Acte XIII: la lune de sang

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Une autre année défile auprès de mes nouvelles soeurs, les gardiennes des eaux. Je me sens à ma place avec elles ; chanter m’apporte la paix dont mon cœur avait besoin. Je pense de moins en moins à Selemeth, mais la blessure n’arrive pas à cicatriser correctement. La grande prêtresse me dit que le temps effacera cette peine et cette douleur mais j’en suis moins certaine qu’elle. Selemeth n’a jamais pu effacer celles de la perte de Magda. Dans quelques jours, je deviendrai une véritable immortelle même si j’en ai déjà presque tous les pouvoirs. En attendant, ce soir est un soir particulier: chaque mois, lors de la pleine lune, nous nous réunissons en cercle autour de cristaux gigantesques dans un endroit entre les mondes de la surface et ceux de l’intérieur de la Terre. Là où les plans se chevauchent. Nous célébrons par nos chants l’union du ciel et de la Terre et les énergies qui descendent du cosmos se diffusent le long des cristaux qui transmettent leurs flux aux sources de la planète bleue. Nous nettoyons les eaux du monde du mieux que nous le pouvons.

Ce soir, l’astre lunaire rejoindra le soleil pour se fondre dans une éclipse. Les énergies deviendront intenses et, à cette occasion, un des cristaux originels y sera rechargé par nos chants. Nous nous préparons pour l’évènement ; on m’avertit qu’un autre groupe de gardiennes nous rejoindra. Depuis deux mois, des attaques d’immortels de l’ombre ont été répertoriées et nous préférons donc renforcer nos troupes. Les cieux dégagés dévoilent leurs diamants célestes scintillants de mille feux. La voie lactée, plus belle que jamais, pointe au-dessus de nos têtes. Le cristal originel, en forme d’œuf d’un rouge irisé, est placé au centre de notre cercle, sur un amas de cristaux stellaires. La source sacrée s’écoule en forme de spirale sous nos pieds. Je regarde cet œuf précieux avec respect. Il serait le cœur cristallisé d’un dragon créateur originel. Il est la source de pouvoir la plus importante pour cette planète. Il régénère absolument tout mais peut détruire avec tout autant de forces. L’ombre convoite ces cristaux originels – au nombre de neuf – depuis longtemps déjà. Nous sommes ses gardiennes et, en tant que telles, nous avons dû apprendre à nous battre grâce à notre voix. Notre chant peut guérir ou tuer.

La cérémonie commence, la pression de l’air change, nos robes légères volettent et nos voix résonnent comme un chœur de milliers de membres même si nous ne sommes que douze. Les cristaux s’illuminent et leurs rayons viennent toucher l’œuf de cristal originel. Ce dernier pulse un chant de lumière intense et envoie son rayon vers le ciel. Émerveillées par tant de beauté, toutes les prêtresses ont leur regard tourné vers les cieux étoilés nimbés de lumière chatoyante telle une aurore boréale. Un corbeau vole en cercle au-dessus de nous et croasse. Soudain, un mouvement sur la droite interrompt ma contemplation. Je cesse de chanter et examine les environs. Des silhouettes noires encapuchonnées sortent des buissons et nous entourent. Nous sommes piégées. Nous savons toutes ce qu’ils veulent : l’œuf originel. Je me précipite vers lui en entonnant un chant de protection. Un champ électromagnétique se forme autour de lui. Je vois mes amies se battre contre les terribles pouvoirs de l’ombre. Certains deviennent des animaux – je vois le corbeau se changer en homme – et se jettent sur mes sœurs. Je dois me concentrer sur mon champ de protection mais les voir ainsi se faire blesser me déchire le cœur. Je reconnais une des femmes dont la cape s'est déchirée: elle était présente à la cérémonie en Hollande. Soudain, une panthère approche de moi. Je manque de m’évanouir quand je la reconnais.

— Selemeth ! Que fais-tu ici ? Va-t’en !

Mon ancien maître et amour reprend forme humaine et je suis effarée de constater qu’il porte une cape noire qui le recouvre entièrement. Impossible. Il est de leur côté. Ma rage réapparait.

— Traître ! N’approche pas plus ou je devrai… S’il te plait. Stop, ne m’oblige pas à faire ça !

Mais il n’écoute pas et continue à avancer inlassablement. Dans sa main droite, un éclat argenté attire mon regard. Il s’agit d’un poignard capable de tuer un immortel. Il avait déjà évoqué ce sujet une fois.

— Une fois immortel, rien ne peut vous tuer ? Avais-je demandé.

— Ce n’est pas tout à fait exact. Il existe trois armes dont les lames nous sont mortelles. Mais elles sont à l’abri, ne t’en fais pas, avait-il répondu.

