Plainte d'un Salvateur
Jamais je n'avais autant couru et j'aurais voulu courir encore plus. Cela aurait signifié que la femme m'aurait échappé, qu'elle n'était plus là, rampant vers moi sur le sol pour récupérer l'enfant que je tenais dans ma main. Cela aurait signifié mon échec, et pourtant je souhaitais tant échouer.
Le bébé ne pleurait même pas malgré ma dague sur sa pointrine, au contraire, il dormait sans entendre les cris de sa mère. Peut-être qu'il était déjà mort, que le monstre en lui avait décidé de retourner en enfer en emportant la vie de son hôte avec lui. Peut-être que je n'avais pas à presser le fer contre son petit corps.
Ce petit corps à la peau miel, créé et souillé par le mal. Cette peau immaculée qui m'apparaissait baignée dans le sang. Les bébés naissaient toujours dans le sang, mais celui-ci vivrait dans le sang. Le même sang qui teintait ses prunelles. La femme pleurait, un poignet et une jambe brisés, le prix à payer pour qu'elle lâche l'enfant. Elle suppliait, elle ne me maudissait pas comme tous les autres l'avaient fait. Je ne comprenais pas ces yeux qui me fixaient, pourquoi ce désespoir là où devrait flamboyer la haine et le dégoût ?
L'enfant devait avoir les mêmes yeux, de bons yeux malgré leur teinte sang. Peut-être seraient-ils devenus encore plus doux avec le temps, sous l'aile de cette femme si douce et gentille. Cela changerait sûrement une fois que j'enfoncerait le poignard. Mais voir ce regard me transperçait le coeur encore plus douloureusement que les injures. Cette suplication, cet espoir en moi, l'espoir que je pourrais encore changer, l'espoir que je pourrais lui laisser son bonheur et l'espoir à son fils...
Il n'y a personne dans cette ruelle, volets fermés mais lumières bien allumées, les gens écoutant, mais les portes fermées, sans aucun cris sinon ceux de la femme. Et moi dehors dans mon manteau chatoyant, épée flamboyante à ma ceinture et dague sur le coeur d'un nourrisson comme un roi qui enflamme sa ville pour endiguer la peste. Un tableau ignoble mais compréhensible.
Mes lèvres tremblaient et les larmes me montaient, mais ma main maintenait le poignard contre l'enfant. Ma main salvatrice, contre le vase, la cage du démon. Une cage de verre, si belle et pure. Mais que ce passera-t-il lorsque le démon brisera la cage ?
Personne ne le saura, c'est pour ça que nous avons été formés. Pour que le démon ne sorte jamais.
Je ne pleurais pas, je n'avais pas le droit de pleurer devant la femme. C'était elle la malheureuse, et moi la cause de son malheur. Qui étais-je pour avoir le droit de pleurer ?
Je levai le poignard et la douleur m'envahit. La neige et les dalles froides étaient si dures contre mon dos, les boucles blondes caressant ma joue quant à elles, étaient douces et chaudes. Le bleu de ces yeux étaient magnifiques, aussi glaçant que la lame dans ma gorge. La peau d'albâtre tachée de rouge et mains tremblantes. Je ne sentais rien sinon son souffle chaud et ses larmes salées. Le poignard se retrouva seul, sans mains pour le tenir, le sang coulant le long de ma gorge...
L'enfant prit le bébé et s'enfuit, ses yeux fixés sur les miens, terrorisés...C'est toujours comme ça, la première fois qu'on tue alors qu'on aimerait l'inverse.
Mes doigts caressent le poignard, l'aggripent et le retirent. La bouche d'égoût n'est pas loin et le poignard glisse jusqu'à disparaître dans l'obscurité. Il fallait bien que je remercie cet enfant pour m'avoir arrêté...
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