Étranges symptômes
Ce n'est que lorsque l'on se retrouve au fond du gouffre que l'on conçoit pleinement la mesure de sa vie. Cette maxime, mama me l'avait assénée des centaines de fois, chaque fois que ma vie me frustrait. Comme pour beaucoup de choses, j'aurais mieux fait de l'écouter.
Mon cauchemar débuta un beau matin ensoleillé. L'azur du ciel échoua à jouer son rôle de bon présage. Je mettais une boucle sur le pendant de l'oreille gauche lorsque je me rendis compte que je ne ressentais rien. Ma peau aurait tout aussi bien pu avoir la texture du bois. De mon index, je palpais tout le pavillon jusqu'à mon œil gauche, avant de descendre à la mâchoire sans rien éprouver. On aurait dit qu'on avait tracé une ligne de démarcation invisible le long de l'arête du nez. La moitié de mon visage était devenue insensible et l'autre était perceptible au toucher.
Je pris de grandes inspirations pour tenter de repousser la panique que je sentais monter en moi. Une fois calmée, je fis le point. Le reste de mon corps avait été épargné par ce symptôme. C'était déjà ça. Au moins je ne souffrai pas. Peu de choses me faisaient plus peur que la perspective de souffrir, plus encore que celle d'avoir une maladie incurable.
Je ne pouvais pas retourner à l'hôpital. La dernière facture attendait encore d'être payée. En parler à ma mère ? Hors de question aussi. Elle risquait de ne plus me lâcher pendant des jours. Tout ce que je pouvais faire était d'attendre et d'observer, ce qui était assez stressant.
Je m'apprêtai pour aller au travail. Le petit déjeuner fut le plus long et le plus pénible de ma vie. Mama s'obstinait à tenter de me dérider. Elle parlait des derniers potins sans sembler remarquer mon air renfrogné. Sa fin fut une véritable délivrance. Je prétextai que j'étais en retard pour échapper à son bavardage incessant et je filai, en tentant d'ignorer son air blessé.
Tout au long de la journée, je fis de mon mieux pour agir normalement et pour oublier ma déconvenue du matin. J'y parvins grâce aux nombreux enfants, venus rendre ou emprunter des livres. J'avais toujours admiré leur capacité à se concentrer sur le présent, sans se préoccuper du futur. Je tentai d'en faire autant. Finalement, cela porta des fruits, parce que mes sensations revinrent vers l'après-midi. Le même sentiment d'euphorie me saisit que lorsque l'électricité est rétablie après une longue période de délestage. Ce fut pleine d'espoir et le cœur léger que je rentrais à la maison.
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Pendant une semaine, mes symptômes n'en firent qu'à leur tête. La localisation variait au jour le jour, sans schéma précis. Un jour, ça pouvait être au niveau de la jambe, un autre au niveau de mon dos.
Un nouveau rituel matinal s'ajouta à mes habitudes quotidiennes. Je palpais chaque centimètre carré de mon corps pour retrouver une zone insensible. Je devais ensuite être attentive le reste de la journée, pour retrouver d'autres zones anesthésiées et m'assurer que j'étais indemne.
Ma principale préoccupation était la peur de me blesser sans m'en rendre compte. J'avais enfin une vague idée de ce que devaient endurer Nathan Wuornos et d'autres personnes souffrant de neuropathie.
Mes inquiétudes ne firent que croître quand les périodes d'insensibilité se mirent à alterner avec des plus douloureuses. Je n'en parlai à personne. Je continuai de cacher mon état à ma mère, et je n'avais pas d'amis proches. Une situation qui accentuait ma solitude.
Alors que je pensai que la situation ne pouvait s'aggraver davantage, elle finit par empirer.
Dans mon malheur, les circonstances me permirent de conserver ma dignité, du moins aux yeux de la plupart de mes connaissances. Je rentrais chez moi, après un travail harassant, lorsque je fus terrassée par une nouvelle crise. Je marchais tranquillement, mes pensées tournées vers les mots fléchés qui m'attendaient dans ma chambre, quand mon visage fut transpercé par une douleur atroce. J'expirais bruyamment pour reprendre mon souffle, tandis qu'une nouvelle salve me frappait une fois de plus. Ma vue se brouilla et des étoiles blanches se mirent à danser devant mes yeux. Je n'avais jamais ressenti un calvaire pareil.
Un souvenir me vint aussitôt à l'esprit. J'avais treize ans lorsque mama m'avait emmenée en consultation, chez un gynécologue, pour règles douloureuses. Pour appréhender l'intensité de ma souffrance, celui-ci m'avait demandé à quel chiffre elle correspondait sur une échelle de un à dix, de l'échelle visuelle analogique. À l'époque, la douleur équivalait à 7.
Une sensation de terrassement sous ma peau ramena mes pensées à l'instant présent. Mes pieds se dérobèrent et je dus faire appel à tout mon sang froid pour m'empêcher de hurler. Le niveau de la douleur était largement supérieur à 10.
Je finis par m'affaler au sol, trop afaiblie pour ne fut ce que réfléchir. Pour un peu, j'aurais prié pour que la mort me soit accordée.
