Chapitre 3 - Blanc

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Nous échangeons un regard puis nous mettons en marche. Il récupère la torche qu’il a laissée à la porte tout en portant un doigt à ses lèvres. Je hoche la tête. Très bien, je ne ferai pas de bruit. Il reste donc des ennemis. Et j’en ferai mon affaire. Pas question de rester un poids jusqu’à la fin de cette histoire.

Les marches de l’escalier de pierre sont inégales, glissantes et fragiles. Certaines ont commencé à se fendre, l’humidité a favorisé la naissance de mousse aux coins des fenêtres, mais tous les murs sont complets, même s’ils doivent pour certains être soutenus d’échafaudages de bois et des brèches colmatées maladroitement, sans empêcher le vent du nord de s’y engouffrer. À un étage, mon guide me fait signe de faire attention. Une fenêtre brisée de l’extérieur a répandu son verre sur tout une portion des escaliers. J’aurais presque envie de me jeter sur ces marches, mais les sensations ont commencé à revenir, unes à unes, et je n’ai plus besoin de faire appel à la douleur pour m’arracher à mon obscurité. Je préfère jeter un regard sur le paysage qu’elle dissimulait. Une demi-obscurité flotte dans ces interminables escaliers tournoyants parce qu’à l’extérieur, le soir est sur le point de tomber.

Je n’ai pas le temps de m’attarder, l’homme s’est arrêté et me fait signe de me cacher. Je me plaque contre le mur, un peu plus haut, mais en tendant l’oreille Et je manque d’éclater de rire. Oui, quelqu’un arrive. Ce quelqu’un doit probablement être armé. Mais ça ne doit pas être quelqu’un de bien dangereux. Oh, non, ce ne sont pas les pas de quelqu’un de redoutable.

Il ne doit même pas avoir vécu la guerre, ni aucune guerre d’ailleurs. Il ne doit pas avoir vingt ans. Il ne doit pas avoir vingt ans... À nouveau, je sens mes lèvres s’étirer. Une forme de haine, ancienne, archaïque m’enveloppe et j’en aurais presque oublié le verre répandu sur les marches en dépassant mon guide. Il me lance un regard mais ne fait pas un geste pour m’en empêcher. Sans doute s’y attendait-il. Non pas que mes faits d’armes soient particulièrement brillants, mais plutôt que des années d’enfermement n’aient pas adouci mon tempérament et que je n’aime ni l’incompétence, ni l’idiotie. Et ce sera à ce pauvre garde de payer l’imbécilité de ses supérieurs, je n’ai plus la patience nécessaire pour l’épargner.

J’ai vu son visage, je l’ai frappé, directement à la gorge. Il s’est écroulé. Il doit y en avoir d’autres. Je les entends, plus bas. Je jette un regard derrière mon épaule, fait un signe rapide et descend les marches à toute vitesse, semant sur mon chemin la surprise, la douleur et la destruction, cela, jusqu’au dernier, qui tente de s’enfuir par la porte grande ouverte. J’esquisse un mouvement qui l’aurait arrêté dans sa course, avant de m’immobiliser. Non, laissons-le. Laissons-le courir, laissons-le s’enfuir. Laissons-le vivre. Qu’il raconte comment la Grise, comment Helen Mithra, la plus grande criminelle de tous les temps, s’est éveillée et vient révolutionner leur quotidien.

L’homme qui surgit derrière moi n’a pas l’air étonné, mais ses grands yeux ébahis trahissent son inexpérience. Oui, voilà qui je suis. Voilà un de mes visages. Celle qui ne laisse que des cadavres derrière elle, des silhouettes avachies, hors du temps, hors du monde. Celle qui n’hésite pas à se baigner dans le sang si c’est une nécessité. Celle qui garde au fond d’elle ses émotions pour les projeter sur ses ennemis. Celle qui sait où elle va et qui a tout essayé pour atteindre sa destination.

Celle que l’homme qui a décidé de l’épauler vient de découvrir. Il place une main sur mon épaule et la laisse tomber, ne me suivant que de loin lorsque je franchis la porte et retrouve la chaleur de la lumière du soleil.

À son contact, tout mon être frissonne. Mon corps a perdu l’habitude de ce contact doux, chaleureux et léger, de ce souffle imperceptible qui joue avec mes mèches grises, qui menace d’emporter ce corps frêle au moindre mouvement. Mais ce sont mes yeux qui se perdent dans l’infini du paysage qui se dévoile devant moi. Des couleurs. Des teintes uniques, changeantes, que mon regard n’avait pas perçu depuis si longtemps que je me trouve incapable de choisir des mots dignes de ce spectacle. Les voiles de pourpre, d’or, de violine et d’azur, pliés et repliés, brodés d’étoiles, de nuages et superposés élégamment sur la grande jupe du Crépuscule s’agitaient légèrement sous l’influence du vent du soir. Les odeurs les plus fortes qui frappent mon nez sont d’abord celles des égouts et de la maladie. Je baisse les yeux vers la ville qui sous ce ciel, grouille, bouillonne dans l’obscurité.

