Chapitre 2
L'homme remonta à grandes enjambées silencieuses l’étroite ruelle sale cernée de grands bâtiments délabrés et déboucha sur une vaste rue pavée. La voie se prolongeait en pente douce sur une centaine de mètre encore, jusqu’aux marches d’une imposante cathédrale gothique sombre qui semblait écraser la ville de toute la masse de ses hautes flèches pointues.
La nuit était déjà bien avancée mais aucun lampadaire n’éclairait le quartier et c’était à peine si l’on percevait l’éclat de quelques lueurs derrières les fenêtres. Seule la lune, haute et ronde dans le ciel, illuminait l’obscurité de son halo blanchâtre. L’individu, profitant de son long manteau noir, se dissimula dans les ombres et observera le triste spectacle que donnait la grande rue déserte. Les nombreuses vitrines de commerces qui animaient autrefois cette belle avenue piétonne étaient, pour la plupart, barricadées de l’intérieur par des amoncèlements de débarras. D’autres boutiques moins protégées, ou peut-être plus intéressantes, avaient été fracturées et vandalisées. Leurs éclats de vitres brisées gisaient encore sur les pavés mais leurs intérieurs saccagés étaient vides depuis bien longtemps à présent. Plusieurs portes d’entrées avaient elles aussi été cloutées à l’aide de larges planches en bois. Les murs étaient tagués de messages anarchistes ou vulgaires et recouverts d'affiches usées. Des détritus jonchaient le sol et des herbes folles reprenaient leurs droits entre les pavés. Une horrible odeur de déjection et de putréfaction flottait dans l’air froid de ce début d’hivers. Cinq années s'étaient écoulées depuis son départ et il découvrait à présent comment la ville avait changée en son absence. Puis il soupira, las, et repris sa route.
Arrivé au sommet des marches d’où surplombait l'impressionnant édifice religieux, il remarqua que des lumières arrivaient dans sa direction depuis une petite placette situait à deux cents mètres environ à sa gauche. La petite troupe devait être constituée d’une dizaine de personne environ. Ils marchaient en formation, chassant l’obscurité de leurs longues torches à huile. Au premier rang, un individu pourtant de haute stature semblait avoir toutes les peines du monde à retenir un énorme chien de tirer sur sa laisse en acier. La bête, un malinois grand et large comme un poney, avançait les pattes arquées en reniflant le sol. En les voyant, l’homme au long manteau frémit et se recula pour disparaitre dans une cachette d’ombres qu’offraient les pieds de la cathédrale.
« Merde, une patrouille de Protecteurs. S’ils me voient dehors en pleine nuit pendant le couvre-feu, ces abrutis vont chercher à agir avant de réfléchir. Il parait qu’ils sont sur les dents depuis quelques jours. Tendu comme ils sont, même la convocation officielle d’un des leurs ne suffira pas forcement à les convaincre... »
Dissimulé dans les ténèbres de l’immense colonnade en pierres volcaniques, il attendit tapi, se concentrant afin d’effacer un maximum sa présence. Les lumières des torches se rapprochèrent rapidement, mais par chance, aucunes d’elles ne parvinrent jusqu’au fond de son alcôve. Lorsqu’elles passèrent à sa hauteur, il observa brièvement les Protecteurs.
Le groupe était constitué de huit individus, majoritairement des hommes mais il lui sembla distinguer une femme, peut être deux. Ils ne portaient pas d’uniformes officiels et seul le blason qu’ils arboraient tous sur leur poitrine, une tour rouge avec un poing blanc fermé à l’intérieur, lui permit de confirmer leur appartenance. Pour le reste, leurs tenues s’apparentaient plutôt à un étrange patchwork de styles différents.
Le gars qui s’échinait à maintenir le chien géant au pas marchait en tête, deux mètres devant le reste du groupe. Malgré le froid, il était simplement vêtu d’un pantalon à treillis militaire. Son impressionnante musculature à nu se tordait et luisait de sueur sous l’effort qui faisait pour retenir la bête. Le molosse semblait d’ailleurs plus intéressé à renifler une horrible flaque qu’à essayer de détecter d’autres éventuelles odeurs.
