Chapitre 4
Thana n'avait pas changé. Petit village lové aux pieds d'une montagne, dans une vaste prairie encerclée par une forêt dense. Son seul accès au reste du monde était un chemin tortueux qui caracolait jusque dans les hauteurs rocheuses du mont. Rien ni personne ne traversait jamais la forêt. Les fous qui s'y risquaient n'en revenaient plus. Pourtant le village prospérait en toute tranquillité. La terre fertile de la plaine offrait un travail agréable aux agriculteurs et la proximité de la montagne leur permettait d'exporter de la marchandise venant des carrières.
Wilthas pencha la tête vers la vitre de la carriole. Son village natal ne lui avait jamais paru aussi paisible. Il se souvenait de l'oppressante forêt qu'il n'avait jamais eu le droit d'approcher. Des traditions douteuses auxquelles il avait participé. Des nombreux souvenirs sombres qui ternissaient à jamais l'image de cet endroit. Pourtant, vu du haut du sentier qui dégringolait jusqu'à la petite ville, tout paraissait calme et serein. Faussement trompeur pour les voyageurs :
- Cesse donc de faire cette tête. Tu n'es pas content de revoir notre village ?
Syllen avait les yeux rivés sur un nouveau bout de papier interminable dont elle semblait faire la collection. Durant les quelques jours qu'ils avaient passés dans cette carriole, elle n'avait pas cessé de lire ces soi-disant rapports et documents. L'indifférence de sa soeur exaspérait le chasseur :
- Parce que toi tu l'es ? Tu me sembles pourtant pas plus concerné que ça. Moi au moins je suis déjà revenu ici depuis mon départ.
- Encore des reproches. Tu ne t'en lasses pas.
- Des reproches, non, mais de toi, oui !
Wilthas ouvrit la portière de l'attelage, toujours en mouvement. Il saisit le toit et se hissa dessus. Ignorant les protestations de sa soeur qui claquait la portière et du cocher décontenancé, Wil ferma les yeux et s'allongea sur le dos. L'air était pur et revigorant. Des odeurs chaudes de soleil et de fumée de boulangerie se mêlaient à la fraicheur des fleurs et des bois sauvages. Les échos lointains du hameau parvenaient à ses oreilles. La matiné était déjà bien entamée et l'agitation se faisait sentir depuis le village. L'ouïe fine du chasseur n'avait aucun mal à en percevoir le moindre son. Des roues de charrettes traversant les pavés des rues et les débuts de conversation matinale montaient au-dessus des toitures de chaume. Le haut clocher de l'église s'éveilla pour sonner la nouvelle heure. Le son clair et tintant comptant les heures retentit. Wilthas se redressa d'un seul bond lorsqu'il perçut l'écho d'une seconde cloche, plus aigüe et plus sèche qui suivait le rythme de la première.
C'était le jour du jugement de la Pierre.
Il moins d'une heure pour que l'attelage finisse enfin par stopper ses chevaux aux portes de Thana. Wilthas était venu s'asseoir près du cocher, le regard sombre. Syllen sortit de la voiture et jeta une maigre bourse au conducteur pour qu'il aille aux écuries, changer les chevaux. Son visage n'affichait plus la même impassibilité que tout à l'heure. Une même ombre voilait les yeux du frère et de la soeur. Wil enjoignit le pas de son aînée qui pénétrait le village, le coeur lourd et tremblant.
Autour d'eux s'animaient joyeusement les différents commerces de la rue principale. Boulangerie, vendeur de légumes ou de tissu, malgré sa situation reculée, le hameau était souvent remplit de marchand. Wil abattit son capuchon lorsque des visages familiers se tournèrent vers eux. Les souvenirs chahutaient son esprit à la simple vu des yeux pétillant de madame Breeze, la boulangère qui les avaient reconnus. Syllen n'avait visiblement pas le même problème. Elle marchait, tête haute et dos toujours impeccablement droit, les armoiries du Duc accroché à la poitrine. Elle ignorait tout simplement le moindre regard. Elle avait sa manière à elle d'éloigner les vieux souvenirs.
Wil se mit à jouer nerveusement avec un bout de cordelette qui dépassait de sa ceinture. Il s'attendait à tout moment à ce que quelqu'un les interpelle, quelqu'un se souvenant d'eux, ce qui ne semblait pas manqué au vu des visages souriants qu'ils croisaient. Mais personne ne les approchait. Ils remontèrent tranquillement la rue, tandis que les sourires s'effaçaient dans leur dos.
