La malédiction
Annabelle n’avait pas dormi de la nuit. Lucie non plus d’ailleurs. Elles l’avaient passée à ressasser tous les terribles événements qui avaient eu lieu le soir même. Quel est ce mystérieux bijou ? Qu’est il advenu de Sam le gardien ? Pourquoi semblait-il si désireux de s’emparer de l’amulette ? Tant de questions auxquelles les filles espéraient pouvoir trouver des réponses. Le matin même, un de ces mystères fut élucidé, ou presque.
Au petit matin, Annabelle retourna chez elle afin de prendre le petit déjeuner dominical en compagnie de ses parents. Lorsqu’elle arriva, le petit déjeuner était déjà servi sur la table de la cuisine et Monsieur Arch allumait tout juste la télévision. Ce matin-là, les informations étaient intégralement dédiées à un « terrible évènement » qui avait eu lieu la veille au soir dans une petite bourgade dénommée Pajovent. Annabelle ouvrit si grands les yeux qu’elle sentit l’air glisser entre ses paupières. Puis pour la première fois de sa vie, elle écouta religieusement le bulletin.
— Ce n’est pas possible ! Un meurtre chez nous ! Dans notre petit village ? Quelle folie ! dit Mme Arch qui tenait la main devant sa bouche. Elle semblait bouleversée. Il faut dire que d’habitude, les seuls faits divers relatifs au village se limitaient à l’annonce du vainqueur du bingo hebdomadaire, ou à des informations météorologiques sans importance, pourtant si précieuses aux yeux des autochtones. M. Arch, lui, ne disait rien, se contentait de froncer les sourcils et de jeter un regard noir et accusateur au poste de télévision, un peu comme s’il refusait de croire ce qu’il entendait. Voilà ce qu’on pouvait entendre : « … Des pelles ont été retrouvées à côté d’une tombe profanée. Les enquêteurs ont également trouvé des lambeaux de vêtements et des tâches de sang que l’on aurait identifiés comme appartenant à Sam Cerko, gardien des lieux depuis plus de vingt ans. Ce sang et ces vêtements sont tout ce qu’il reste de l’homme qui pour le moment, demeure introuvable. »
— Le vieux Sam n’est pas un pilleur de tombe, il a été agressé par les profanateurs voilà tout ! Il n’est pas coupable ! s’exclama M. Arch
Annabelle, qui ne tenait plus en place, trouva le courage de prendre la parole et se risqua à demander :
— Papa, maman, de quoi cherchaient-ils à s’emparer ?
Mme Arch déglutit avec difficulté le morceau de tartine au miel qu’elle mâchait et dit calmement :
— Je ne sais pas trop ma grande, certains parlent d’une très vieille femme, une sorcière, une certaine comtesse de Morcester. Une femme très violente qui aurait jadis tué grand nombre d’innocents et qui serait enterrée quelque part dans ce cimetière avec un trésor. Des sornettes ! A n’en pas douter. Mais pourtant certains persistent à penser que…
— Oh assez ! Au diable ces commérages de bas étage ! Tout cela est parfaitement idiot, arrêtons ces histoires de sorcières, c’est absolument aberrant de parler de la sorte au vingt et unième siècle ! De plus, Annabelle n’a pas besoin d’entendre cela ! s’insurgea M. Arch, mettant un terme à la conversation.
Cette nuit-là, Annabelle une fois de plus, ne put dormir. Mais les raisons étaient somme toute bien différentes de celles de la nuit précédente. A peine fermait-elle les yeux, que des images et des scènes de torture lui venaient à l’esprit. Toutes ces images étaient d’un réalisme tel, qu’il lui fallait garder les yeux grands ouverts pour ne pas en être hanté.
