte. Syllen n'osa pas bouger. Ce n'était pas la réaction qu'elle s'attendait à avoir. Elle entendit les pas de Rocen se diriger vers son bureau et les glaçons de son verre tintèrent les uns contre les autres :
— Bien. Maintenant que nous sommes seuls, qu'est-ce qui t'amène, Syllen ?
La jeune femme releva brusquement la tête vers le duc qui la regardait d'un air amusé. Elle jeta un oeil rapide sur les formes de son corps pour s'assurer que la Métamorphose n'avait pas disparu avant de relever un regard incrédule vers Rocen :
— Oh, ne me regarde pas comme ça. Très belle prestation, j'ai failli y croire à ton numéro de servante. Mais tu sais bien que tu ne peux pas te cacher totalement, sourit-il en tapotant du doigt sa nuque.
Syllen poussa un long soupire et lâcha l'emprise qu'elle avait sur la personnalité de la servante. Sa peau se remit à onduler avant de lui redonner son visage originel. Débarrassée des états d'âme timides de son déguisement, Syllen jeta un regard froid sur le Duc. Elle passa une main sur sa nuque et palpa du bout des doigts le relief d'un petit tatouage qui noircissait sa peau juste sous son oreille droite. C'était un sceau qui lui avait été apposé le jour où elle était devenue une Sombrune. Une marque indélébile qui la suivait jusque dans ses transformations. C'était une toute petite tâche grise aux reflets bleus en forme de lune et d'une étoile. On aurait presque pu confondre ça avec un grain de beauté un peu gros si on n’y prêtait pas attention. Mais Rocen avait pris l'habitude de surveiller ce genre de détail :
— Tu me déçois Syllen. Je t'ai connue plus maline que ça. Tu sais que tu n'as pas le droit d'user de ton don sans ma permission ? Je pourrais te faire punir pour ça. dit-il calmement en renversant la tête pour finir son verre
— Avec tout le respect que je vous dois, Mon seigneur. C'est moi qui suis déçue.
Rocen se posa contre le bureau de chêne et esquissa un sourire :
— Vraiment ?
— Vous recevez une missive du roi et vous préférez convoquer le Chef des Armées plutôt que votre Conseillère ?
Rocen se mit à rire. Il posa son verre vide sur le bureau, tintant les glaçons qui n'avaient pas eu le temps de fondre. Il s'avança vers Syllen. Il était suffisamment grand pour devoir baisser les yeux sur elle et sa barbe parfaitement taillée s'étira sous un nouveau sourire :
— Serais-tu jalouse ? Ce serait bien la première fois, son visage s'assombrit soudain et son visage se fit dur. Bon. Puisque tu es là. Que sais-tu sur cette missive ?
— Rien que vous ne m'ayez encore dit. Je connais simplement la provenance. Il est trop rare que vous receviez des lettres de votre père pour prendre ça à la légère. Je suis votre Conseillière, si vous avez reçu des ordres du Roi, mon devoir est de vous assister.
Rocen lui tourna le dos et fit quelques pas dans la pièce :
— Tu sais pertinemment que ton rôle principal est de me servir d'Espionne. Ton titre de Conseillière est une couverture, malgré tout tu continues de t'y attacher. Soit. Si je ne t'ai pas fait demander au sujet de cette missive, c'est qu'elle ne concerne pas tes services. Tes capacités ne serviront à rien pour la tâche qui m'incombe.
Ses pas le menèrent jusqu'à son bureau où il aplatit ses paumes, les épaules en avant. La lettre était dépliée devant lui et ses yeux en parcoururent les mots une nouvelle fois :
— Une nouvelle créature est sortie de la Source, annonça-t-il d'une voix lourde
Syllen fit quelques pas vers lui et posa le plateau d'argent sur le bureau. Elle avait retrouvé une stature impeccable et sa voix doucereuse et tranchante emplit la pièce :
— Pourquoi serait-ce le roi qui vous en informerait ? Ce genre d'information est détenue par nos hommes. Elles doivent passer par vous avant le Roi.
— C'est différent, Syllen. Cette créature n'a pas été créée par la Source, elle en est...sortie. Physiquement.
Rocen tourna vers elle un regard intense. Syllen n'était pas bien sûre de comprendre ce que cela voulait dire. Mais elle percevait non sans mal la gravité dans ses yeux. Elle s'adoucit légèrement et approcha une main vers le bras du Duc :
— Monseigneur...commença-t-elle avec l'idée de le rassurer.
Rocen se balança brusquement en arrière pour l'esquiver :
— Tes gants Syllen ! s'écria-t-il. Je t'ai déjà formellement interdit de me toucher sans tes gants.
