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Que dire des lutins ? Il ne faudrait pas en parler, les ignorer. Longtemps nous l’avons fait. Nous avons ignoré les petits signes pourtant évidents, de leur présence.
Un jour, Hatti perdit sa houe. Il la chercha, sans trouver. Sa femme y mit du sien, en se moquant de lui « Enfin, Hatti ! On ne perd pas une houe ! » Elle chercha elle aussi mais en vain. Tout le village parlait de la houe, car il était rare de perdre un objet aussi précieux.
Un jour, des enfants qui grimpaient à un arbre la trouvèrent, coincée dans une fourche branchue du pommier. Qu’un d’entre nous au village ait pu commettre un acte aussi malveillant que subtiliser une houe, puis la mettre dans un arbre, ce n’était pas envisageable. Ainsi commença à circuler cette histoire de Lutins.
Personne au vrai n’en avait vu un. On les dit secrets, discrets, nocturnes souvent, mais pas toujours. Ils se montrent aux isolés, évitent les groupes. Un qui dirait avoir vu un lutin n’aurait pas un ami auprès de lui pour confirmer l’affaire et dire « Oui, nous avons vu le Lutin ». C’était toujours « J’ai vu le Lutin, et il m’a parlé, croyez-moi » et on ne croyait pas toujours ce qui ne pouvait être confirmé, mettant l’apparition au compte de la fatigue. On suppose que le nombre de ceux qui voient des lutins, ou qui en observent les petits méfaits, est bien supérieur à ceux qui en parlent. Personne n’aime à se déconsidérer aux yeux des autres en allant raconter des choses incroyables.
Nous reconnaissons pourtant que beaucoup doivent en voir car l’humeur du village s’est assombrie. La description la plus adéquate est celle d’un enfant, Nel qui aurait vu dans le hangar de ses parents un petit être, mais de dos, sous un capuchon sombre. Pas de visage, une silhouette fuyante, c’est peu. Cependant nous y croyons d’autant que les géants sont nerveux, répondent moins à nos rythmes et à nos mélodies et sont devenus tantôt amorphes, tantôt profondément irritables, à la limite du danger pour nous.I Ils nous échappent.
Ce fut une découverte pénible, car depuis l’affaire de la musique nous n’avions jusqu’ici considéré nos géants qu’avec bienveillance. Désormais, la crainte était partout.
Oui, ce monde aurait pu durer. Mais un jour, un de nos jeunes ne revint pas d’une seconde expédition dont il avait aimé, la première fois, la profondeur inconnue, ramenant de ces mondes lointains, des pailles d’or plein les yeux, des histoires écoutées avec un sentiment de gène. Son géant, nous le savions, était revenu, mais il se cachait, loin des siens tout autant que loin de nous.
Cela faisait partie des discussions silencieuses entre nous et nos géants, et il y avait une si grande tristesse. Les géants étaient gênés par cette histoire, et craignaient que la responsabilité leur soit imputée. Après tout, sans eux, nous ne serions jamais allé aussi loin. Le village était divisé sur ce point, et une partie d’entre nous entretint désormais, avec eux, un rapport plus lointain, provoquant une grande souffrance.
Il y avait moins de musique au village, et les géants restaient éloignés, dans la forêt, pendant des périodes plus longues. Dans le même temps, les petits méfaits que nous imputions aux lutins augmentaient. Il devenait chaque jour plus évident pour chacun que nous étions en train de perdre les géants, et que quelque chose d’autre arrivait, quelque chose que nous ne pouvions pas voir, et qui avait le goût de la peur.
Il ne nous était jamais arrivé de perdre quelqu’un. Je veux dire, de cette façon. Chez nous, on mourrait comme partout, mais la mort était identifiée par un mot précis, vieillesse, maladie, accident. Là, il n’y avait pas de mot, juste un trou béant dans notre mémoire. C’est ainsi que le lien avec les lutins commença à s’établir. Notre jeune avait été perdu. Or perdre ou égarer était une affaire de lutin.
