Chapitre 6
Une masse rouge dégoulina du front de Nessandra, entrainant chair et pépins de tomate. Wil resta stupéfait et se mit à chercher des yeux la provenance du fruit. Un petit garçon, les yeux gonflés de larmes coléreuses avait suspendu son geste. Sa poitrine s'élevait et se soulevait à un rythme effréné, comme s'il avait couru, et il tenait une autre tomate d’une main crispée. Nessandra avait baissé les yeux et le visage vers le sol, replaçant d'un geste lent sa capuche au-dessus de ses cheveux. Quelques morceaux de chair rouge tombaient dans l'ombre de son visage comme de lourdes larmes.
Le gamin arma son bras, prêt à lancer un nouveau projectile. Wil se jeta sur lui et saisit son poignet :
- Ça va pas, non ? Comment on-t-a éduqué, toi ?!
Un nouveau splotch visqueux s'écrasa derrière lui. Une femme un peu plus loin dans la ruelle venait de jeter une orange trop mûre sur le dos de Nessandra qui ne bougeait plus. Les passants s'étaient tous arrêtés et jetaient sur son ombre encapuchonnée, un œil mauvais. Wilthas resta interdit face à l'atmosphère pesante qui venait de leur tombée dessus. Ce coup-ci, ce fut un quignon de pain qui alla frapper la cuisse de la jeune fille :
- Pourriture ! s'écria une voix d'homme.
- Sale maudite ! hurla le gamin que Wil tenait toujours par le poignet.
Il s'apprêtait à le corriger quand de nouveaux projectiles fusèrent vers sa petite sœur. Toute la rue s'était mise à lui jeter ce qui leur passait sous la main. Wil relâcha l'enfant pour se précipiter vers Nessandra et la couvrir de ses bras. Il reçut tomate, carotte et même un panier d'osier en pleine figure. Il protégea le visage de sa sœur contre son torse et présenta son dos aux passants qui s'était mis à beugler leurs insultes à la jeune fille. Wil avait l'impression de se retrouver au milieu d'un groupe de singe protégeant leur territoire. Sa sœur semblait inerte, il chercha à la tirer avec lui pour sortir de la rue, mais elle paraissait aussi molle et vide qu'une poupée. Il la trainait plus qu'il ne l'entrainait :
- Nessy, viens. On s'en va. N'écoute pas ce qu'ils disent. Indique-moi vers où se trouve ta maison.
- Monstre ! s'écria une femme
Wil sentit une boule s'écraser entre ses omoplates et une pastèque roula à ses pieds. Il étouffa un hoquet de surprise qui lui bloqua le souffle. Nessandra leva lentement les bras et entoura le torse de son frère. Ses deux mains se posèrent dans son dos. Elle resserra son étreinte contre lui. À cet instant, Wil ne sentit plus aucun projectile s'écraser contre lui. Il leva les yeux vers les villageois qui n'avaient pourtant pas cessé leur frénésie. Les fruits et légumes volaient toujours vers eux à toute vitesse, mais ils semblaient s'écraser contre un mur à quelques millimètres d'eux. Imperceptible. De leur point de vue, les passants ne voyaient certainement pas la différence. Une fine couche d'air semblait les avoir englobés pour les protéger :
- Ne t'inquiète pas. Quand ils n'auront plus rien à jeter, ils partiront.
Ness avait lâché ces mots presque dans un soupir. La lassitude qu'il perçut dans sa voix lui fendit le cœur. Il plongea sa tête contre celle de sa petite sœur et la serra contre lui.
Au bout de quelques minutes, les villageois avaient cessé de les labourer de nourriture. Certains avaient repris le chemin de leur maison, tandis que d'autres restaient fixer les deux martyrs en crachant au sol. Nessandra se défit de l'étreinte de son frère et le prit par la main. Sans un mot, elle l'entraina le long de la rue d'un pas lent et sans aucune lourdeur. Wil resta pantois face à la silhouette de sa sœur qui semblait glisser sur le sol, sans aucun ressentiment, sans aucune tension. Aucune réaction à ce qu'il venait de se produire.
Elle le guida dans les ruelles de leur ville natale à la manière d'un fantôme. Le visage toujours couvert de sa capuche elle courbait la nuque. Wil contempla le dos voilé de sa petite soeur. Il se souvenait encore de la fillette rieuse et un peu trop collante qui cherchait sans cesse après lui. Cette petite fille aux yeux pétillants d'innocence, fascinée par le moindre chant d'oiseau. Où était-elle à présent ? Seul semblait avoir subsisté un visage d'ange au regard brisé. Sa petite sœur n'était plus que l'ombre de ce qu'elle était. Wilthas étira une grimace. Aucun des membres de leur famille n'avait été épargné.
