Chapitre 4

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La distance qu’ils parcoururent jusqu’à l’appartement de la jeune femme fut courte, cinq cents mètres tout au plus, pourtant ils mirent près de quinze minutes pour y parvenir. Soucieuse d’éviter un maximum les grands axes, elle le guida à travers un dédale de ruelles sinueuses, silencieuses et désertes. Par chance ils ne croisèrent personne. À cette heure batarde, à mi-chemin entre la nuit noire et le petit matin, la ville et ses derniers habitants sommeillaient encore. Gaël avançait mollement, la démarche alourdie par l’alcool. Elle le rattrapa plusieurs fois pour qu’il ne s’affale pas et dut user de toute ses forces pour soutenir cet homme de haute stature. Elle constata à son contact qu’il ne la dominait pas seulement de presque une tête, il était également puissant et musculeux comme un fauve. Le genre de physique que l’on n’obtenait qu’au prix d’efforts réguliers et de sacrifices. De toute évidence, il ne s’était pas uniquement contenté de voyager ces dernières années.

Au terme de leur escapade nocturne, Sophia s’arrêta enfin dans le renfoncement d’un petit bâtiment aux murs délabrés. L’endroit légèrement dissimulé au yeux de la voierie était jonché de détritus et empestait l’urine. Elle sortit une clé de l’une des poches de son sac à main et ouvrit la porte de l’immeuble, invitant Gaël à la suivre sans tarder. L’entrée donnait sur une cage d’escalier sale et poussiéreuse faite d’un hideux lino fatigué. Seule une petite fenêtre par niveau perçait la semi-obscurité des lieux. Là, ils montèrent les marches délabrées jusqu’au troisième et dernier étage. Sophia sortit une seconde clé et déverrouilla l’unique porte présente sur le palier. Puis elle disparut dans la pénombre du logement. Au bout de quelques instant, une bougie s’alluma, puis une autre, et encore une autre, éclairant peu à peu un petit couloir donnant sur un salon.


- Entre Gaël, et fais comme chez toi, lança-t-elle du fond d’une pièce lointaine. J’en ai pour un instant. Je t’ai servi un verre d’eau sur la table, tu dois surement avoir soif.

Ecoutant sa conquête d’un soir, Gaël partit s’installer dans l’un des deux confortables fauteuils molletonnés qui entouraient une table basse au centre de la salle et but d’une traite le verre d’eau laissé à son intention. Car elle avait raison, l’alcool combiné à leur marche nocturne lui avait laissé les lèvres sèches et la bouche pâteuse. Une fois convenablement installé et réhydraté, il prit le temps d’examiner la demeure de son hôte. En entrant, il avait traversé un couloir étroit et il se trouvait à présent dans un salon au style vieillot. Un grand tapis verdâtre aux motifs usées dissimulait le plancher de bois, d’anciennes frises bariolées bleutés en papiers recouvraient les murs et deux larges fenêtres apportaient un semblant de lumière à l’aide du jour naissant. Le reste de l’espace était sobrement occupé par les deux fauteuils dont celui où il siégeait, qui faisaient face à une télévision cathodique, et par de grandes étagères encombraient de livres et de babioles diverses, souvenirs de lointains voyages. L’ensemble des décorations semblaient sorti des années soixante-dix, à grand renfort de teintes pastels, et lui évoqua davantage l’appartement de sa grand-mère décédé des années auparavant que l’idée qu’il s’était faite du logement d’une jeune femme. Il nota également un certain laisser-aller dans le nettoyage des lieux, au vu de l’importante couche de poussière qui recouvrait les meubles et il éternua plusieurs fois après s’être assis. Mais il balaya rapidement ses interrogations. L’art de la décoration d’intérieur ne le passionnait guère et il n’était pas non plus un fervent adepte de la propreté. Pour l’heure, son esprit vagabondait à des questions beaucoup plus triviales et la suite des réjouissances accaparaient toutes ses pensées.