La jeune femme baissa la tête. Elle rentra le menton et plaqua ses mains dans son dos dans une pose d'obéissance magistrale. Rocen n'était pas du genre à lui crier dessus. Elle fixa le sol face à elle et attendit sagement que son Seigneur lui donne un ordre. Rocen poussa un long soupir fatigué et alla s'écrouler dans un petit fauteuil au fond de la pièce. Il resta silencieux de longues minutes, le regard perdu au-delà de la vitre des portes-fenêtres qui donnaient une vue imprenable sur les remparts du Château et des paysages alentour. Au pied des hautes montagnes qui sillonnaient l'horizon se trouvait une Forêt. Une Forêt abritant une forme monstrueuse, gardée secrète aux yeux et oreilles du monde. La Source. Rocen se bascula vers l'avant et posa ses coudes sur ses genoux :
— Écoute-moi bien Syllen. Le roi Leofen m'a chargé de détruire cette créature par tous les moyens et me donne carte blanche pour le faire. Je compte bien faire plus que ça. Je veux détruire la Source.
Syllen releva la tête. Rocen la regardait droit dans les yeux, le visage sombre, il attendait son conseil. La jeune femme fit quelques pas pour venir à sa hauteur. Elle jeta un oeil du côté des montagnes au loin avant de revenir vers Rocen :
— Avez-vous une idée pour cela ? La Source est immortelle et il est très difficile de s'en approcher. Nous avons déjà perdu beaucoup d'hommes à maintes reprises.
— Les archivistes du Roi m'ont fait part un jour, d'anciens écrits datant de la création de La Source. Du moins c'est ce qu'ils sont parvenus à déchiffrer, la grande majorité de ces textes sont rédigés en langage Arcanique.
Syllen perdit légèrement de sa droiture :
— Il n'y a pas d'Arcaniste à la cour pour les déchiffrer ?
— Lorsqu'il a décrété que l'usage de la magie serait interdit dans tout le Royaume, mon père à chassé les Arcanistes. Bien qu'ils ne sont pas concernés par la loi, car ils ne font que lire les écrits magiques, mon père a toujours été assez superstitieux. Il préfère ne pas s'entourer de quoi que ce soit qui ait un rapport à la magie.
Syllen esquissa un léger sourire et contourna Rocen pour aller s'asseoir dans le fauteuil d'en face :
— Et pourtant je suis à vos côtés.
— Ne joue pas sur les mots, tu ne pratiques pas la magie, le don des Sombruns est différent.
— Je sais, mais je suis au même niveau que les Arcanistes, je côtoie le Flux magique lorsque je lis une personne. Même si je ne l'ai pas choisi contrairement à eux.
Rocen se gratta la barbe :
— Quoi qu'il en soit je comptais charger Jake d'envoyer plusieurs patrouilles dans la Forêt de la Source pour contenir la créature le temps de trouver un Arcaniste et de déchiffrer les ouvrages.
La jeune femme ne répondit pas. Elle avait plongé ses yeux dans le vide, pensive. Elle savait pertinemment où elle pourrait trouver un Arcaniste qui accepterait de l'aider. Seulement elle n'était pas sûre de vouloir aller lui demander. Elle hésita avant de replonger les yeux dans ceux de Rocen qui avait retrouvé son petit sourire amusé :
— Vous avez déjà des pistes pour trouver un Arcaniste ?
— Pas pour l'instant. Je vais essayer d'envoyer des éclaireurs dans les villes et villages de la région.
Elle hésita une nouvelle fois. Elle ne voulait pas retourner là-bas, mais si cela pouvait aider le duc :
— Ce ne sera pas nécessaire, Mon seigneur. Permettez-moi de quitter le château et je vous ramènerais un Arcaniste.
Rocen ouvrit de grands yeux ronds, surprit :
— Vraiment ? Si tu connais un Arcaniste, il me suffirait d'envoyer un éclaireur, tu n'as pas besoin de te déplacer toi-même.
— Il est préférable que ce soit moi qui lui demande. Autrement je ne peux pas garantir qu'il accepte de vous aider.
— Allons bon, je suis tout de même le Duc d'Angarna, grommela-t-il faussement.
Rocen joua des mâchoires, pensivement. Il n'avait pas pour habitude d'envoyer sa Maîtresse Espionne et Conseillière hors du Château hormis pour ses missions. Quoi qu'il en dise, il aimait garder ses précieux conseils sous le coude et dans la situation actuelle il aurait bien besoin d'elle. Il leva les yeux vers elle. La lumière du soleil faisait jouer des reflets dorés sur la peau de pêche de Syllen. Ses longs cheveux éclatants étaient coiffés en chignon strict pour respecter sa transformation en servante et ses longs cils blancs battaient lentement au-dessus d'un regard fort et confiant :
— Bien. souffla-t-il. Je te l'accorde. Je t'autorise à partir à la recherche de ton Arcaniste. Mais fais au plus vite s'il te plait. Ton aide ici me sera précieuse.
Elle esquissa un léger sourire avant de se lever :
— Vous voyez que je suis bien votre Conseillière officielle.
Elle se dirigea vers la porte de sortie d'un pas solide et fière :
— Une dernière chose, Syllen. l'interpella Rocen, un ultime sourire amusé sur les lèvres. Cette tenue te va à ravir.
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