Au bout de la grande rue s'ouvrait la place de l'Honneur. La place des Festivités, des Événements. Cette place avait bien des noms pour ne pas dire, la place du Jugement. L'estrade de la Pierre avait déjà été installée et deux gardes attendaient patiemment l'heure fatidique. Syllen ne put s'empêcher de laisser ses yeux glisser jusqu'au cristal. Elle se rappelait parfaitement la sensation froide et glacée sur la paume de sa main et son coeur se rétracta par habitude. Combien d'années avait-elle dû faire face au Jugement ? Wil se racla la gorge en détournant le regard, ramenant Syllen à la réalité. Il se frictionnait la paume de la main gauche, démangé par la même sensation froide qu'elle.
Ils bifurquèrent dans une petite ruelle adjacente qui descendait dans la partie Est de la ville, en direction de leur ancienne maison. Autour d'eux les villageois commençaient à se rassembler sur la place. Ils croisaient des enfants effrayés qui ne comprenaient rien. Des adolescents résignés, comptant les années qui leur restaient avant la fin du Jugement. Des parents aux masques fragiles donnant tout pour rassurer leurs enfants. Syllen et Wilthas échangèrent, depuis bien longtemps, un regard de soutiens. Comme ils avaient l'habitude de le faire étant enfant. Un léger sourire nostalgique fissura l'impeccable masque de la jeune femme. Wil détourna immédiatement la tête, brisant la magie, et replongeant l'atmosphère dans la lourdeur de leur réalité.
Qu'était-il venu faire ici ? Qu'espérait-il ? Renouer avec le passé, pardonner à elle ou à lui. Tout ça lui était défendu. Il ne voulait pas oublier sa rancoeur. Il ne voulait pas revoir leur maison. Revoir le toit sur lequel ils jouaient ensemble. Revoir le grand pommier du jardin. L'allée de fleur de leur mère. Le grand bureau de leur père avec son fauteuil et l'odeur de vieux papier. Il ne voulait pas de tous ses souvenirs bienheureux qui ne feraient qu'appuyer la douleur qu'il s'efforçait de taire depuis tant d'années. Que faisait-il ici, avec sa soeur ? Lui qui ne voulait plus rien revoir.
Il ne reverra plus jamais rien de tout ça.
Face à eux. Au bout de la longue impasse qui avait rythmé leur vie d'enfant. Il n'y avait plus rien. Les fondations noircies d'une maison brulée, abandonnée depuis des années, leur présentaient une nouvelle face de leur réalité.
Wilthas sentit ses jambes se dérober à son poids et il tomba à genoux. La poussière du sol s'éleva autour de lui comme un rideau, mais lorsqu'il retomba rien n'avait changé. Leur maison d'enfance n'était plus qu'un vieux tas de charbon au milieu d'un jardin en friche et d'une souche d'arbre grillée. Syllen posa une main tremblante sur l'épaule de son frère et s'accroupit près de lui :
- Vient Wil...Ne restons pas là.
- Quoi ?!
Le chasseur se releva d'un bond en chassant le bras de sa soeur :
- C'est tout ce que tu trouves à dire ? Oh mince ça à cramé, vient on rentre ?! C'est ça ta réaction ?
- Calme-toi s'il te plait. Je suis tout autant choqué que toi. Mais ça ne sert à rien de rester assis dans la poussière. Le chef du village doit sûrement savoir quelque chose. Si c'est toujours Garann, il nous racontera. Lui et papa étaient amis, tu te rappelle ?
Wilthas chassa la terre de son pantalon et son regard furieux se détourna d'elle. Il tourna le dos à sa soeur et fit face aux décombres :
- Tu n'as qu'à y aller toute seule.
- Tu ne vas quand même pas rester là ?
- Laisse-moi.
- Ça ne veut rien dire Wil, il y a peut-être eu un accident. Papa a dû se trouver une autre maison.
Syllen fit un pas dans sa direction, tendant un bras vers son épaule :
- J'ai dit laisse moi !
Elle dut se résigner, son frère voulait faire le deuil de ses souvenirs. Poussant un long soupir, la grande Dame tourna les talons pour retourner vers la grande place :
- Tu as toujours eu un coeur de pierre...cracha Wilthas alors qu'elle s'éloignait déjà.
Syllen remontait la ruelle, le coeur étranglé. Elle ne s'était pas attendue à cela. La vision de sa maison d'enfance noyée sous les cendres avait terrassé ses convictions. Le mur de glace qu'elle avait mis des années à bâtir à la surface de son visage s'ébranlait sous le tremblement de ses pas qui fuyaient la réalité. Ses yeux fixaient le vide avec intensité, refusant de se refermer, refusant d'admettre ce qu'ils avaient vu. Il y avait une explication, une solution, quelque chose qui devait donner un sens à tout ceci. Elle priait intérieurement pour trouver Garann au plus vite.
