Chapitre 11 - Noir
" Maîtresse. La Cheffe Noire vous attend dans son bureau. Elle avait l'air contrarié, alors je ne peux que vous prier, pour votre propre bien, de ne pas la mettre en colère... Vous savez aussi bien que moi que nul ne prend plaisir à entendre les Lahthon crier, et c'est d'autant plus vrai pour madame Victoria."
La vieille bonne se tient dans l'encadrement de ma porte. Elle semble toute chétive, dans ses vêtements ancestraux. Ses épaules sont plus basses que jamais, et son visage est fermé.
" Eh bien, je crains de ne pas avoir le choix, ma chère. Il semblerait qu'elle soit déjà entrée dans sa terrible colère, n'est-ce pas ?"
Je souris. Elle s'écarte pour me laisser passer, mais je ne peux m'empêcher de la plaindre. Si elle a dû affronter la tempête toute sa vie, je crains qu'elle ait plus que raison. Et face à son visage très expressif maintenant réduit à un masque impassible, j'ai bien peur qu'elle ne se soit pris un des fameux sermons de la Famille Noire. Elle me guide dans les longs couloirs du manoir, recouverts de tapisseries et de portraits. Je frissonne en croisant le regard des anciens. Tous ont ces yeux terrifiants, froids comme la glace au cœur de l'hiver et durs comme du cristal. Ils ont un éclat si différents de ceux de mon amour... Je ne peux m'empêcher d'effacer mon sourire. J'ai fait face à d'autres colères, à d'autres chagrins, j'ai vu la peur et la folie, mais la rage dévastatrice de cette antique famille, c'est la première fois. Et j'ai entendu les plus courageux battre en retraite, les plus forts crier à l'aide, et les plus impassibles se mettre à pleurer. Il ne me reste plus qu'à l'expérimenter moi-même.
La pauvre dame frappe à la porte, s'incline et disparaît. La pièce dans laquelle je m'aventure est sombre. Le peu de lumière qui éclaire la salle vient d'une bougie posée sur le bureau, derrière lequel la silhouette sombre de Victoria Lahthon semble m'attendre.
" Asseyez-vous, Helen."
Je me fige. Si le regard glacial de ses ancêtres m'a faite sourire, sa voix, elle, ne m'autorise pas le moindre écart. Je m'exécute donc en silence.
" Vous avez lu le journal, n'est-ce pas ?
- Oui.
- Et ?
- Eh bien... Disons que ça ne m'a pas plus plu que vous.
- Que comptez-vous faire, maintenant que tout le monde sait à quoi vous ressemblez ? Vous voulez ressortir, comme vous venez de le faire, avec seulement un capuchon sur la tête ? Vous voulez tenir ce salon, où vous êtes censée nous révéler la suite de votre plan ? Et puis, je ne crois pas me tromper si je dis que vous n'aviez pas pris en compte ce traître, n'est-ce pas ?"
Je respire un grand coup. C'est donc comme ça qu'elle a choisi de s'y prendre. Eh bien, on ne racontait décidément pas que des bêtises à propos de cette famille. Mais il y a bien longtemps que je n'ai pas joué le jeu de quelqu'un.
" Vous avez parfaitement raison, Victoria. Je n'imaginais pas que cette personne ait pu survivre, alors même qu'il est l'une des raisons de ma chute. Il m'avait semblé normal de considérer que jamais mes compagnons ne laisseraient un homme aussi dangereux dans la nature, non seulement parce qu'il avait réussi à s'en prendre à moi, mais en plus parce qu'il risquait un jour ou l'autre de s'en prendre à vous. Je n'avais donc pas pris en compte qu'il diffuserait mon signalement, ni qu'il mettrait en garde la population contre une prétendue menace pour la sécurité publique. Mais vous, vous deviez le savoir, non ?"