« Désires-tu vraiment ma mort, Selemeth ? » Je n’ai plus le choix. J’ouvre ma bouche et un son assourdissant en sort en ondes circulaires meurtrières. Je le vois lutter pour mettre un pied devant l’autre. Mon souffle mortel lui ôte le capuchon, découvrant son visage d’une pâleur lunaire. Ses yeux bleus toujours aussi électrisants me fixent, impassibles. Je ne peux m’empêcher de lui trouver l’allure d’un dieu. Un dieu déchu.

— Arrête Selemeth, je t’en prie. Pourquoi ne me réponds-tu pas ?

Ce dernier se tient tout près de moi à présent et lève son arme, prêt à en finir. Je ferme les yeux une seconde en entonnant mon chant de destruction.

Selemeeeeeth ! je pense de toutes mes forces.

« C’est un cauchemar et je vais me réveiller ». Mais quand j’ouvre mes paupières, le geste de Selemeth est figé dans les airs, paralysé. Je fronce les sourcils, son arme a disparu de sa main. Mon ancien maître esquisse un léger sourire et je retrouve la douceur de ses traits.

Annabelle. Merci, j'entends dans ma tête.

Et, devant mes yeux écarquillés, il s’effondre sur le sol au ralenti ou bien est-ce le temps qui a suspendu son vol ? Autour de nous, les immortels de l’ombre sont mis en déroute. Nos chants ont gagné mais peu m’importe. Tout ce que je vois, c’est le corps de l’homme que j’aime et déteste tout autant à mes pieds. Je tombe sur mes genoux à ses côtés. Dans un état second, j’écarte les pans de sa cape et aperçois la lame du poignard enfoncée dans sa poitrine. Du sang doré – le sang d’immortel – s’écoule en large auréole autour de lui. Je le secoue et il me regarde de ses magnifiques yeux qui commencent à se voiler.

— Selemeth ! Pourquoi me remercies-tu ? Qu’as-tu fait ? Qu’ai-je fait ?

La force de mes pleurs me surprennent tout autant que les prêtresses qui nous entourent. J’ai conscience de leur présence mais je n’en ai cure.

— On doit achever ce traître, grande prêtresse, propose une des gardiennes.

— Son destin est scellé, Laurana. Laisse donc notre sœur lui faire ses adieux. Il fut son maître, et plus encore.

Les gardiennes récupèrent l’œuf originel et s’éloignent de nous, certainement pour nous laisser un peu d’intimité. La dernière qu’il nous reste. Une impression de déjà-vu me submerge à m’en donner la nausée. Sauf que, cette fois, les rôles sont inversés et la terre a remplacé la neige. Je retire la dague de son corps mais le mal est fait. Une tâche noire se diffuse dans ses vaisseaux sanguins créant des sillons funestes partout sur son corps.

— Selemeth, pourquoi ? Veux-tu que je souffre comme tu as souffert ?

— Non, belle Annabelle… tu… tu es plus… forte… que moi, répond-t-il d’une voix rauque.

— Je ne suis pas forte du tout, tu te trompes.

Selemeth secoue la tête, les sillons noirs atteignent désormais son cou.

— Mon erreur avec… Magda fut d’avoir… été trop… trop doux… avec elle… se croyait… invincible mais… son cœur était faible… Tu as choisi… ta mission... plutôt que moi. Tu mérites… ta place d’immortelle.

— Mais à quoi jouais-tu avec eux Selemeth, pourquoi s’allier à l’ombre ?

Il ne répond pas et alors je comprends tout. Il n’a jamais voulu me tuer ou dérober l’œuf originel. Il désirait simplement créer une diversion.

— Tu voulais mourir, je lâche dans un souffle.

Il hoche la tête imperceptiblement. Mes larmes redoublent.

— Tu es décidément bien cruel, Selemeth…

— Promets-moi… de m’attendre à ton tour… Je ne supportais… plus de vivre avec mes souvenirs… Ce fardeau… Besoin de… oublier. Ne fais pas… comme…moi. Vis et… quand je reviendrai… apprends… moi à t’aimer.

Les sillons mortels commencent à recouvrir son visage et ses yeux perdent leur belle couleur bleue.

— Pardonne-moi… je ne pourrai… pas assister… à la cérémonie de… ton immortalité, déclare-t-il dans un dernier souffle.

Je me penche vers ses lèvres pour lui déposer un dernier baiser d’adieu mais, au même moment, le corps de Selemeth se transforme en poussière scintillante dans la lumière écarlate de l’éclipse lunaire et se disperse dans le vent. Je lève mes yeux vers les cieux, le cœur arraché.

— Regarde Selemeth, même la lune saigne de ta mort…

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