Au plus près de sa cachette discutait un homme et une femme. Tous deux corpulents, ils portaient chacun un hideux pourpoint de cuir gris vernis un peu trop moulant. Chapeau feutré pour lui, il marchait en s'appuyant lourdement sur une grosse canne cerclée de fer qui brillait sous l’éclat des torches. Pour elle, c'était une courte robe bouffante d’un accès mauvais gout, ainsi que de hautes bottes à semelles compensées qui complétaient son improbable tenue. Elle portait également une large ceinture cloutée, d’où pendait ostensiblement un imposant fusil à canon scié. L’arme encombrante rendait sa démarche traitante, presque boiteuse, à l’image de son compagnon. Il ne vu pas grand-chose du reste de la troupe qui passa devant lui, à par des têtes encapuchonnées qui conversaient à voix basse.
Un individu de petite taille fermait la marche. Vêtu d’une longue robe ample et lui aussi encapuchonné, il était impossible de dire s’il s’agissait d’un homme ou d’une femme. Lorsqu’il arriva à son tour à hauteur des colonnes de pierres, son attitude changea brusquement. Le visage dissimulé sous masque blanc, il se mit à renifler bruyamment, tournant la tête de gauche à droite et scrutant la pénombre. Finalement ne détectant rien, il rattrapa le reste de la patrouille et repris sa route.
L’homme caché dans l’ombre attendit encore quelques minutes pour se décider à sortir de sa cachette, et se félicita d’avoir évité la confrontation avec les hommes du Protectorat.
« Même si ces types sont encore que des amateurs, on n’est jamais trop prudent. Et puis, ce n’est pas le moment de me faire remarquer et de me les mettre à dos. Pour que Geoffrey me fasse parvenir un message après tout ce temps, c’est qu’il doit sérieusement avoir besoin de moi. Je me demande ce qui se passe. »
Il se remémora la missive froissée qu’il avait trouvé sous sa porte, à peine quelques heures auparavant, à son retour d’expédition. La lettre datait de quatre jours déjà. Rédigée d’une écriture manuelle propre et soignée, elle disait ceci :
Gaël,
On m’a rapporté que tu étais à nouveau de retour dans la région et que tu envisagerais même, cette fois, d’y rester quelques temps.
Si je te contacte aujourd’hui après tant de temps, tu dois te douter que la raison est grave.
En effet, des évènements terribles se sont déroulés ces derniers jours et certains te concernent personnellement.
Je puis t’assurer, au nom de notre ancienne amitié, que tu le regretterais amèrement si tu te décidais à ignorer ma requête.
Malheureusement il m’est impossible de t’en dire davantage de crainte que cette lettre ne tombe entre de mauvaises mains. C’est pourquoi je te demande de me retrouver au plus vite au siège du Protectorat. Tu trouveras ci-joints une deuxième lettre portant ma signature et mon seau qui te servira en guise de laisser-passer.
Je ne puis dire quand te parviendra cette lettre mais j’espère que cela sera le plus rapidement possible. Chaque jour qui passe est une journée irrémédiablement perdue.
Saches que je t’ai également fait aménager une loge au Protectorat afin que tu puisses séjourner quelques temps, si je devais être absent au moment de ta venue.
Enfin, il m’est inutile de te préciser que cette affaire demande une grande discrétion. Il va de soi qu’elle ne doit pas s’ébruiter, de même que ton arrivée au Protectorat. Plusieurs personnes verraient ton arrivée d’un mauvais œil.
Je souhaite de tout mon cœur que tu comprennes cette fois la gravité de la situation et que tu y répondes favorablement…
Geoffrey.
Gaël resta immobile un instant, perdu dans ses pensées.