Les rues alentour étaient désormais désertes. Le soleil, du haut de son zénith, avait fini de réunir tout le monde sur la grande place pour le Jugement. Les échos de voix, annonçant les noms un par un, flottaient au-dessus des toits, écrasant le village. La poitrine de Syllen jouait du tambour. Les souvenirs et la réalité s'entremêlaient dans sa tête, l'entrainant dans un méli-mélo de confusion. Elle se revoyait petite fille, face à la pierre, puis grande dame face aux cendres. La peur de toucher. La peur de perdre. La peur de voir. La peur d'être vue.
Un enfant agité lui rentra dans les jambes. Syllen sortit immédiatement de sa torpeur. Elle avait atteint la grande place sans s'en rendre compte. Un cercle d'adulte entourait l'estrade devant laquelle serpentait la longue liste des jugés. Reprenant ses esprits et son impeccable masque de porcelaine, Syllen leva le menton pour observer l'estrade. Les gardes faisaient passer un à un les jeunes de 10 à 25 ans qui faisaient la queue. Derrière eux, au bord du cercle d'adulte, Garann observait la scène d'un air las. Depuis combien d'années supportait-il ce spectacle ? Syllen se glissa lentement parmi les hommes et les femmes du village. Remontant la courbe de la foule, elle se heurtait par moment aux marmots agités qui n'avait pas encore le malheur de participer. Ils jouaient de leur insouciance, ignorant les reproches de leurs parents. Syllen les poussa gentiment avant de reprendre son ascension vers le chef du village.
Brusquement, une vague de tension anima l'entièreté de la foule. Les murmures sourds glissèrent tel un vent sec, agitant nuques et épaules les uns vers les autres. Les enfants que Syllen venait de dépasser s'arrêtèrent à leurs tours pour tendre l'oreille :
- Hey regardez ! chuchota un petit garçon qui avait passer sa tête à l'intérieur du cercle. C'est la maudite !
Syllen se stoppa net.
- Elle est encore là ? s'étonna un autre garçon.
- Elle va toucher la pierre ! Elle va toucher la pierre !
La grande dame blonde tourna la tête vers l'estrade. Une silhouette encapuchonnée s'avançait entre les gardes. Elle s'arrêta face à la pierre. La rumeur bourdonna dans le cercle :
- Que fait-elle encore ici ?
- Je croyais qu'elle avait été chassée !
- Maudite.
- Elle va apporter le malheur sur cette ville...
Syllen connaissait trop bien ce village pour savoir qu'il ne sombrait pas facilement dans la superstition. La fille sous sa capuche posa sa main sur la pierre et s'en détourna presque dans la même seconde. Rien ne s'était produit. Sa capuche se dirigea vers la foule du côté de Syllen. Tous s'écartèrent avec précipitation, la laissant s'engouffrer en hâte dans une ruelle. L'agitation générale retomba d'un coup au moment où elle disparut. Le murmure plana quelques secondes encore avant de s'évanouir et le Jugement reprit. Syllen resta interdite face à l'étrange situation. Derrière elle, les enfants avaient repris leurs jeux. Tournant les talons, elle vint s'accroupir doucement vers eux :
- Hey, les enfants.
- Bonjour Madame ! entonnèrent-ils en coeur
- Dites-moi, qui était la personne qui vient de partir ?
- C'est la Maudite, Madame.
L'une des mères près d'eux lança un regard noir à Syllen :
- Vous n'avez pas honte. Laissez ces enfants en paix !
Mais Syllen l'ignora royalement, continuant de fixer le petit garçon qui lui avait répondu :
- Pourquoi dis-tu qu'elle est maudite ?
- C'est papa qui dit ça. Il dit qu'elle est pourrie.
- Ouais ! s'écria une fillette, un large sourire édenté traversait son visage. Son corps est tellement pourri que le monstre de la forêt l'a recraché !
- Ça suffit !
La mère saisit brutalement le bras de la petite fille et s'interposa face à Syllen :
- Je refuse que vous parliez à ma fille ! Et encore moins d'une horreur pareille. Fichez-moi le camp !
Syllen se releva lentement pour lui faire face. Ses longs cheveux blonds, presque blancs, s'illuminèrent sous le soleil. Son visage statique et son regard glacial s'élevèrent plus haut que la femme face à elle, offrant à ses yeux les armoiries du Duc qui trônaient à sa poitrine :
- Je vous prierais de parler sur un autre ton, Madame.
La voix de Syllen était aussi cassante que la glace dans ses yeux :
- Il est de mon droit, en tant qu'envoyer du Duc Rocen, de pouvoir interroger qui bon me semble. J'en ai de toute évidence fini avec votre enfant, alors ne soyez pas désobligeante !
La femme resta muette de stupeur avant de balbutier une inaudible excuse. Syllen tourna les talons et reprit son ascension pour rejoindre Garann. Toute cette situation semblait bien pire que ce qu'elle avait imaginé.
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