Les minutes passèrent et Gaël se tortilla dans son fauteuil, pris d’une irrépressible envie de dormir. Sophia commençait vraiment à se faire désirer. Que diable pouvait-elle bien faire ? Contraint au mouvement afin de ne pas sombrer dans les bras de Morphée, il se leva et se dirigea la tête lourde, vers la bibliothèque de la jeune femme. Les livres y étaient soigneusement rangés, triés par thèmes. Au centre, et occupant la plus grande partie de la bibliothèque, se trouvait une impressionnante collection des bouquins liés à l’histoire et à la géographie. Des dizaines d’encyclopédies et d’atlas poussiéreux se pressaient les uns contre les autres. Il y avait là des livres de grandes valeurs et Gaël fut surpris de constater que plusieurs d’en eux dataient au bas mot du siècle dernier. La jeune femme devait avoir une véritable passion pour le sujet pour posséder une telle collection d’antiquités. De nombreux souvenirs, statuettes et autres bibelots, tenaient compagnies aux livres, attestant également de nombreux voyages. Décidément Sophia possédait bien d’autres facettes qu’elle avait préféré garder sous silence. Les étagères du haut, moins importantes, étaient réservées elles à la philosophie. Platon y côtoyait Nietzsche, Kant et Pascal. Enfin celles du bas étaient occupées par quelques rares romans, principalement policiers et historiques. Gaël se plaisait à découvrir ce que pouvait bien lire les gens. Il aimait à penser qu’on en apprenait beaucoup sur le caractère d’une personne de par sa lecture. Lui-même avait dévoré toutes sortes de livres dans sa jeunesse, avec un faible pour les romans d’aventures et de fantaisy. Mais ce qui avait été auparavant du domaine de l’imaginaire était devenu la nouvelle réalité cruelle de ce monde, et cela faisait maintenant bien longtemps qu’il n’avait pas eu l’occasion d’ouvrir de livre.

Il était en train de reposer l’un des imposants atlas lorsqu’un léger picotement dans le bout des doigts attira son attention. La sensation, comparable à une douce vaguelette de chaleur, provenait d’un cadre photo renversé, deux rangées plus loin.


« Tiens tiens… Une photo imprégnée ? Elle doit possédée une très forte valeur sentimentale pour s’être chargée en fluide de la sorte. Les objets ne s’imprègnent que si leur possesseurs les estiment vraiment. Avec l’effet de cette baie des Kolkars, je ne l’avais même pas ressenti. Je ne devrais pas faire ça mais… voyons voir. »


Il retourna le cadre. La photographie mettait au premier plan un couple de personnes âgés, assis chacun sur un fauteuil, au centre d’une pièce chichement décoré au couleur de Noël. Ils étaient tous deux très vieux, et semblaient ravis d’être l’objet de toutes les attentions, chaudement entouré de leur petite famille. La famille en question se composait d’un homme et d’une femme dans la cinquantaine, se tenant debout derrière eux, et de trois enfants allant de dix à vingt ans, assis par terre au pied de leurs grands-parents. Tous ce petit monde souriait à pleines dents, heureux de vivre un beau moment familiale. Malgré le sapin et la ribambelle de guirlandes qui décoraient la pièce à l’instant de la photographie, Gaël reconnut immédiatement les couleurs pastel et la large bibliothèque du même salon où il se trouvait actuellement.

La photographie représentait un beau moment de tendresse, pourtant Gaël ne put réprimer un étrange sentiment de malaise en la voyant. Et même si son état d’ébriété l’empêchait de mettre clairement le doigt dessus, quelque chose n’allait pas. À vrai dire, cette sensation avait commencé à croitre en lui depuis déjà quelques minutes. Plusieurs éléments étranges ne collaient pas depuis son arrivée dans cette appartement et cette photographie venait enfin d’activer une sonnette d’alarme dans son esprit embrumé. Il y avait déjà Sophia. Cela faisait maintenant une dizaine de minutes que la jeune femme s’était éloignée sans lui donner le moindre signe de vie. Il avait bien imaginé qu’elle puisse se faire une toilette ou bien changer de tenue, mais pourquoi diable mettait-elle autant de temps ? Et cette horrible fatigue alors ? Sa tête lui semblait peser des tonnes et il devait user de toute sa volonté pour ne pas fermer les yeux. Bien sûr il était tard dans la nuit et il avait bu plus que de raison, mais tout de même. Il n’en était pas à sa première beuverie et il tenait encore debout en arrivant ici. Enfaite, il en était presque sûr à présent, il avait commencé à se sentir faible en arrivant dans ce salon et après avoir bu ce verre d’eau qui l’attendait. Elle pouvait très bien avoir versé quelque chose… Et enfin, que penser de cette appartement ? Cet endroit ne correspondait vraiment pas au logement d’une jeune femme et encore moins à un lieu de vie quotidien, avec cette couche de poussière qui recouvrait tout comme si personne n’y avait mis le pied depuis des jours. Cette photographie venait de réveiller ses doutes. Ces gens ne ressemblaient pas du tout à sa conquête, avec leurs cheveux blond et leurs yeux clairs. Même la forme de leurs visages, légèrement allongées, étaient différentes. Devant l’ensemble de ses éléments qui venaient enfin de lui sauter aux yeux, Gaël ne trouva qu’une seule explication logique. Il avait été piégé.