« Je me demande quand même ce qu’il a bien pu arriver. Geoffrey n’est pas du genre à se reposer sur les autres à la première difficulté, alors pour qu’il en soit réduit à me contacter… Nous qui étions bons amis, il ne me porte plus vraiment dans son cœur, depuis la fois où j’ai refusé son offre… C’était il y a combien de temps maintenant ? Cinq ans, me semble-il. Et depuis, c’est à peine si nous nous sommes parlé. Et il dit que les choses me concernent personnellement ? Tout cela est bien étrange. M’enfin, ça sera l’occasion pour moi d’en apprendre plus sur comment les choses ont évoluées dans le coin. Et il est toujours agréable de revoir d’anciennes têtes, même si toutes ne seront pas ravis de me revoir. Peut être même qu’elle sera là, elle aussi… Il est trop tard pour me rendre au Protectorat maintenant. Cela devra attendre demain. Pour l’heure, il ne me reste plus qu’à voir si cette ville offre encore quelques distractions. Je me demande si ce club est encore ouvert. C’était quoi son nom déjà ? Ah oui, l’Ours-qui-Tète. »
Il reprit ensuite sa course silencieuse dans les ruelles désertes du centre-ville et elles lui offrirent le même spectacle accablant d’abandon et de ruine. Gaël connaissait bien cette ville pour y avoir vécu pendant des années avant le Grand Bouleversement, et la voir à présent en pleine décrépitude lui serra le cœur. Mais les choses auraient pu être pire. Le cataclysme avait anéanti une bonne partie de l’humanité. Des zones géographiques entières avaient été raillées des cartes, et s’était déjà un petit miracle que la ville de Clairmont ne soit pas plus touchée. Il traversa encore deux petites rues délabrées avant de s’arrêter sous un porche en pierre, à l’angle d’une placette. L’endroit lui sembla mieux entretenu. Aucune herbe ne poussait follement entre les pavés, aucune immondice ne jonchait le sol et même la petite fontaine en son centre continuait de cracher un mince filet d’eau. Il aperçut également de faibles lueurs émanant des fenêtres alentours. L’Ourse-qui-tète devait se trouver plus très loin d’après ses souvenirs mais son sens de l’orientation n’était pas des plus affutés.
Masqué dans l’ombre du porche, Gaël se mit à fouiller dans les nombreuses poches que disposait son long manteau. Après quelques instants de recherche, il finit par trouver ce qu’il recherchait. C’était une petite boite de plastique transparent, semblable à celles que l’on utilisait souvent en cuisine. À l’intérieur de celle-ci, de curieuses formes jaunâtres baignaient dans un jus épais et peu ragoutant. Sur le couvercle, une écriture grossière au feutre indiquait « Baies des Kolkars ». Dans une expression de dégout, Gaël attrapa du bout des doigts l’un des aliments macérant dans la boite, et le porta à ses yeux pour une inspection minutieuse. Le fruit jaunâtre de la taille d’une datte s’affaissa mollement entre ses doigts et lui rappela les horribles pruneaux qu’il avait dû manger dans sa jeunesse. Il renifla la chose et son odeur putride lui arracha une horrible grimace. Il lui fallut de longues secondes de réflexion pour se convaincre d’ingurgiter la baie. Et lorsqu’il la porta à sa bouche, il découvrit le goût pouvait être encore pire que l’odeur. La baie portait le goût âcre d’un mauvais vin rouge bouchonné, visqueux et rance. La mâcher et l’avaler fut un véritable supplice.
« Baie jaune des Kolkars, en provenance direct des Terres sauvages. Son goût est comme prévu infect, mais il parait que c’est le meilleur moyen pour atténuer naturellement le fluide d’une personne pendant quelques heures. Avec ça, je devrais pouvoir continuer de passer inaperçu, et peut être même ressentir un peu les effets de l’alcool. Mais attention quand même, ça veut aussi dire que je serais plus vulnérable. »
L’immonde goût toujours présent en bouche, Gaël s’assit sur le rebord humide d’un muret et attendit. Les premiers effets de la baie se firent ressentir au bout de quelques minutes seulement. Ce fut comme si subitement la gravité devenait plus pesante. D’abord qu'un simple fourmillement dans le bout des doigts, son corps tout entier devint plus lourd, plus douloureux aussi. Il se sentit fatigué et même sa vue se brouilla. C’était autant de sensations qu’il avait oublié depuis longtemps, depuis que le Grand Bouleversement l’avait doté, comme bien d’autres, de nouvelles capacités.
Il se releva et parcourut d’un pas chancelant la trentaine de mètres qui le séparait de son objectif. Au milieu de la placette, il s’arrêta devant une grande porte verte en bois lustré. Aucun son ne provenait de l’intérieur. Pourtant si ses souvenirs étaient bons, l’Ourse-qui-Tète se trouvait là. Il prit une grande inspiration, et frappa à la porte.
Annotations