Quand il se réveille, ou plus exactement quand il revient à lui, il est en pyjama, devant son bol, vide. Josette ou Jocelyne, ou Jeanine, il ne savait plus, le regardait bizarrement. Si elle est là, comme tous les jours maintenant, c’est qu’il est onze heures passées. Sa tête fonctionne bien. Mais que s’est-il passé ce matin entre son lever et onze heures ? Le blanc est long cette fois. Il faudra qu’il retourne en parler au médecin, à l’occasion.

Il doit l’admettre : ces absences surviennent de plus en plus fréquemment. Il n’arrive plus à se souvenir des choses à faire. Devant un visage, le nom ne lui vient plus, déclenchant alors une pointe pour son manque de savoir-vivre. Il a toujours eu la réputation d’être un ours, certains ajoutant mal léché. Mais ses anciens camarades qu’il ne reconnait pas… Il n’est pas inquiet, se disant qu’il se replie sur lui petit à petit, devenant un ermite misanthrope (il a retenu ce mot, qui semble un peu le qualifier). Sa mémoire reste excellente, ses souvenirs lointains sont bien présents. Ce n’est que pour les détails de la vie quotidienne qu’il a du mal. C’est normal, car ce sont des peccadilles qui se confondent à force de se répéter.

Il n’est pas dupe : il sent bien que certains de ses souvenirs ne sont plus là, alors que d’autres sont comme neufs.

Il part à sa promenade habituelle, pendant que Josiane fait le ménage et prépare le repas. Voilà ! Son nom, Josiane, il le connait. Il a juste eu un petit étourdissement. Ce matin, il n’a pas envie de subir son bavardage. Ses potins ne l’intéressent pas.

***

Les couleurs sont printanières ce jour-là, malgré quelques nuages noirs qui apporteront probablement la pluie dans l’après-midi. Cela lui rappelle des ambiances de sa jeunesse. Le paysage de cette époque lui réapparut, tellement différent. En ce temps-là, les années après son retour d’Algérie, il avait plein d’idées nouvelles en tête. Il avait remonté la ferme, mais il s’était vite retrouvé bloqué : c’était trop compliqué pour aller plus loin. Il avait évoqué cette difficulté avec ceux qui partageaient ses idéaux. Pour progresser, il devenait indispensable d’agrandir les parcelles, d’élargir les chemins pour permettre aux machines de circuler et de travailler. Il fallait avancer doucement, car le sujet était très sensible : on touchait à la propriété, à la terre des ancêtres. Il savait que ce serait long, difficile. En tant que président, et porte-parole de la section locale, il avait demandé officiellement le remembrement. Bien sûr, il avait été nommé à la commission et, plus souvent qu’à son tour, il avait tenté d’accélérer les choses. Plus de deux ans de discussions, de disputes, de chicanes, de réclamations commencèrent. Certains éclataient en colère. Une nuit, on était même monté crever les pneus de sa voiture.

Finalement, les bulldozers étaient arrivés. Du haut de son promontoire, il pouvait apercevoir presque toute la commune. Sur les plans, c’était joli à voir. Il a pris peur lorsque les machines ont entamé leur travail. Toutes ces haies, tous ces ruisseaux qu’il connaissait, tout disparaissait. Il y avait de grands brasiers qui brulaient pendant plusieurs jours. Des chemins tout droits apparaissaient. Ce n’était plus sa campagne. Les nouvelles parcelles montraient de larges cicatrices blanches en hiver, les prés se zébraient de jaune en été, quand l’eau manquait. Cette terre meurtrie avait mis des années à effacer les stigmates de ces blessures.

Il se souvient très bien du conducteur de la pelleteuse quand il avait fallu dégager la maison en ruine au bord de la route qui montait au hameau. Il lui avait demandé d’épargner les tilleuls et de pousser les plus grosses pierres en banc dessous. Ce n’était pas sur les plans, mais comme c’était sa parcelle, il était maitre chez lui. Il pensait, alors, que laisser ces arbres et cette assise à mi-pente ferait une petite halte pour les promeneurs. Cela cassait aussi la croupe dénudée qui apparaissait. Il ne savait pas que, cinquante ans plus tard, ce serait son refuge préféré.

Avec le nouveau parcellaire, son travail se simplifiait, il perdait moins de temps à passer d’un champ à l’autre. Il avait pu construire de grands bâtiments, bien plus pratiques. Comme cela marchait mieux, il avait pu ensuite agrandir la ferme et le cheptel. Il parvenait, tout seul, à tenir beaucoup plus de bêtes.

Avec les copains, ils avaient acheté du matériel en commun. Ils avaient fondé la première C.U.M.A.* du canton. Ces machines facilitaient les opérations, les rendant grandement moins fatigantes. Il avait une exploitation importante maintenant. Il n’arrivait pas à comprendre pourquoi, au bout, il ne gagnait guère plus. En fait, son revenu avait presque doublé en quelques années ! Il avait été obligé de prendre de gros emprunts et les remboursements étaient lourds. Finalement, c’est le Crédit qui profitait de tout ça. Plus on en faisait, plus il fallait en faire ! Très vite, il avait saisi que seuls les gros survivraient. Ils n’étaient plus des paysans, ils étaient devenus des exploitants agricoles.

***

Il avait abandonné le syndicat après le remembrement, car trop de gens lui en voulaient. Plus tard, ils ont changé d’avis et ils étaient contents de l’opération, mais il n’était jamais revenu au syndicat avec des responsabilités. « Qu’ils se débrouillent ! », ronchonnait-il. Une fois, à la foire, on lui avait donné un tract du MODEF*. Il n’aimait pas ces gens-là, des socialistes, des communistes. Il avait cependant lu le papier et il avait constaté que sa situation était comparable à plein d’autres : plus de terre à travailler, plus de peine, mais guère plus de revenus. Depuis, il les regardait et les écoutait avec plus d’attention. De toute façon, il n’était pas question pour lui d’aller militer, surtout avec des gauchistes.

Ce dont il ne se doutait pas, c’est qu’avec le remembrement et les nouvelles machines, le partage du travail devenait inutile. Finis les foins ensemble, les moissons, les battages, les vendanges. Avec eux, disparaissent aussi les grands repas du midi, quand on faisait une bonne pause en mangeant et en parlant tous en même temps. Il se trouvait encore plus seul sur son tracteur ou au milieu de son troupeau.