Nessandra le mena aux portes du village. Elle ignora le regard mauvais que leur jetait le palefrenier et s'élança dans la plaine. Wil ralentit le pas :
- Attends, Nessy. Pourquoi on sort du village ?
Elle ignora sa question quelques instants, tirant légèrement sur son bras pour le faire avancer :
- Je n'ai plus le droit d'y vivre. Ma maison se trouve là-bas.
Son bras se leva à peine pour désigner une vaste zone vide. Wil ne voyait rien d'autre que de l'herbe et des champs dans la plaine. Aucune toiture de dépassait du sol et seule l'ombre imposante de la forêt brisait l'horizon d'herbe tendre :
- Où ça là-bas ? Je ne vois rien.
Nessandra s'arrêta brusquement et jeta un coup d'œil dans leur dos. Wil entraperçut une masse de ses cheveux engluée dans la chair de tomate et son visage n'affichait aucune expression. À cet instant, elle ressemblait trait pour trait à Syllen. Elle tourna de nouveau le dos à son frère et s'assit dans l'herbe :
- Nous sommes suffisamment loin, personne ne nous verra. Fait comme moi.
Wilthas l'observa s'installer au sol :
- Attends, tu fais quoi ? Je ne comprends plus rien.
- Assieds-toi s'il te plait. Je t'expliquerais tout après.
Wil posa son derrière dans l'herbe en soupirant. Tout était devenu bien trop étrange pour lui ici. Ness prit une de ses mains et la posa sur son épaule :
- Tiens-toi à moi, et ne me lâche pas. Je ne voudrais pas que tu tombes.
Le chasseur lorgna sur le sol puis sur sa sœur :
- Je ne risque pas de tomber plus bas, tu sais.
Nessandra tourna vers lui le bas de son visage d'où s'étirait un léger sourire amusé. Le cœur de Wil fit un bond dans sa poitrine. Non pas seulement grâce à ce petit sourire qu'il ne pensait plus revoir, mais parce que son corps fut soudainement soulevé par une force invisible, à quelques centimètres du sol. Un coussin d'air se forma sous eux et ils furent entrainés vers l'avant. Wil s'agrippa aux épaules de Nessandra qui contenait un rire malicieux. Tous deux filaient en direction du fond de la plaine, pousser par cette même force invisible. Wil sentait le vent battre contre ses oreilles et les larges pans de son manteau claquaient derrière lui. La capuche de Nessandra se plaqua dans son dos, libérant une volée de cheveux d'argent et d'or. Elle tourna vers lui un visage rayonnant. Elle souriait à pleine dent, les yeux mangés par ses pommettes. Elle était finalement toujours là, cette petite fille.
Les brins d'herbe se courbaient à leur passage, effleurant leurs jambes. Les longues fougères qui se dressaient fièrement se cambraient de part et d'autre pour les laisser passer. Wil sentait l'air s'engouffrer dans ses poumons, libérer la rouille de son corps, il se sentait voler comme un oiseau. Cette sensation grisante faisait frémir sa peau, pétiller ses yeux, trembler ses membres. Absolument, tout lui semblait dérisoire face à ce vent doux et fort à la fois qui le tenait avec la fermeté d'un père et la tendresse d'une mère. Des larmes empourprèrent ses joues et perlèrent dans l'air. Il se laissa pleurer.
Le trajet lui parut presque bien trop court lorsqu'il sentit le sol lui chatouiller les chevilles. Ils s'étaient arrêtés à l'orée de la forêt, là où l'ombre des cimes découpait la plaine. Nessandra se leva et invita son frère à faire de même. L'inquiétude plissa son visage lorsqu'il la vit s'approcher des arbres :
- Tu ne crains rien, rassura-t-elle. Cette forêt n'est pas plus dangereuse qu'une autre en réalité.
- Moi, peur ? Qu'est-ce que tu crois...je suis un chasseur ! grommela-t-il
Mais son air renfrogné et les mains qu'il enfonçait sous ses bras croisés signifiaient le contraire. Nessandra le regarda, amusée, poser le pied dans cette forêt qu'on leur avait appris à craindre. Le dense feuillage des cimes obstruait le passage du soleil. Quelques troués traçaient ici et là de fins puits de lumière qui faisaient éclater l'émeraude de la flore. Les odeurs humides de terre, d'humus et de champignon prenaient au nez au fur et à mesure que Nessandra s'enfonçait parmi les troncs. Wil entendait au fond de lui les échos d'avertissement maintes fois proférer par sa famille et autorité du village. Une forêt dangereuse, pleine de créatures et de plantes toxiques, disaient-ils. Mais il n'y avait pas plus de danger que dans toutes celles qu'il avait arpentées durant ses chasses. Un écureuil galopa le long d'une branche. Une file de fourmis grimpait une pierre avec une allure martiale. Le chant des oiseaux emplissait les lieux. Tout était calme et paisible.