Le cœur lourd de secrets et la tête nébuleuse, elle se leva au petit matin après une longue nuit sans sommeil. Lorsqu’elle retrouva Lucie en début d’après-midi, elle apprit qu’elle aussi, n’avait pas pu trouver le sommeil. Et fait étrange, toutes deux avaient trouvé leur petit déjeuner parfaitement insipide. Au point que le pain et les céréales, n’avaient eu sous leurs langues, pas plus de goût que l’eau du robinet. Edgar et Henry vinrent bientôt à leur rencontre et tous deux étaient tout aussi marqués par la fatigue. Pire encore, le pauvre Edgar semblait anéanti, sur son visage se lisait une effroyable tristesse. Il avait les bras chargés de sacs et de sachets en tout genre et marchait avec beaucoup plus de hâte qu’à son habitude. En arrivant au niveau d’Annabelle et de Lucie, il déposa son chargement à leurs pieds et dit d’un air triste, s’efforçant de réprimer ses sanglots :
— C’est une catastrophe, une véritable catastrophe. il marqua une pause puis reprit après avoir reniflé :
— La nourriture n’a plus aucun goût, c’est comme si j’avalais de l’air ! Regardez, même les oursons chocolat caramel ne me font plus rien, je ne prends aucun plaisir en mangeant, c’est comme si la nourriture disparaissait une fois en contact avec ma langue !
— Nous le savons Edgar, nous aussi avons perdu le goût, pire encore, dès que nous fermons les yeux, il y a …
— Vous voyez une affreuse vieille dame et des morts partout ? dit Henry tout aussitôt.
— Oui et je pense que cette Amulette est maudite. Elle devait appartenir à la vieille femme que l’on voit dans nos rêves. Et ma mère dit qu’une sorcière repose quelque part dans le cimetière, ça ne peut-être qu’elle ! dit Annabelle.
— Oui, c’est bien possible. Dites, je connais quelqu’un qui pourrait nous aider à élucider ce mystère. Allons rendre une visite à Damien, reprit Henry, l’air pensif.
— Damien… Damien le solitaire ? Mais en quoi pourrait-il nous aider ? Il passe son temps devant les jeux vidéos, ou le nez plongé dans ses livres ! Il parait qu’il est même allergique au soleil ! répondit Lucie, interloquée.
— Peut-être mais il connaît tout des sciences occultes. Si quelqu’un peut nous renseigner sur l’origine de cette amulette et l’identité de cette sorcière c’est bien lui ! N’est-ce pas Edgar ?
Edgar, accroupi, avait la tête plongée dans un grand sac de provisions et avalait chacune de ses friandises, désespérant d’en trouver une qui puisse à nouveau éveiller ses papilles. Lorsqu’il entendit son prénom, il sortit la tête du sac et, la bouche pleine de chocolats en tout genre, prononça quelques mots inintelligibles.
— C’est une bonne idée, allons voir Damien ! Mais avant toute chose, faisons un détour par la maison d’Edgar, il faut que tu déposes toute cette nourriture, ou tu vas faire une indigestion » dit Annabelle en entraînant Edgar par le bras.
Ainsi après s’être délesté du chargement d’Edgar, ils se dirigèrent vers la bibliothèque municipale car Damien, qui habitait une maison voisine, avait pour habitude de s’y rendre quotidiennement. Il leur fallut pousser Henry à l’intérieur du bâtiment, car il refusait obstinément d’entrer ! (Selon lui les bibliothèques, au même titre que les hôpitaux, étaient bien trop austères et le silence qui y régnait le rendait si nerveux qu’il en avait des saignements de nez.) La bibliothèque était grande mais il ne s’écoula pourtant pas plus de deux minutes avant qu’ils repèrent Damien, qui était attablé en face d’une pile de livres qui formait une véritable muraille autour de lui. Tous approchèrent discrètement et Damien, qui avait du sentir leur présence, jetait de temps en temps des regards inquiets par-dessus le livre qu’il tenait entre les mains. Lorsqu’ils arrivèrent à sa hauteur, à un mètre de sa table tout au plus, Damien enfonça la tête dans ses épaules comme une tortue dans sa carapace et resta immobile caché derrière son livre; il espérait qu’on ne l’avait pas remarqué.
Ce n’est que lorsqu’Annabelle se racla bruyamment la gorge pour attirer son attention qu’il étira lentement son cou et fit émerger sa petite tête ronde par-dessus son livre.
Damien était un jeune homme un peu grassouillet, aux cheveux châtains très frisés. Ses joues rondes étaient éternellement rosées, été comme hiver. On ne voyait que rarement son visage tant il avait l’habitude de se cacher derrière un livre ou un écran. Il était très intelligent et certains disaient même qu’il avait d’ores et déjà lu tous les livres de la bibliothèque municipale.
