Le lapin aux yeux bleus

3 minutes de lecture

C’était une grande et haute maison de granit devant laquelle se dressaient fièrement de grosses têtes bleues ; les hortensias bien-aimés de ma grand-mère. Une maison d’apparence un tantinet bourgeoise avec une belle marquise à son perron et de la ferronnerie tarabiscotée sur son portail à l’entrée. Mais derrière cette façade hautaine et prétentieuse sur les bords, se cachaient les vacances de mon enfance.  

Un jardin de grand-mère où fleurs, fruits, et légumes s’organisaient de concert dans un méli-mélo coloré et parfumé. Un jardin tout en long où j’aimais trainer, un jardin avec une allée de petits graviers mesquins pour m’y écorcher genoux et mains; un jardin avec des arbres gigantesques pour escalader jusqu’au ciel ; un jardin avec un saule qui pleurait exprès ses lianes pour m’y balancer ; un jardin avec plein de cachettes à trouver. Un jardin pour m’y réfugier à l’extérieur.

Mais, ma cerise sur le jardin, c’était le clapier, en plein cœur du poulailler. Pour accéder à mon endroit préféré, une petite porte en bois de guingois et dégondée, maintes fois rafistolée, qui fallait vite fait ouvrir pour sitôt impérativement fermer. Chaque jour, à peine faufilée, je me précipitais vers ma cabane à lapins, libérant au passage quelques volailles hébétées. Ma cabane à moi. Toute en bois à souhait. Ornée de fenêtres grillagées bien verrouillées à l’aide d’acier, des fois que les lapins voudraient détaler. Je passais des heures à humer les crottes et le foin mélangés. Des heures à observer ces énormes lapins. Moi, petite fille de cité lointaine, ces lapins, je les trouvais fascinants et géants comme les Flandres. J’ai très vite sympathisé avec eux ; ces drôles de lapins pas nains. J’en remarquais un en particulier, un pas comme les autres, le genre : j’ai pas le regard communément rouge, mais joliment bleu. A force de visites répétées, mon préféré avait fini par m’adopter.  Ou vice versa, j’sais plus bien !

Mon Pépère-cocottes, il aimait bien aussi les lapins. Tout comme moi. « Allez ! Choisis en un ! » Il m’a dit. Je n’ai pas hésité, même pas un soupçon, sans l’ombre d’un doute. De mon index, j’ai fièrement pointé mon joli lapin au regard bleu et j’ai solennellement déclaré : «Je te choisis, ô toi ! Mon lapin préféré, l’élu de mon cœur, tu es ! Réjouis-toi ! ».  Pépère-cocottes me regardait, tendrement amusé.

C’était le dernier jour des vacances,  et j’allais emmener à la ville mon précieux aux yeux bleus. Un vrai souvenir en peluche ! Va falloir que j’ lui trouve un nom... Perchée sur ma cime fétiche, bien blottie tout contre le ciel rosé, j’y réfléchissais rêveusement...Quand ma grand-mère m’intima l’ordre de rentrer. On allait bientôt manger.

Le soir même, vous vous en doutez, mon lapin trônait au centre de la table, méconnaissable, dans son plat made in porcelaine du dimanche. Le plat de l’élu ! J’ai pas compris pourquoi il avait fait ça, mon Pépère-cocottes ! Alors, si la table, je n’avais pas le droit de la quitter, j’ai osé y mettre les coudes en défi. Je n’ai rien mangé, ô suprême injure ! J’ai détourné mon regard noyé ; pour le fixer sur un vase. Un vase contenant de grosses têtes bleues coupées.

 

Mon Pépère-cocottes est mort depuis longtemps déjà. Pourtant, il fut un jour. Un jour bien. Bien des années plus tard. Un jour d’été mollasson. Dans mon jardin, tranquillement alanguie sur la balancelle, je rêvassais. Quand Alice, ma féline mi- adoptée,  mi- sauvage et entièrement adorée, déposa à mes pieds, telle une offrande, une charmante musaraigne délicatement lacérée et encore sanguinolente. Alice, ronronnant de plaisir,  me fixait de ses jolis yeux bleus dans un bonheur mi-clos.  A cet instant précis, j’ai compris pourquoi il avait fait ça mon Pépère cocottes.

 

Pour autant, je vous l’avoue honteusement. Aujourd’hui, je pense encore bêtement à lui...

Mon lapin.   

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Gaston ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0