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Quand il aperçoit sa maison, celle de son enfance se superpose. Les bâtiments qu’il avait construits près de la vieille grange, puis la stabulation* libre, comme on disait, avaient transformé le hameau. Il n’avait plus rien de vieillot. De plus, trois bâtisses s’étaient écroulées et leurs pierres et gravois avaient été emportés.

Celle de la mère Bastien et du Dédé, à l’entrée, avait été achetée par des Anglais. C’était curieux, car ils avaient réussi à installer un petit bout de leur pays autour de la demeure, ce qui faisait bizarre. Le dépaysement était encore plus fort quand on y pénétrait : à la place de la pauvreté, on trouvait de la tomette cirée, des meubles ouvragés, des tissus à fleurs, des coussins épais, des gravures de cavaliers. Il avait été invité une fois à boire le thé. De toute façon, il ne les comprenait pas. Maintenant, ils sont repartis, après plus de quinze ans. La résidence est abandonnée, sans être mise en vente. La dernière maison, de l’autre côté, avec la grange, a été acquise par des Parisiens qui ne sont pas là souvent. Ils ont fait plein de travaux et elle a repris son allure d’autrefois, alors qu’elle commençait à partir, une poutre avachie, un trou dans le toit. Ils échangent quelques mots, mais ils vivent dans un monde tellement éloigné du sien que cela se borne aux considérations météorologiques. Ils aiment bien aller dans les fêtes d’antan où son passé s’est transformé en folklore. On avait demandé à André de venir tresser ses paniers dans une de ces fêtes. Il avait refusé : sa vie antérieure n’est pas un musée ! Il est devenu un des derniers du temps d’avant.

Les constructions dataient de la modernisation. S’il regardait l’exploitation à la mort de son père et celle qu’il avait vendue à la SAFER en prenant sa retraite, il ne trouvait rien de comparable. Ce n’étaient plus les mêmes terres, les mêmes productions, les mêmes façons de travailler. Il avait découvert ces nouvelles techniques à la Maison familiale, il en avait rêvé, il avait fait mieux.

Il avait tendu l’oreille quand Pisani*, le ministre de l’Agriculture, avait parlé de l’Europe, avec la Politique agricole commune. Cela l’avait intéressé. Il avait suivi, approfondi, avant d’en devenir un supporter forcené. Il s’était alors fait élire dans les instances de la coopérative.

Il continue à lire, à s’informer. Il s’interroge maintenant : cela n’a-t-il pas été une formidable bêtise, au moins en partie, involontaire ? Il se rappelle leur enthousiasme à produire plus, pour gagner plus, mais aussi pour pouvoir rembourser les emprunts. Il est vrai que pour ça, ils ont parfois forcé sur les engrais, les traitements, les médicaments aux bêtes. Mais ils obtenaient des rendements qu’on n’aurait pas imaginés.

Tout le monde le faisait, ils étaient encouragés par les techniciens, ils étaient comme obligés. Eux, les paysans, ils ont quand même réussi à nourrir le pays, à arrêter les importations, à exporter. Le pétrole vert de la France, ce n’est pas rien ! Quand ils y sont arrivés, les prix se sont effondrés. Les décisions se prenaient alors à Bruxelles, loin d’eux. C’est devenu difficile, les manifestations se multipliaient, avec des violences. On commençait à parler de suicides chez les agriculteurs. Il fallait continuer, la machine s’était emballée.

Les paysans peuvent être fiers des transformations qu’ils ont apportées. Il sait bien que de nombreuses critiques attaquent ce modèle de production. André l’avait constaté, sans avoir d’explications. Il est vrai qu’on ne voit plus autant d’oiseaux, d’insectes. La campagne est trop silencieuse. Sans parler des ruisseaux et des écrevisses : il n’était plus un enfant pour aller les cueillir, mais quand même, il en ramassait encore, dans les ruisselets qui ont disparu avec le remembrement.

Seuls les bruits de moteurs se répandent maintenant. Il ne sait plus s’il a bien fait ou mal fait. Il n’a pas eu grand choix. Il fallait être rentable, à cause des emprunts. On était obligé de rendre des comptes au Crédit Agricole. Ils ont fini par imposer les productions et les façons de travailler. Beaucoup n’étaient plus maitres de rien. Lui, il a toujours décidé pour son exploitation, s’entête-t-il à répéter pour se convaincre.

Il voit bien qu’il n’appartient plus à ce monde. Les jeunes continuent de vouloir produire de plus en plus, à s’agrandir, sans paraitre réfléchir à ce qu’ils font, sans vivre mieux.

Quand il se lève de son fauteuil, content et un peu aigri, le soir est tombé. Trop tard pour sortir aujourd’hui. Il ne devrait pas passer tant de temps à ressasser le passé. C’est pourtant reposant, car le présent, il ne sait plus très bien où il en est. Au moins, ses souvenirs, ils sont vivants.

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