Avant de continuer mon histoire, je dois vous dire quel est mon parti, car vous allez m’accuser de partialité, et d’avancer mes arguments sous le manteau. Soyons clair, je suis du parti des Géants, et je ne leur impute aucune responsabilité dans ce qui nous arrive. Je pense que les géants sont irresponsables et inoffensifs, et surtout très influençables. Je crois que les lutins existent, et que nous sommes soumis à une manipulation aussi discrète qu’efficace. Je crois que les lutins envahissent peu à peu l’espace de notre village et qu’une partie non négligeable de l’enjeu est le contrôle des géants. En face se trouve un parti qui ne se nomme pas, préférant utiliser un mot de portée générale. « Ainsi » - disent – ils - « il y a le parti des Géants et Nous » Petit à petit et par défaut, ils furent les Nous, terme qui finit par s’imposer. Je ne leur reproche pas d’avoir peur. J’ai peur, moi aussi. Je leur reproche de ne pas voir les Lutins. Admettons-le. Nous sommes désormais en guerre. Entre nous, les uns contre les autres. Mais pour moi et pour beaucoup d’autres, c’est aussi une guerre contre un ennemi extérieur, plus redoutable encore, dont la volonté est de s’imposer à tous. Au parti des Géants, à Nous, et enfin aux Géants eux-mêmes, ces êtres merveilleux que nous connaissons si forts et que nous aimons pour leur faiblesse même.
Un jour, alors que j’étais aux champs à la limite de la forêt, songeant au retour et chargeant mon géant de divers outils et paniers de récolte, je le vis qui regardait avec insistance en direction des fourrés, non pas avec crainte, mais avec envie et presque un sentiment de bonheur, qui serait étouffé comme à regret. Mon géant me faisait comprendre une chose importante. Il restait, parce qu’il m’aimait. Sa vie première était ailleurs. Nous le savions.
C’est vrai, les géants sont chose nouvelle, mais leur vie d’avant et ce qu’ils pensent, qui veut le savoir ? Peut-être avons nous le pressentiment d’une faute de notre part. Alors nous préférons ne pas voir que nos géants, parfois, sont touchés par la nostalgie.
Ma décision fut prise, rapidement, trop rapidement peut-être, car peu après je réalisais que ma disparition serait peut-être imputée aux lutins, et cela je ne le voulais pas, car cette décision était bien mienne.
En cheminant sur l’épaule de mon géant, dans les vastes forêts de sapins, le doute pourtant s’insinua, je ne sus que penser. Qui avait pris, vraiment, cette décision ? Partir pour une destination inconnue, guidé par le géant seul, sans musique, sans direction ? Car de toute évidence, le géant était heureux. Mais nous connaissions le bonheur des géants. Je savais créer du bonheur avec mon violon. J’utilisais la joie comme un instrument de contrôle, et j’eus soudain la crainte d’une volonté plus grande que celle du géant, plus grande que la mienne encore, et qui me serait cachée.
Mais il était trop tard pour réfléchir ainsi avec profit. Le géant était heureux d’avoir été compris, et il suivait la voie que je lui avais permis, celle de la bride relâchée, narine palpitante, oeil étincelant. Il allait vers quelque chose qu’il connaissait, dont il avait une image précise en tête et qu’il aimait par dessus tout.
Nous pensons connaître les géants parce qu’ils nous servent, je l’ai dit. Mais c’est une erreur. Nous ne connaissons par les géants parce que justement, ils nous servent. Nous connaissons d’eux leurs travaux, les paniers que nous leur mettons sur le dos, la musique que nous leur jouons et comment ils réagissent. Mais connaissons nous les amours des géants ? La mère qui chante une berceuse pour son enfant ? Les enfants qui jouent, arrachant les sapins autour du camp installé pour la nuit ? Que savons nous de leur géographie, leur nombre, de leurs guerres, de leurs espoirs et de leurs craintes ? Nous ne voyons les géants qu’au travers de nos besoins, nos craintes et nos espoirs. Mais eux ? Dans ce campement sommaire au pied des montagnes, je vis ce qu’étaient les géants libres, et je compris aussi ce qui les attirait tant, ce qui leur manquait et qu’ils ne pouvaient obtenir par eux-mêmes, les obligeant par là même à une forme de collaboration ou de symbiose, par certains côtés cruelle, avec nous. Nous. Je l’ai dit, à nouveau. Il est dur de ne pas considérer qu’il y a Nous, et les Géants. Nous faisons des choses qu’ils voient comme merveilleuses et qu’ils ne savent pas faire. Ils sont fascinés, envoutés par nous. Notre musique, nos chants complexes, notre concentration, notre organisation, notre pensée qui va loin dans le temps, et qui les rend perplexes lorsqu’ils voient que ce qu’ils ont devant les yeux est une chose déjà murie depuis longtemps, et que le manche en bois, la houe de métal, la branche coupée, les pierres récoltées et chauffées, le feu, la coulée brulante et scintillante, le travail sonore de la lame, le travail précis d’ajustage, et le travail aux champs, sont enserrés dans un seul réseau complexe de pensées dans lesquelles ils se perdent comme dans un filet, un marécage. Ce qui me retient de ne pas penser comme Nous, c’est la perception aigüe d’être moi aussi enserré dans un filet, les pieds lourdement enfoncés dans un marécage, et de ne pas comprendre une part importante des évènements curieux et inquiétants de notre passé le plus récent.
