Chapitre 19 - Noir
" Victoria. Victoria, laissez-moi vous transmettre mes instructions. Victoria ! Ecoutez-moi !"
Je me réveille en sursaut, secouée par un inconnu. Je papillonne un instant et le regarde.
" Qu'est-ce que vous me voulez ?
- Faut pas dormir là, ma p'tite dame... Y s'passe des choses pas nettes dans l'coin, si vous voulez mon avis. D'puis c'matin, y a pas un chat qu'a pointé son nez dehors. Moi j'vous l'dit, faut pas traîner trop dans l'coin."
Je reconnais l'un des habitués des trottoirs. Un collègue en quelque sorte, dans ma position. Je hoche la tête et le remercie. Je prends mes quelques affaires et me fait discrète. En effet, personne dans les rues, et seul le souffle du vent pour tout signe de vie. On dirait que le monde respire enfin, maintenant qu'il est débarrassé de ses parasites. Pourtant, j'ai comme l'impression de déranger. Le bruit de mes pas sur la pierre me semble résonner, et je comprends que c'est ma solitude qui me fait me sentir si petite, si vulnérable, moi qui ne crains rien. Les battements de mon cœur me semblent assourdissants.
Je me mets à courir, et je me retrouve effrayée par le son de mes semelles de cuir frappant de plus en plus vite le dallage, puis la terre. Même les sons étouffés par l'herbe me font peur. C'est comme si le monde me regardait, moi, la folle qui court les rues vides, pour se réfugier dans une maison qu'elle a déjà mise en danger. Je tourne et entre, pareille à une furie, dans le parc du manoir. Je heurte violemment la porte et tambourine, incapable de garder mon calme.
C'est John Lahthon, le frère de Victoria, qui m'ouvre et me fait rentrer. Il tente de m'attraper mais je file vers le bureau de sa sœur. Je traverse à toute allure le couloir aux portraits, et ne leur jette même pas un regard.
" Victoria ! Victoria, écoutez-moi. Vous devez envoyer des lettres à tous les membres des familles, et aussi à tous ceux qui nous ont été rapportés comme pouvant nous aider. Il faut leur donner rendez-vous ici, dans le grand salon, ou dans la salle à manger, pour ce soir. Je vais rester, juste le temps de...
- Vous ne resterez pas, Maîtresse."
Elle m'a coupée si sèchement que c'en est à se demander si elle n'avait pas prévu mon entrée. Elle ne s'est même pas retournée, elle regarde le jardin, illuminé par le soleil matinal. Elle reprend, parfaitement calme :
" Nous ne pouvons même plus vous accueillir entre ces murs. Vous devez partir.
- Mais... Vous ne pouvez pas ! Pas avant que notre...
- Votre plan n'a plus aucun avenir, il a été révélé."
Je me retrouve à court de mots. Je voudrais lui poser mille questions, mais je n'arrive pas à les faire franchir mes lèvres. Je finis par bégayer un "Qui ?" minable.
" Moi-même, entre ces murs, sous la contrainte, et ce, pas plus tard que la nuit dernière, alors que mon frère rentrait de vous avoir porté les rapports. "
Je m'arrête soudain. Ils ne connaissaient pas mon plan. Je venais justement le leur révéler, et...
" Vous ne le connaissiez pas, vous n'avez pas pu leur révéler, n'est-ce pas ?"
Elle secoue la tête, souriant à demi.
" Je ne le connaissais pas, mais l'un d'entre eux semblait être persuadé de le connaître. Il m'a dit qu'il irait dans tous les salons littéraires, qu'il y soit invité ou pas."
Evidemment. Le seul à pouvoir le deviner est Ezekiel, cet imbécile, cet enfant, mais il me connaît si bien... Il l'aurait forcément découvert tôt ou tard. Je serre les poings et manque de peu de m'effondrer. Je prends appui sur le bureau, mais mes jambes ne tiennent plus. La faiblesse reprend le dessus.
" Je... Je suis désolée. Je m'en vais. Vous n'aurez plus affaire à moi. Oubliez le passé, tournez-vous tous vers l'avenir. J'ai cru, à tort, pouvoir me tourner une dernière fois vers le passé, mais je vois qu'il n'y a jamais eu d'espoir de ce côté. J'ai encore une fois tenté de m'aventurer sur un chemin trop périlleux et, comme d'innombrables fois auparavant, j'ai échoué à dépasser les premiers obstacles. Au revoir, ou plutôt adieu. Je prie pour que nos chemins ne se recroisent plus jamais, parce qu'alors, je ne vous attirerais que des ennuis."
Je fais demi-tour, et me garde de ne croiser le regard d'aucun des ancêtres de l'illustre famille Lahthon. Je sens leurs yeux, et j'entends leurs voix menaçantes qui murmurent dans mon dos. Oui, j'ai de nouveau trop cru en l'homme. Malgré toutes ces années passées dans cette tour noire à ressasser le passé, à affiner ma vengeance, à inventer toutes sortes de plans plus fous les uns que les autres, je n'ai pas accepté cette évidence : je ne peux pas me venger de moi-même. Mes erreurs, c'est à moi de les porter, c'est à moi d'en subir les conséquences, et c'est encore à moi de les inverser. Pour l'instant, je n'ai pas arrêté d'accuser les autres. J'ai rejeté ma faute sur Ezekiel, sur le destin, sur les Rois, et sur le temps qui passe, et qui fauche tout autour de lui, sans pour autant me prendre. Mais il est temps pour moi de régler mes affaires avec les principaux concernés.
En fait, il y a bien longtemps que ce temps est venu. Et ce n'est pas la première fois que je l'évite, sous prétexte de ne pas être assez forte pour y faire face. Oui, le temps est déjà venu. Mais cette fois-ci, je ne reculerais pas. Je ferais face. En fait, je ferais même mieux que ça. Je ne vais pas attendre qu'il vienne à moi. Je vais venir à eux.
Ô Rois de toutes les terres, levez vos murailles, rassemblez vos troupes, celle que vous tenez pour la plus grande criminelle du monde se jette dans vos bras !
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