— N’aie pas peur nous ne venons pas t’importuner, nous avons besoin de ton aide, nous avons un… problème ! Et nous pensons que tu es le seul à pouvoir nous aider, dit Annabelle à voix basse.
— Un problème ? répondit Damien d’une voix tremblante et très mal assurée.
— Ecoutez je ne sais pas ce que vous croyez mais je ne suis pas médecin… Que lui arrive-t-il au juste ? reprit soudainement Damien en jetant un regard oblique à Henry. Au milieu de ses camarades, le pauvre Henry était tout pâle, avait un air absent et appuyait un mouchoir sous son nez d’où s’écoulait un filet de sang.
— Oh ! Non, ça ce n’est rien, simple problème d’atmosphère, ça lui passera lorsqu’on sortira, dit Lucie sans quitter Damien des yeux.
— Ecoute, nous sommes venus parce que nous avons un véritable problème, connaîtrais-tu par hasard l’histoire du cimetière et de la comtesse Morcester ? demanda Annabelle
— Bien évidemment que je la connais et je dois être le seul dans ce maudit village à bien vouloir y croire ! répondit Damien
— Réjouis-toi, les temps ont changé, dit Henry d’un air absent et avec une petite voix nasillarde.
— Nous pensons que la comtesse est revenue d’entre les morts ! reprit Annabelle.
— Rassurez-vous, nous ne risquons rien, elle dort dans son tombeau depuis des millénaires et tant que sa maudite amulette reste enfouie sous terre, son sommeil durera éternellement, répliqua Damien d’un ton bref avant de replonger son visage derrière son grand livre.
— Tu parles de celle-ci ? dit Lucie qui tendait à présent le collier orné de l’étrange pierre précieuse.
Damien jeta d’abord un bref coup d’oeil au bijou sans réagir et se replongea dans son livre, puis comme un éclair lui aurait traversé tout le corps, il se raidit brusquement et failli bien tomber de sa chaise ! Ses yeux emplis d’effroi étaient fixés sur l’amulette.
— Qu’est-ce que… Mais qu’est ce q… Où avez-vous trouvé ça ? Non ! Non… je ne veux pas savoir… Ne bougez pas d’ici ! ordonna Damien. En moins de trente secondes il était parti dans un recoin isolé de la bibliothèque et était revenu avec un petit livre de cuir recouvert de poussière.
— Tout est là-dedans, dit-il, essoufflé.
— Ce manuscrit est extrêmement ancien, il a été écrit par Mordred Maleor, le serviteur de la Comtesse Morcester, le seul qui lui soit resté fidèle jusqu’au bout, jusqu’à sa mort. Il était si proche d’elle qu’il aurait pu l’arrêter, il aurait pu l’assassiner et sauver des dizaines et des dizaines d’innocents. Mais il ne l’a pas fait et il a continué à la servir dans une totale dévotion. Mordred Maleor était malheureusement éperdument amoureux de la comtesse. Donc incapable de lui faire le moindre mal. Cependant, il a secrètement tenu ce manuscrit au fil des années. Un manuscrit dans lequel il explique entre-autre, comment contrer ses plans funestes. Il était peut-être amoureux de la comtesse, mais pas aussi fou qu’elle ! C’est pourquoi il a enterré l’amulette et laissé derrière lui ce manuscrit, espérant que quelqu’un un jour, le découvre et s’acquitte de la tâche qu’il n’a jamais pu mener à bout.
Puis il ouvrit le livre et pointa du doigt un croquis, une parfaite représentation de l’amulette.