Les Lutins sont parmi nous et nous sommes leurs géants, et notre esprit brumeux ne peut voir l’ensemble de ces liens qui forment un plan, qui j’en suis sûr, est un plan bien établi. J’ai peur, face à eux, d’être inconscient de ma domination et incapable d’en comprendre le moindre des mécanismes.
Il est encore trop tôt pour partir. Cela fait trois jours que je suis chez les géants, et je continue à apprendre. Les géants sont inquiets. Le choc de notre apparition dans leur monde leur a demandé des efforts immenses. Ils ont l’impression de nous avoir finalement apprivoisé, et d’obtenir ainsi de nous, par les moyens appropriés, ce qu’ils désirent. Ils ont appris à ne plus nous redouter, à ne plus avoir peur de ce qu’ils considèrent comme une forme de magie. Soit. C’est de bonne guerre. Etrange de considérer les choses par ce côté ou point de vue. Ils ont l’impression d’avoir atteint un point d’équilibre, et sont inquiets car ce point d’équilibre bascule. J’ai essayé de leur parler. Des lutins, des craintes à leur sujet, mais ils sont dans le déni, ne comprennent pas. Ils ne peuvent voir les lutins, ni rien concevoir à ce sujet et je ne peux leur en vouloir. Beaucoup d’entre les humains ne les voient pas non plus, je veux dire, nous ne faisons pas le lien entre des évènements d’apparence discontinus, séparés, mais qui en fait sont intimement liés. Beaucoup d’entre nous, humains, sont comme les géants, n’ayant au fond qu’une vision parcellaire de ce qu’ils observent, puis s’étonnant tout brusquement d’une chose qui surgit, comme de nulle part.
Mon retour au village ne fut pas seulement difficile. Il fut impossible. Ma disparition avait déclenché une crise irrémédiable. Le village scindé en deux partis opposés s’était livré en mon absence à une guerre courte, mais décisive. Le parti des géants a été prié de quitter la place. J’ai retrouvé mes amis et leurs géants à quelques lieux du village, dans des abris de fortune. Et les nouvelles étaient inquiétantes, pour le peu que nous en sachions, dans le village même. Les géants, à l’exception de trois d’entre eux qui avaient pu partir dans la nuit, étaient enfermés et soumis à de rudes brimades, ne sortant que pour le travail, sous bonne garde. L’orgueil de nous être nécessaire, que j’avais décelé au camp des géants, et qui fondait une bonne part de leur estime personnelle, était loin d’être infondé. C’est avec une certaine forme de regret que je concède ce point, mais il est tout à fait exact. Avec le temps, nous sommes devenus dépendants des Géants, qui nous épargnent une somme considérable d’efforts, tout en étant pour eux comme un jeu facile. Nous ne sommes pas sans envier les Géants. Peu d’entre nous seraient prêts à le reconnaître publiquement. Mais c’est la vérité.