Je me délecte de la colère de cette femme, en face de moi. Après tout, il est bon de jouer à un jeu, mais il vaut mieux en connaître les règles pour espérer pouvoir gagner, non ? Je vois dans ses yeux qu'elle n'aime pas perdre. Elle va sans aucun doute tenter de renchérir.
" Vous êtes notre Guide, Papillon, et c'est vous qui menez la danse. Nous suivons vos plans, aveuglément, parce que nous croyons en vous. Mais si vous faîtes d'aussi grossières erreurs, comment voulez-vous que nous continuions à vous suivre les yeux fermés ? Vous avez la responsabilité de tous vos actes, car ils mettent en péril nos vies et nos familles.
- Et vous, vous avez pour obligation de me donner toutes les informations dont je suis supposée être au courant, n'est-ce pas ? Vous m'obligez à réfléchir à une manière de contourner un problème que vous ne me donnez pas ! Comment pouvais-je imaginer que vous n'aviez pas fini le travail ? Vous le saviez pourtant ! Les traîtres comme lui se doivent d'être éliminés le plus tôt possible !"
Je m'arrête pour respirer profondément. Mince, je me suis trop prise au jeu. Je cache mon sourire derrière ma main. J'avais oublié la mauvaise foi humaine... Ma langue a réagi avant mon esprit. Tant pis si j'en ai trop dit, ou pas assez, tant pis si j'ai crié, hurlé, ç'a au moins eu l'effet escompté. Elle ne peut s'empêcher de me regarder, avec des yeux ébahis. Je lui souris.
" Il y avait longtemps que je ne m'étais pas lancée dans une joute verbale, et je n'avais jamais affronté aucun membre de votre famille. Il faut bien avouer que vous êtes intéressants. Mais il y a bien quelque chose que vous avez dit qui m'a gênée. Vous m'avez qualifiée de prétendue menace pour la sécurité publique... Vous ne me trouvez pas dangereuse ?
- Vous, dangereuse ? Vous vous seriez vue sur mon perron, quand vous avez croisé son regard... J'ai bien cru que nous allions vous perdre alors que nous venions de vous retrouver. Et puis, si vous étiez aussi dangereuse, il y aurait déjà eu des morts. Une criminelle n'est-elle pas censée commettre des crimes ? Depuis le temps que vous êtes dehors, si vous aviez été un vrai danger, on le saurait.
- Oh, mais ce n'est pas que je sois dangereuse pour mes compatriotes, Simplement, ni les cœurs royaux ni les esprits tyranniques ne me résistent. Ce traitre d'Ezekiel l'a mentionné, il ne faut pas m'écouter. On m'a souvent dit que les mots pouvaient être douloureux, et qu'il fallait les manier avec précaution car ils sont à double tranchant. On m'a souvent traitée de belle parleuse, et il est vrai que certains m'ont accusée de ne pas tenir mes promesses. Je leur ai alors rappelé que les mots aussi pouvaient faire mal. Jamais je n'ai levé la main sur personne. Je n'ai jamais blessé personne. Cela fait-il de moi une criminelle ?
- Non. C'est ce que le régime actuel voudrait faire croire, mais vous n'avez rien d'une criminelle. Cet Ezekiel est aussi fort que vous lorsqu'il s'agit de parler, c'est cela ?
- Oui. C'est lui qui a persuadé des générations de Rois que j'étais dangereuse. C'est à cause de lui que tous mes plans ont échoués. C'est lui qui a décrété, soudainement, que la vérité changerait la manière dont nous échouons. Il est parvenu à déjouer tous nos plans parce qu'il a donné sa propre version de ce qu'il avait vu. Il a donné sa version de la vérité, son point de vue sur nos actes. Les hommes ont réagi en conséquence. Et c'est autant de ma faute que de la sienne si nous avons perdu la dernière bataille.
- C'est pour ça que vous avez une dent contre lui ?
- Pas seulement... Il a adhéré à notre cause, il a été un de ses plus fervents défenseurs, et puis il a disparu. Je n'arrive pas à comprendre pourquoi."
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