Les trois bosseurs
Près de la ville de Langley, au fin fond d'un bunker enterré sous une tour de verre crevant le ciel de ses imposantes antennes, trois scientifiques américains s'affairent au milieu de câbles et de composants électroniques multicolores.
Éparpillés dans une pâle pièce aseptisée, couverte d'un dallage blanc, mais enclavée dans des murs en béton armé, les trois hommes habillés de combinaisons blanches austères travaillent sur un sombre projet à en juger par leur mine lugubre.
D'hostiles machines chromées ronronnent dans la salle, leur apparente complexité est troublante, au point que l'on a du mal à savoir si elles datent du siècle dernier, ou du futur.
De ces démons de fer partent de nombreux fils argentés qui se rejoignent au niveau d'un pupitre central sommaire dont la simplicité détonne avec le reste de la pièce. Ces engins vomissent une multitude de faisceaux fibreux, ils montent et se perdent en hauteur dans le faux plafond. La chaleur et le bourdonnement qui en émanent trahissent la puissance électrique et technologique qui est à l'œuvre ici.
De temps à autre, une silhouette inquiétante s'installe derrière une vitre blindée donnant vue sur le travail inlassable des trois ingénieurs. Ceux-ci n'y prêtent plus attention, trop occupés et visiblement animés par une fiévreuse obsession mécanique. La ferveur avec laquelle ils travaillent imposerait le respect si elle n'était pas clairement maladive. Ils ne sont pas les seuls à être impatients, les observateurs sinistres et silencieux se succèdent tout le long de la journée et leur rôde ne prend fin qu'aux heures tardives.
Il est 21 heures lorsque Scott, John et Brian s'échangent un regard fatigué. Par accord tacite, quittent leurs machines éventrées pour prendre une pause dîner bien méritée.
- Ça s'annonce plutôt bien, tout tient la route, même après les tests d'hier, j'aurais pensé que les composants merdiques que tu as installés seraient à changer après chaque utilisation intensive, finalement il n'en est rien, ça nous fera moins de boulot la prochaine fois, maugrée John.
- Bien sûr que ça tient. Montre un peu plus de respect face au génie que je suis, grommèle Brian en postillonnant des miettes de pain.
- Je te rappelle qu'à la toute première séance de test en Irak, la moitié des composants ont sautés. On a à peine pu délivrer la moitié du message.
- Cet appareil est unique en son genre, la complexité et les contraintes qu'il génère sont du jamais vu. Je te mets au défi de trouver quelqu'un capable de créer un circuit pareil. De toute façon, pourquoi je me justifie, seuls ceux qui ont tort le font. Tu sais très bien que les échecs font partie intégrante du processus, tu fais ça pour me narguer. Moi en attendant je ne pourris pas les toilettes après chaque utilisation.
- Je ne vois pas de quoi tu parles, c'est Scott et sa saloperie de bouffe épicée.
- Oui oui c'est toujours les autres. Bon... Et sinon... La machine fonctionne, on le sait, une fois le dernier test effectué ce projet sur lequel on a bossé pendant vingt-ans sera devenu réalité et ensuite...
- Ensuite quoi ?
- C'est un peu notre enfant, qu'est-ce qu'ils vont en faire à ton avis ? Je veux dire, cette chose... C'est un outil... Ou plutôt une arme... D'une puissance démesurée... Si une mauvaise utilisation en était faite...
- Ils en feront quelque chose qui servira l'intérêt de notre pays, où est le problème ? Tu as des remords ?
- Non non! Mais quand même... Ce que l'on ressent. C'est peut-être un peu la même chose que ceux qui ont bossé sur le projet Manhattan...
- Nous n'avons pas créé une arme qui tue des gens, au contraire, elle pourra en sauver. Bon sang, on a déjà eu cette discussion mille fois... Brian, cette machine délivre juste un message.
- Un message qui raisonne directement dans la tête et dans les oreilles d'une population précise, voire du monde entier... C'est fou quand on y pense...
- Hein ? Je pensais que l'on ne pouvait cible qu'une ville ? Avec un taux de réussite de 75% ? demande bêtement Scott.
- C'est vrai que t'es nouveau toi, tu n'as pas lu les rapports classifiés du mois dernier ? On arrive à le faire sur un pays entier à coup sûr, et on peut atteindre 99% de la population maintenant. Le 1% restant va être difficile à corriger, sûrement un problème de morphologie de la boite crânienne qui fait mal résonance d'après le département médical.
- Mouais, de toute façon je ne m'occupe que de l'acoustique et après je me barre. C'est vraiment une machine de dingue. Mais comment ont-ils fait les tests pour ne pas se faire griller ?
- Ils ont d'abord fait un premier test sur des individus regroupés dans une pièce dans laquelle ils pensaient écouter la radio, sauf qu'on l’a coupée et activé l'antenne pour retransmettre la musique dans leur tête. On leur a ensuite demandé s'ils avaient entendu une interruption, ce à quoi ils ont répondu non. On a fait pareil mais lors d'un grand concert. Pour les tests de grande envergure c'était plus compliqué…
- C'est à dire ? Comment ils ont fait ?
- On a envoyé un appel à la prière tout en déconnectant le micro du muezzin dans une ville très croyante d'Irak. Puis on carrément envoyé des sourates du Coran sur toute une ville, l'hystérie des religieux n'a pas été trop prise au sérieux donc ça allait. On sait qu'on peut transmettre à peu près où on veut grâce aux satellites, maintenant il ne reste plus qu'à le faire dans le monde entier. C'est l'objet du test d'aujourd'hui. Enfin, quand tu auras fini de remplacer le micro de merde que ton prédécesseur avait installé.
- C'est vrai qu'il était merdique, ils n’ont quand même pas entendu des grésillements pendant les tests ? Si ?
- Si. On s'apprêtait à parler au monde entier avec un microphone premier prix, quelle honte.
- Bref, comment vous allez faire pour ne pas vous faire griller en parlant au monde entier ?
- Tu poses trop de questions ! Tu n’avais qu’à lire les rapports, tu es là depuis un mois et tu penses qu’on va tout te donner tout cuit. Je te le raconterais à la prochaine pause, quand tu auras revérifié tous les câbles acoustiques. Au boulot feignasse !
Sur les mots peu commodes de John, les trois compères reprirent leurs travaux jusqu’à une heure où même les agents les plus zélés de Guantanamo sont trop fatigués pour continuer leurs tortures.
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