Depuis deux semaines, nous aménageons notre vie tout en testant l’adversaire, sa bonne ou sa mauvaise volonté. Les augures ne sont pas bons. Ceux qui se sont approchés trop près du village sous prétexte de ramasser des bois morts, se sont fait prendre par une patrouille, et ont été accusés d’espionner pour notre compte. Dire que cela est faux serait exagéré. Ils ramassaient du bois, et observaient d’un oeuil distrait, mais ils ramassaient du bois. Nous avons du organiser le rapt d’une de leur patrouille afin de procéder à un échange. L’un des nôtres a été blessé, très sévèrement blessé. C’était la première fois qu'une telle chose arrivait. Les esprits chez nous se sont échauffés, des mots ont été utilisés, des mots lourds. Il a fallu beaucoup de travail pour leur faire entendre que nous étions, il y a quelques jours encore, ensemble. Le peu que nous ayons pu obtenir des hommes de la patrouille n ‘était pas rassurant. La peur règne, et la terreur. Un comité prend les décisions, dominé par un nouveau venu, quelqu’un de sec, reconnu pour ses qualités de sérieux, mais visiblement peu enclin au maintien des équilibres. Pour le dire clairement, lui seul décide, et toute opposition à ses volontés a disparu, d’une façon ou d’une autre. Le plus difficile à admettre, c’est que nous sommes en danger. Que ce village, qui est le nôtre est un danger. Une nuit, nous avons subi une attaque, une attaque de Géants montés, venant du village. Nous n’avons dû le salut qu'à nos propres géants, qui ont pris violemment notre défense. Cette réaction les a surpris. Il y eut un mort, cette fois-ci. Un des leurs. Nous avons décidé de partir. Plusieurs d’entre nous ont cru voir, parmi les humains et les géants, des petits êtres qui pourraient être des lutins. Mais comme à chaque fois, aucun des lieux ou des descriptions ne concordent, comme si chacun voyait une chose distincte qui lui était propre, et on ressort de ces discussions un peu désorientés. Pour ma part, je m’étais fait une raison de cet état, et je n’attendais nullement que chacun vit la même chose. Il me suffisait de constater que plusieurs personnes percevaient les Lutins, qui a sa façon et sous la forme qui lui convenait. Pour ma part, je vis ce qui me semblait devoir être une part importante du plan qui nous échappait, sous la forme d’un humain monté sur le cou épais de son géant, l’humain étant coiffé d’un bonnet. Mais à la vérité, en observant mieux, il ne s’agissait pas d’un bonnet, mais d’un lutin, debout sur les deux épaules de son humain, et qui regardait, agrippé à la chevelure. Il semble que ce soit leur façon de monter. Ils restent debout, bien en équilibre. Nous les humains, montons plutôt comme à cheval, sur l’épaule ou le cou, à califourchon comme disent les enfants.
Nous tînmes conseil, dans un lieu isolé et sûr. Ma proposition de tracer la route vers le campement des géants n’avait pas suscité l’enthousiasme. Mais toute autre alternative nous plaçait sérieusement dans l’inconfort. Les autres villages n’étaient pas sûr, car nous étions des parias, et il y avait un mort sur la place, facile à montrer tout en nous accusant. Nous étions en outre partis avec les Géants, donc dans un certaine mesure, nous étions redoutables, d’autant que nos Géants étaient incités à la violence lorsque nécessaire, et le retour à un comportement normal était long, et peut-être, impossible. Il y avait dans cette affaire beaucoup d’imprévus pour qui nous recevrait. Tous nos efforts avaient jusqu’ici abouti à une forme de domestication, qui était loin d’être parfaite. La vérité nue, c’est qu’il n’y avait pas eu domestication. Les Géants n’étaient jamais devenus nos choses, et aujourd’hui encore moins qu’avant.
Je dis « ma proposition » pour aller au camp des Géants, mais ce fut avant tout la proposition des Géants eux-mêmes, qui tinrent leur propre conseil. Nous prenons à peine conscience de leurs palabres, car ils se mettent allongés par terre, comme s’ils faisaient la sieste, roulant parfois sur le côté pour se rapprocher d’un autre, lui grognant à l’oreille, puis reprenant leur repos. Mais on voyait alors que le dernier approché réfléchissait, et on le voyait quelques minutes après se tourner vers son voisin, puis parfois - mais pas toujours - se tourner à nouveau de l’autre côté, pour tenir un autre informé du fruit de sa réflexion. Cette méthode, un peu lente, offrait l’avantage d’être assez sûre, relativement peu conflictuelle. Tout ce qui sortait de là état validé par tout le groupe, et on pouvait s’y fier.
