Chapitre 17 - Blanc
Je me suis installée dans une maison inhabitée du centre-ville. Les habitants m'ont bien accueillie, et ils ont accepté de garder le secret de ma présence, même si, en l'absence de nouvelles du démon et d'Ezekiel, je n'y suis pas en sécurité.
L'obscurité règne dans la pièce où je me suis enfermée. C'est ce qui m'aide à penser. Un simple regard vers l'extérieur, et je sens toute ma tristesse remonter. La victime du démon se repose dans son lit, chez son amante. Moi, dans cette bâtisse sans âme, sombre et poussiéreuse, je me cache, je ne prends pas de risques. Mais de toute façon, ma vie est une prise de risques. Même si elle ne se termine pas facilement, j'ai toujours peur qu'elle me surprenne, un jour ou l'autre, au détour d'un chemin. J'ai peur de mourir par surprise. Je ne veux pas mourir, certes, mais puisque je n'ai pas le choix, et puisque tout don a un prix, je veux faire ce que je veux avec ce que l'on m'a donné, et je veux finir comme j'ai commencé. Je veux voir le monde que j'ai créé, que j'ai amélioré, que j'ai cherché si longtemps, et je veux que ce soit la dernière chose que mes yeux puissent contempler.
Je soupire. Pourquoi ne me vient-il, dans ces moments-là, que des pensées funèbres ? Pourquoi est-ce que seul le noir provoque ces pensées ténébreuses ? L'obscurité n'implique pas forcément la mort. L'obscurité est pour moi un refuge, une ville où je reviens chaque fois que quelque chose me met en difficulté. Mais assez pensé à la mort. Je sais qu'à la veille d'un combat, ce sont des pensées que nous sommes obligés d'avoir, mais je crains ce qui va arriver. Sans nouvelles de la part des Familles, c'est tout à fait comme si j'étais aveugle. Aveugle... Mais oui ! Oui, la voilà ma solution !
De toute façon, je n'aurai pas réussi à dormir, alors que ce soit à l'intérieur d'une bâtisse qui ne sera jamais qu'un abri provisoire et fragile, ou dehors, dans la nuit, aux yeux de tous, ça ne change rien. Les villageois m'ont donné quelques couvertures et quelques vivres. C'est avec cela que je vais parvenir à me faire passer pour une mendiante aveugle à côté de la librairie. Rien de plus simple que de garder les yeux ouverts tout en prétendant ne rien voir, n'est-ce pas ? Certains le font sans même en avoir conscience.
Je marche simplement jusqu'à l'enseigne, encore éclairée par les bougies. Je jette ma couverture sur le sol et m'y installe pour la nuit. La lune est déjà haute dans le ciel lorsque mes yeux me font signe qu'il est déjà tard. J'ai à peine entamé mes provisions. Je m'étire et m'allonge, et avant même que j'ai posé la tête sur mon oreiller improvisé, je dors.
Ce sont les premiers clients qui me réveillent. Ils parlent fort, et leur conversation n'est pas anodine, ce qui les rend on ne peut plus intéressants.
" Le feu d'hier aurait ravagé une bonne partie de la forêt, et en tout cas il est certain qu'il a été provoqué. Pour la plupart des gens, c'est même plus qu'une évidence, c'est un signe. Tous les journaux en parlent depuis ce matin. Le Roi a envoyé son plus proche conseiller à la poursuite de la femme qui s'est évadée. Le Duc a, selon ses proches, une préférence pour les sorts de feu. C'est sûrement lui qui s'en est pris à Helen Mithra, et qui l'a ratée.
- Je sais bien qu'elle a convaincu plus de la moitié du village de son innocence, et je sais que c'est notre devoir de la protéger, mais est-ce que tu n'en fais pas un peu trop ? Le Duc est censé être un homme bon, capable de montrer la voie aux souverains, pas de lancer ses flammes contre une forêt pour tuer une femme !"
Je souris. Je suis peut-être ici en tant qu'aveugle, mais je ne suis ni sourde ni muette...
" La nature humaine est d'une complexité trop profonde pour être comprise. L'homme lui-même ne se comprend pas toujours. Ne vous demandez pas s'il l'a fait, mais plutôt ce qui vous prouve qu'il ne l'a pas fait."
Mon regard, fixé dans le vide, ne les interpelle pas, mais je peux voir sur leur visage leur surprise. L'un d'eux s'adresse directement à moi :
" Êtes-vous... Êtes-vous vraiment aveugle ?
- Je ne vous vois pas, mais je vous entends. J'ai entendu beaucoup de choses, ces derniers temps, et je suis restée bien trop souvent muette, incapable de conseiller les autres sur ce qui doit changer. Aujourd'hui, j'ai enfin trouvé le bon endroit pour entendre les bonnes informations. Mais passez votre chemin, et ne prenez pas la peine de me donner de pièces, ça ne changera rien à ma vue."
Il hoche la tête, incertain, et lance tout de même quelques pièces. Je fais mine de tâtonner pour les trouver, et ne peux m'empêcher de sourire en remarquant qu'ils ressortent tous deux avec un exemplaire de mon livre sous le bras.
D'autres clients entrent sans faire attention à moi. Je fais toujours mine de regarder le sol, mais je suis capable de reconnaître l'attitude des gens à leur pas. Et je ne me trompe pas, car ces gens bien chaussés passent, ne me jettent même pas un regard et continuent de parler de choses futiles. Ils ne sortent jamais avec un livre à la main, mais ils parlent fort, haut, et ne doutent pas de leur supériorité. Ils assènent avec assurance des idioties, comme lorsque l'un déclare qu'il a déjà lu, il y a bien longtemps, un livre portant le même titre que celui qui vient de paraître et qui fait déjà fureur. Et puis, il y a Victoria Lahthon, qui me passe devant, négligemment.
" Quelles sont les nouvelles, Maîtresse Bleue ? "
Elle sursaute et semble chercher autour d'elle celle qui vient de parler. Lorsqu'enfin elle pose les yeux sur moi, elle me demande :
" Que voulez-vous dire par là, mendiante ?
- Allons, vous ne me reconnaissez pas, Victoria ? Après tout ce temps passé entre vos murs, vous n'arrivez pas à voir à travers mon déguisement, si médiocre qu'il soit ?
- Vous ne voulez pas dire que... Ah, vous vous êtes encore retrouvée en une position qui était trop délicate pour pouvoir rester, n'est-ce pas ?"
Je ne réponds pas. Elle a forcément eu ne serait-ce qu'un aperçu de ce que ma présence en ces lieux a occasionné.
" Et donc, quelles sont les nouvelles ?
- Vous les verrez arriver, et de loin.
- Alors dépêchez-vous, je suis déjà lasse d'attendre. "
Elle me jette le regard dédaigneux qu'elle aurait jeté à un mendiant et entre dans la librairie. Elle en ressort, mécontente, avec une dizaines d'ouvrages, incluant le mien. Elle me jette un regard un peu étrange, et s'en va.
Son frère revient plus d'une heure plus tard, avec un sac plein de provisions et de couvertures. Il me propose de séjourner chez lui, en tant que servante, mais je refuse. Hors de question de cracher sur un emplacement aussi prometteur pour l'avancement de mon plan. Il ne pose pas d'autre question, me laisse le sac et s'en va sans dire un mot. Je devine des rouleaux de papiers dans la corbeille.
Pour moi, il est temps de voir ce que mon plan va entraîner.
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