Lorsqu’il prit conscience du danger, Gaël usa de toute sa concentration pour dissiper la drogue avec l’aide du peu de fluide encore présent en lui. Mais ce fut peine perdu. La drogue ingurgité à son insu s’était déjà frayé un chemin à toute vitesse dans son organisme, facilité par l’alcool et l’excitation nerveuse. Durant un instant, la pièce toute entière sembla tourbillonner comme à bord d’un navire pris par la tempête. Gaël chancela, tentant maladroitement de se rattraper au fauteuil devant lui. Mais ses bras affaiblis ne purent maintenir l’équilibre et se dérobèrent. Sa tête alla heurter lourdement le tapis aux motifs usés.

Quand Gaël reprit difficilement connaissance, il se trouvait toujours affalé sur le vieux tapis et la lumière de jour déjà haute dans le ciel indiquait qu’il avait dû rester inconscient plusieurs heures durant. Lentement, les souvenirs de la veille lui revinrent. Il lui fallut encore de longues minutes avant de tenter de se redresser tellement il se sentait nauséeux. La manœuvre lui demanda un effort considérable. Sa tête était atrocement lourde et douloureuse. Une fois enfin assis, il tâta avec mille et une précaution l’horrible bosse sanguinolente qui ornait maintenant son crâne et qui resterait pour quelques jours un souvenir cuisant de sa naïveté. La chose, de la taille d’un œuf de caille, palpitait cruellement à chaque battement de son cœur. Mais ses déconvenues ne s’arrêtèrent pas là. Un courant d’air glacial filant au travers d’une fenêtre ébréchée lui fit prendre conscience qu’il se trouvait presque entièrement dévêtu. De toutes ses affaires personnelles, il ne restait que sa chemise, son caleçon et sa paire de chaussettes. Tout le reste avait disparu. Il dut se faire une raison, elle lui avait dérobée tout ce qui pouvait représenter une quelconque valeur. En proie à une terrible colère, il gronda intérieurement.


« Maudite soit-elle ! Maudite soit cette chienne ! Elle m’a bien eu avec son air innocent et sa fausse fragilité ! Voila donc comment elle gagne sa vie au sein de se foutu club. À droguer et dépouiller des imbéciles comme moi. Mais elle ne perd rien pour attendre, je finirais bien par la retrouver… Elle m’a tout volé. Mes vêtements, ma bourse. Il y avait dedans de quoi tenir presqu’un mois, le temps de régler le problème de Geoffrey…Geoffrey… Malédiction Geoffrey ! La lettre et le laissez-passer étaient dans mon manteau ! Et misère, le soleil dans le ciel, il ne doit pas être loin de onze heure et je ne suis toujours pas parti ! »

À cette heure déjà avancée de la matinée, les rues délabrées du centre-ville se remplissaient d’habitants en quête de travail à monnayer où à la recherche de denrées diverses, si bien que la vie semblait presque avoir repris son cours habituel. La présence d’un homme déambulant moitié nu attira immédiatement l’attention des badauds et plusieurs s’approchèrent pour observer l’étrange individu de plus près. Pour Gaël, affronter la féroce lumière du jour fut une nouvelle épreuve qui ne fit qu’accroître sa terrible migraine. La distance entre lui et le Protectorat était courte mais cela allait être difficile de s’y rendre dans cette accoutrement sans s’attirer des ennuis. La journée promettait d’être longue.

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