Marcher avec les géants est une chose étrange. Ils ne voient pas les mêmes choses que nous n’ont pas les mêmes peurs. Par exemple, nous prenons un bâton souvent lorsque nous marchons, car la crainte des serpents en nous est forte. Rien de tel pour les géants, qui avancent dans les fourrés comme le feraient les sangliers, faisant fi des bêtes et des ronces. Mais on sera surpris de les voir s’arrêter lorsqu’une flaque d’eau s’étale sur le chemin, puis entamer une discussion sur la meilleure façon de traverser. Parfois, l’un d’eux jette un caillou pour juger la profondeur, et si le caillou reste en partie émergé, ils s’épanouissent, rient, et sautent dans la flaque à qui mieux le fera, comme pour se dédouaner d’avoir eu si peur. En d’autres occasions, ce sera un oiseau qui les arrêtera. Ils vont s’arrêter pour l’écouter, et tant qu’ils seront charmés par le chant, ils resteront là. On soupçonne l’Ancien d’avoir observé la scène, et d’en avoir conçu l’idée du violon. On n’ose pas l’imaginer jouant seul du violon, puis peu à peu les géants l’entourant, sortis des forêts à l’appel de la musique. On ne peut imaginer l’Ancien, seul, les doigts gourds et l’esprit fatigué, avec la décision d’arrêter sa musique, entouré d’un clan entier de ces êtres massifs et extraordinaires, dont à l’époque nous ne savions rien. Nous ne savions rien. Mais que sait-on de plus aujourd’hui ? Leur masse et leur taille sont connues, leurs capacités physiques remarquables. Résistants et endurants, ils peuvent être blessés, avoir les os brisés, puis récupérer en un mois. Mais dans leur esprit ? Je les soupçonne d’avoir quelque chose que nous n’avons pas, une perception plus fine des choses, de l’équilibre des choses. Un soir, l’un d’eux est venu s’allonger près de moi. Il est resté là les yeux ouverts et me regardant. Je faisais semblant de dormir, et ouvrait lentement les paupières de temps à autre. Il était toujours là, et semblait réfléchir, paisible en un rêve éveillé. Je me suis endormi, un peu. Mais lui ? En ouvrant les yeux, je le vis encore, comme s’il n’avait rien de mieux à faire que me regarder, comme on regarde un feu de bois entre les pierres du foyer. Car c’est ainsi qu’il me regardait, comme on regarde la mer ou le feu, tout absorbé en soi dans les vagues et les ondulations des choses, et c’était là son repos.
Quel lien y a t-il entre les lutins et les géants ? Les géants ignorent les lutins, ils sont dans un autre monde perceptif. Je m’étonne, à marcher en colonne derrière ces culs infects qui ne connaissent que la couche des forêts. Avoir des géants avec soi crée une promiscuité parfois difficile à gérer, notamment les questions d’hygiène qui ne sont pas traitées de la même façon. Je suis plutôt tolérant en matière d’hygiène. Ma seconde femme me traite de cochon, mais je suis largement dépassé par ces façons de faire. Chez nous « étron de géant » est une des insultes les plus prisées pour humilier.
Nous sommes au camp depuis maintenant un mois, presque deux mois. La vie s’est organisée, un peu différemment. Désormais, nous sommes moins nombreux qu’eux et nous vivons sur leur territoire. Il nous faut respecter leurs façons de faire. Y compris et surtout les plus absurdes, comme jeter des cailloux dans les flaques, écouter les oiseaux, caresser les feuilles des fougères pour en sentir le velouté, faire de grands détours pour éviter certains lieux associés à des souvenirs pénibles, et parfois on ne sait plus, juste comme ça, parce que seul le souvenir de la peine ou du mal est là, mais il n’y a plus personne pour en raconter l’histoire ou la légende. Cette vie est bonne pour nous. Nous sommes blessés, déracinés. Un nouvel équilibre est en train de se créer, plus doux, paisible.
Passer du temps avec quelqu’un est loin d’être sans importance, comme si de longues heures ne rapprochaient pas, d’une certaine façon. L’indifférence n’existe pas. Surtout s’il s’agit d’eux. Que se passe-t-il lors de ces longues heures à pêcher ensemble, reconstruire nos abris après les intempéries, ou bien encore veiller auprès du feu lors de nos tours de garde ? Le langage que nous avons inventé pour communiquer est insuffisant, rudimentaire, plus apte au commandement et à la flatterie qu’à l’échange. Nous pensions que les géants avaient un langage simple, mais ils ne faisaient que nous renvoyer nos propres mots, nos propres structures simplifiées à l’extrême. Les géants ont une langue à eux, plus élaborée que nous le pensions. Ce qui leur manque vient de la non perception de l’écoulement du temps, ce qui appauvrit considérablement, du moins à nos yeux, leur besoin d’expression concernant le passé, le futur, les situations hypothétiques. Mais leurs capacités descriptives sont extrêmement développées, la moindre altération du réel aura ses mots pour être dite de façon adéquate, avec une grande délicatesse. Car le sentiment n’est pas exclu de leur monde, bien au contraire.