J'ignore combien de temps j'étais restée allonger ainsi sur le sol. Sous mes yeux mi clos, des piétons passaient et prenaient soin de détourner leurs regards puis s'éloignaient, comme si j'exhalais une odeur de bouse. Je n'étais pas surprise par une telle attitude. Préoccupés par leurs problèmes, les gens ont tendance à ignorer ceux des autres.
Je commençai à perdre espoir lorsque des mains douces se posèrent sur moi.
- Rosilia, est-ce que tu vas bien ? entendis-je.
Ces mots suffirent à m'aider à reprendre mes esprits. D'une part, parce que c'était la voix de Matt. D'autre part, parce que c'était une question ridicule, voire inutile. Il était évident que je n'allais pas bien, n'est-ce pas ? Même perclue de douleurs, je conservais mon esprit ironique.
- T'inquiètes pas. Je vais t'emmener à l'hôpital.
Matt m'aida à me relever et me servit de béquilles. Nous dûmes attendre pour trouver un taxi disponible.
La présence de Matt, à elle seule, sembla agir comme le meilleur des analgésiques. Au fur et à mesure qu'on s'approchait de l'hôpital, la douleur refluait. Quand on y fut, elle avait totalement disparu. On aurait dit que rien ne s'était passé.
Évidemment, les toubibs ne me crurent pas. Deux médecins étaient autour de mon lit aux urgences. Le Dr Bouka et un autre dont j'ai oublié le nom. Tous deux m'observaient avec intérêt, mais de manière différente. La première me regardait avec compassion, le second d'un air amusé, comme si je lui avais fait une blague.
- J'ai eu vent de vos étranges symptômes et je suis venu vous voir, dit-il sans se départir de son air malicieux.
Il leur était plus facile de se dire que je simulais, plutôt que de reconnaître être dans le flou total.
- Tout ce que je vous ai dit est vrai, dis-je.
Je commençais à perdre patience. J'avais beaucoup de défauts, mais je n'étais pas une menteuse. Et je détestais être considérée ainsi.
- Ne me dites pas qu'à vous deux, vous ignorez ce que j'ai ?
- Nous avons déjà vu des cas d'anesthésie tactile et d'hypersensibilité, dit l'autre médecin. Mais habituellement, les symptômes ne se baladent pas sur tout le corps. Ils restent fixes.
Il prit un air songeur.
- Il se trouve que dans ma jeunesse, des filles simulaient parfois des douleurs ou faisaient semblant de s'évanouir pour attirer mon attention, dit-il avec un sourire qu'il pensait être irrésistible.
Ce cher médecin, bardé de diplômes, n'avait rien trouvé de mieux pour expliquer mes symptômes. Il interpréta mal mon expression atterré.
- Ne vous gênez pas voyons, dit-il en tapotant ma main d'un air paternel. Je comprends qu'il soit difficile de ne pas succomber à des hommes aussi beaux que nous.
Je me retins d'éclater de rire en entendant ces mots. Il n'avait rien de beau avec son front proéminent, son menton fuyant et ses joues de bébé. C'était même le contraire. Heureusement, le Dr Bouka changea de sujet.
- Pouvez-vous me laisser avec ma patiente s'il vous plaît ? Dit-elle en se tournant vers lui et en appuyant sur le mot patiente.
Sans ajouter un mot, celui-ci sortit.
- Comme l'a fait remarquer le Dr.... Vos symptômes sont atypiques. Vous ne présentez rien à l'examen physique et je parie qu'il en sera de même pour les examens paracliniques.
L'hypothèse du Dr Bouka était que mes symptômes étaient d'ordre psychologique. Je ne savais pas ce qui était pire. Passer pour une idiote ou pour une folle.
- Vous avez eu un mois difficile et vos problèmes de mémoire n'arrangent pas les choses. Je vais vous donner le nom d'un bon psychologue. Il sera plus en mesure de vous aider que moi.
À ces mots, je sautais du lit. Je ne voulais pas rester à l'hôpital. De toute façon, je n'en avais pas les moyens. De plus, je doutais qu'un quelconque médecin soit en mesure de m'aider. J'étais sûre et certaine que mon problème avait un rapport avec mon nouveau visage.
- Je vous remercie de vous être occupée de moi. Mais je dois partir, dis-je avant qu'elle ne revienne à la charge.
- Vous avez besoin d'aide, entendis-je derrième mon dos.
Je sortis au plus vite. Il n'y a rien de plus pénible qu'une personne, pleine de bonnes intentions, persuadée de savoir mieux que vous, ce dont vous avez besoin, comme si elle pouvait réellement se mettre à votre place.
Dans le couloir, Matt faisait les cent pas. Il se précipita vers moi dès qu'il me vit.
- Comment te sens-tu ? demanda-t-il plein de sollicitude.
- Je vais mieux. Les médecins m'ont permis de rentrer à la maison.
Bien qu'il parut étonné, il ne posa pas de questions et je lui en fus gré. Sur ma demande, il me promit de ne pas parler de ma crise à ma mère. Nous continuâmes de discuter, comme au jour de notre unique rendez-vous. Après qu'il m'ait secourue, je me sentais enfin prête à lui pardonner et à repartir de zéro avec lui.
Mais avant cela, je devais découvrir ce qu'il m'était arrivé ce fameux jour. Mes seuls indices étaient la ruelle où j'avais été retrouvée et la boutique de sorcellerie. Il était temps, pour moi, de jouer les enquêtrices.
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