— Ecoutez moi, il faut que vous vous débarrassiez de cet objet maudit. Ou il vous en coûtera la vie. Vous voyez cette sorte de fumée laiteuse qui se déplace lentement dans la pierre ? Et bien ce n’est ni de la fumée et encore moins du lait. C’est l’âme de la comtesse. Ecoutez, il y a de cela plus de mille ans désormais, vivait ici même dans ce village la comtesse Morcester. C’était certes une comtesse, riche et puissante mais surtout et avant tout une sorcière. D’ailleurs notre village portait jadis son nom. Ce n’est que plusieurs siècles après sa mort, que le nom fût modifié. La comtesse était réputée pour sa cruauté. Elle tuait, torturait sans aucun état d’âme. Sa haine pour le peuple était telle qu’avant sa mort, elle décida d’enfermer son âme dans ce collier avant de le faire enterrer par son fidèle serviteur, Mordred Maleor. Tout cela dans l’espoir de pouvoir un jour se réveiller à nouveau et semer la terreur parmi les hommes comme au temps jadis. Et ceux qui plus tard trouveraient et toucheraient son collier, ceux-là se verraient maudits, voués à une existence torturée, hantés toutes les nuits par les souvenirs de la comtesse et peu à peu, perdraient usage des sens les plus essentiels… Le goût, l’odorat… Jusqu’à la capacité au sommeil ! Et une vie sans sommeil et sans appétence mène inéluctablement au trépas. Vous êtes en quelque sorte condamnés… Et en vous emparant de l’amulette vous avez réveillé la comtesse d’entre les morts. Damien marqua une pause avant de reprendre :
— Mais c’est une chance ! Oui une chance qu’elle soit en votre possession et non pas entre les mains d’une grande personne ! Car voyez-vous, le cœur des adultes est bien corrompu. Au travers de ce collier ils ne verraient pas une âme, ils ne verraient pas une histoire et encore moins un danger. Il y verraient une émeraude ! Une richesse potentielle, un moyen d’obtenir ce qu’ils aiment par-dessus tout ! Plus d’argent et plus de pouvoir. Cette émeraude est un joyau unique au monde, d’une valeur inestimable. Mais elle doit pourtant être détruite, pour se débarrasser définitivement du mal qui gangrène ces terres. Seul un enfant peut s’acquitter de cette tâche. Seul le cœur des enfants n’est pas corrompu par la folie pécuniaire. Si vous remettez cette amulette à un adulte, une catastrophe s’abattra sur nous tous.
— Mais, pourquoi… ? Pourquoi personne ne nous a jamais parlé de tout ça ? dit Annabelle
— Parce qu’aujourd’hui les adultes n’aiment pas ce qui dépasse l’entendement et refusent de voir au-delà des explications les plus rationnelles. Ça les dépasse. Et les adultes ça n'aime pas être dépassé. Ça leur rappelle qu’il existe plus fort qu’eux. Ça leur rappelle leur condition première. Simple mortel, simple rien du tout.
— Bien, assez bavardé ! Que doit-on faire alors ? Comment la détruire ? dit Lucie qui fronçait les sourcils et serrait l’amulette très fort dans sa main.
— Tout est écrit là-dedans ! Mais passons les détails… Il existe un passage secret, un passage souterrain caché quelque part dans le cimetière. Quelque part là-bas est gravé un symbole, une larme, de la même forme et de la même taille que l’émeraude. Trouvez ce symbole et ouvrez le passage vers le repaire de la comtesse. Il est à craindre qu’elle ou plutôt son fantôme vous y attendra mais vous devez la confronter et vous faufiler jusqu’à sa chambre funéraire ! Ici vous attend un réceptacle, où vous pourrez enfin jeter l’amulette et mettre définitivement un terme à son règne.
— Parfait, oui c’est parfait, merci pour les détails Damien ! Quand partons-nous ? dit Lucie qui trépignait d’impatience malgré la bien dangereuse quête qui l’attendait
— Quand partez VOUS ? Tu veux dire ! N’allez pas croire une seconde que je vais vous suivre dans cette folie. Je tiens à la vie moi !
— Ne soit pas idiot ! Tes connaissances nous seraient d’une aide précieuse ! Tu l’as dit toi-même, nous courrons un grand danger !
— Non, c’est non ! Partez maintenant, le temps vous est compté et surtout, n’échouez pas ! Vous ne voudriez pas que tout le village soit décimé par votre faute.
Edgar avait fait un pas en avant et son ombre gigantesque couvrait Damien et son bureau.
— Est-ce que je lui demande gentiment de nous suivre ? dit-il à Annabelle, le poing levé au-dessus de Damien qui tremblait comme une feuille.
Malgré la bien dangereuse mission qui les attendait, l’intervention d’Edgar fit rire Lucie Henry et Annabelle, qui l’entraîna par la taille en faisant « non » de la tête. Ils sortirent tout quatre de la bibliothèque, laissant là Damien à ses lectures. Le nez d’Henry avait arrêté de saigner.
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