Encore une fois, il a fallu partir. Le monde autour de nous s’est resserré. De plus en plus souvent, nous sommes confrontés à des détachements de reconnaissance de ceux du village, et à d’autre aussi, que nous ne connaissons pas. De toute évidence, le choix du campement des géants, s’il était judicieux dans l‘instant et nous a permis le repos, nous a aussi éloigné d’un monde soumis au balancier du temps. Je fus durement attaqué lors du conseil, car les décisions sont rarement jugées dans le contexte de leur origine, mais lorsque toutes leurs conséquences, bonnes ou mauvaises, sont en vue. Un certain nombre, formant un groupe heureusement inorganisé, émis l’idée d’un retour au village, et de longs discours offrirent des prétextes à cette soumission. Seul l’inconnu et le danger de ce retour même, comme une éventuelle condamnation pour l’exemple, toujours possible, dissuadèrent de poursuivre plus avant une telle idée. Il aurait suffi d’une ambassade de réconciliation du village, arrivant à ce moment précis et apportant de douces paroles, pour que la nostalgie nous envahisse, et que nous suivions tous, moi y compris, le chemin du retour. Mais un tel retour, nos craintes plus encore que les faits, nous l’interdisaient. Trouver une nouvelle destination n’était pas plus simple. Nous ne voulions pas retrouver ailleurs des conditions identiques d’isolement, qui à la longue feraient de nous des exclus, lents et décalés, ne comprenant par le cours des évènements qui allaient - nous en étions certains désormais - s’imposer à nous.
L’idée était présente depuis quelques temps dans les esprits mais cela représentait un tel saut pour nous que personne n’osa la formuler clairement. L’un parla de rejoindre un campement plus vaste où trouver des alliés, un autre de structures défensives, qui nous manquaient cruellement. Enfin, furent évoqué ces questions des savoirs qui nous manquaient, chose cruelle à dire, car nous sentions alors confusément que cette distance entre nous et ces choses, nous rapprochait cruellement des géants auxquels nous étions désormais liés par des liens émotionnels plus forts que le simple service, et auxquels nous nous identifions parfois inconsciemment, même et surtout lorsque nous faisions des efforts désespérés pour repousser cette idée à coup de plaisanteries abruptes, dévalorisations subtiles et autres raisonnements bien trop longs pour ne pas cacher un vérité plus simple. Et cette vérité était que nous étions des leurs.
Et c’est alors que l’idée apparut dans l’esprit de plusieurs, et peut-être chez tous, lentement, progressivement.
Nos capacités de vision de l’avenir sont quasi-nulles mais dans le même temps, nous n’avons jamais pu nous défaire d’une certaine forme de passion à ce sujet. Chez nous, les paris sont aussi nombreux que les grains de sable au bord des rivières, et les prévisions réussies procurent la gloire, pour qui saura trouver du poisson, le gibier à son heure ou la pluie en son temps. Nous avons des blagues idiotes sur celui-ci ou celui-là qui parie toujours sur le fait que le soleil ne se lèvera pas le lendemain, au motif qu’il serait riche s’il gagnait, et que les pertes ne seraient jamais qu’une infime partie de son pécule. Entre nous, nous trouvons cela très amusant, mais je parie que chacun y réfléchissant dans la solitude et avec quelque profondeur, en deviendrait mélancolique. Je dis ça pour bien montrer que nos débats, nos préoccupations, n’étaient pas celles des géants, et que vivre parmi eux ne faisait qu’alimenter cette tension qui montait, et qui avait fini par trouver son exutoire. Non que nous leur apportions grand-chose au quotidien, car matériellement, nous étions surtout un embarras. Mais ils avaient tiré la conclusion que les communautés qui vivaient avec les humains, en tiraient pour des raisons qu’ils avaient du mal à s’expliquer, des bénéfices. Et contrairement à eux, pour nous désormais ces raisons manquaient.
Ainsi nous étions dans l’idée de partir, arrivés à un point de non retour, point à partir duquel notre nature même était en jeu. Lorsque le mot de Mû fut lâché, ce fut comme une évidence qui ferait que tout, désormais, se tiendrait plus solidement. Mû désormais allait devenir notre but.
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