Nessandra s'arrêta face à un large tronc sur lequel courrait une ligne de champignon agrippé à l'écorce :
- Et voilà ! annonça-t-elle triomphalement en jetant une main vers les hauteurs.
Wil leva les yeux. Accrochée solidement entre les solides branches de l'arbre, une petite cabane surplombait leurs têtes. Une échelle de corde était enroulée sur elle-même près d'une barrière de planche qui délimitait la zone habitable. La jeune femme agita lentement le bout de ses doigts et l'échelle se débobina jusqu'à leurs pieds. Elle jeta un œil complice à son frère :
- J'ai compris, miss magicienne. Je ne dirais rien à notre sœur quant à votre mépris plus que certain des règles !
Il lui étira un large sourire avant de saisir la corde pour grimper. La cabane ressemblait plus à une maisonnette posée sur un parquet de bois qui joignait deux larges branches. La bordure de planche délimitait tout le pourtour et offrait à l'ensemble un air très stable. La toiture chatouillait le feuillage et une petite cheminée tordue se frayait un chemin parmi les branchages. Toute la boiserie était en parfait état et se camouflait au creux de l'arbre.
Nessandra invita son frère à pénétrer dans la petite maison. L'intérieur était sobre, une grande pièce à vivre principal surplomber d'un petit étage d'où dépassait un lit de plume. La jeune fille s'affairait déjà à faire chauffer de l'eau sur une étrange plaque en pierre. Elle posa les mains à plat sur la plaque et leva les yeux vers son invité :
- Assieds-toi, je t'en prie. Le canapé est un peu tordu, mais il reste confortable.
En effet, une large assise reposait contre le mur du fond et s'affaissait sur un de ses côtés. Les longues jambes de Wilthas eurent du mal à trouver une juste position, tant il se trouvait au ras du sol. Il inspecta le foyer de sa sœur. La cuisine s'ouvrait sur un côté de la pièce, face au canapé et dans le coin opposé trouvait un large bureau encadré d'étagères remplit de pots, de plantes sécher et de vieux manuscrits. La cire des bougies était encore molle et le bois du bureau était gravé de runes et autres symboles équivoquent.
Les lèvres de Wil se tordirent en une moue désapprobatrice. Que sa petite sœur se serve de ses dons de magicienne pour une simple échelle passait encore. Mais l'amas de brique et d'broc qui ne prenaient pas la poussière sur ce bureau démontrait une utilisation régulière de la magie. Il fronça les sourcils, se remémorant le lynchage au village. Relevant la tête vers Nessandra, il aperçut la paume de ses mains, posées contre la plaque de pierre, rougeoyante comme la braise et une eau bouillonnante s'agita dans la casserole face à elle :
- Nessy...au village, tu as usé de ta magie devant tout le monde pour nous protéger, non ?
Le visage de la jeune fille plongea dans les remous de l'eau :
- En effet, sa voix se fit légèrement plus grave. Si tu t'inquiètes pour moi, je te rassure, personne ne l'a remarqué.
- Dis-moi que personne ne sait que tu pratiques la magie ! Si ça venait à se savoir, tu aurais d'énormes problèmes. Souviens-toi de...
- De maman, le coupa-t-elle. Je sais.
Le ton sec de sa sœur le fit s'enfoncer dans le canapé. Elle sortit de la cuisine, deux bols fumant dans les mains et en présenta un à son frère :
- Du thé. Ça va t'aider à te détendre, je te trouve nerveux.
- Bien sûr que je suis nerveux ! Je viens d'apprendre la mort de papa, la destruction de notre maison, le fait que tu sois en vie, mais surtout que tu es devenu une paria ! Nessandra. Raconte-moi ce qu'il se passe.
La jeune femme posa sur son frère un regard lourd de sens. Elle ne semblait ni en colère, ni triste, ni heureuse. Elle était abattue :
- Wil...dans sa lettre, papa t'a dit que j'avais été choisie comme Sacrifiée. C'est la vérité. Le jour de mon premier jugement face à la pierre, j'ai été trainé de force dans cette forêt. Sais-tu ce que le village fait aux Sacrifiés ? Sais-tu pourquoi cette forêt est interdite ?
Avant que Wil n'ouvre la bouche pour répondre, un bruit attira son oreille. Son visage s'assombrit brutalement et il tourna la tête vers la porte :
- Quoi ? s'étonna Nessandra
Il lui intima le silence. Il percevait des pas se rapprochant de l'arbre où ils étaient perchés. Deux, non trois jeux de jambes. Ou peut-être bien quatre. Mais le quatrième semblait glisser et piétiner le sol. Des hoquets sanglotant et suppliant pénétrèrent la pièce. Nessandra entendit alors ce qui perturbait son frère. Une ombre plana au fond de ses yeux et elle se leva :
- Je vais te montrer.
Elle se leva et sortit.
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