Elle crie.

Elle hurle.

Elle agonise.

De toute sa voix, de tous ses milliers de poumons, elle beugle une terreur instinctive.

Il y avait si longtemps que je ne l’avais pas vue. Si longtemps. Et la voir ainsi, c’était… Ma main glissa sur ma poitrine et je pris appui sur un morceau de rempart.

« Vous aussi, vous le percevez, maîtresse Helen ?

— Évidemment, je rétorque sans même essayer de dissimuler le sourire sauvage qui a fleurit sur mes lèvres. Comment aurai-je pu passer à côté ? Tout le monde devrait le voir. Tous. Regardez devant vous. Regardez la foule, non, toute la ville est défaillante. Et comme toujours, c’est parce qu’elle cherche à avancer, à progresser, à évoluer, sans s’autoriser à relever la tête. »

Le long soupir qui s’échappe de mes lèvres incite l’homme à s’approcher de moi. Il s’accoude à la pierre à mes côtés et laisse son regard se poser sur la ville. Étrangement, je n’ai pas besoin d’étudier longtemps son visage. Moi qui pensais que les traits d’un être humain finiraient par me devenir étrangers, je me suis trompée. Et je crois savoir pourquoi. Mais… Je me trompe peut-être. Sûrement. Ou alors… Non. Ce n’est pas le moment d’y penser. Regarde ce monde, devant toi. Regarde ces ruines. Regarde ces créatures.

« Je n’ai jamais compris pourquoi. L’être humain s’entête à avancer. Il regarde vers le futur. Mais ses liens au passé, ses liens à la peur, à celle de l’inconnu… Quelles autres raisons peuvent-ils trouver pour se mettre à quatre pattes, à ramper, comme un cafard devant les Dieux, à toujours leur attribuer le mérite de leurs actes et à se blâmer inutilement en croyant que cela les sauvera dans une autre vie. De toutes les espèces vivantes dans ce monde, seules celles qui sont semblables à l’homme se soumettent à des entités invisibles. Seules celles qui sont douées de pensée s’ennuient à réfléchir à des choses qu’elles n’ont pas besoin de savoir. La raison pour laquelle nous sommes sur cette terre n’est pas nécessaire à notre survie. Si nous sommes ici, c’est parce que nous le devons. La seule chose qui nous retiens sur ce sol, ce n’est pas la nécessité de comprendre pourquoi, mais celle de comprendre seulement. Et un jour peut-être, comprendra-t-on. »

Son regard, qui s’est relevé vers moi, me fait frémir. Il y a quelque chose dans la douceur de ses yeux qui me rappelle celle du ciel… Celle qui me réchauffait de l’intérieur… Il se détourne, me sourit et ne parvient pas à dissimuler son rire.

« Qu’est-ce qui vous fait rire ? »

Sans doute est-ce mon ton glacial qui le fige. Ou bien est-ce mon regard encore brûlant de la haine que je viens de déverser sur les autres qui l’a soudainement effrayé. Il sait qui je suis. Il sait ce que je veux. Il peut être ami ou ennemi. Et s’il rit, c’est bien qu’il est...

« Excusez-moi, maîtresse, je ne comptais pas vous offenser. Je trouve simplement inattendu qu’une Immuable comme vous ait ce genre de réflexion. Ceux de votre genre sont… Plutôt réservés, d’habitude, lorsqu’il s’agit de la manière de vivre des autres espèces.

— Je n’ai jamais été friande de ce genre de coutumes, je réplique avec un soupir en retournant à mes observations. Pour moi, il s’agit plutôt de mesures de protection d’une espèce qui n’en a pas besoin, une énième solution trouvée pour résoudre une question qui n’a pas lieu d’être, par un Conseil rempli de personnes âgées qui ne voient même pas la poussière qui s’est posée sur leur nez. Entre ceux qui croient que nous sommes les Elus de Dieux, les autres qui nous disent possédés par le démon et je ne sais quelles autres inepties du genre, je pense qu’ils feraient mieux de nous laisser tranquilles. Mais ce n’est que mon avis, vous n’avez pas de raison de le partager. Enfin, vous n’en avez peut-être plus depuis longtemps. Ont-ils trouvé un moyen de mourir ?

— Disons que… Beaucoup de choses ont changé, depuis que vous avez été incarcérée. Si j’étais vous, je ferais profil bas.

— Comment ça ? »

Les choses ont bien changé, alors. Et pas dans le bon sens. Mais si ce sont les Immuables qui ont perdu le contrôle de la situation… S’ils sont en danger… L’heure est grave.

« Eh bien… Les Immuables se sont faits rares. En fait, nous pensons que… Quelqu’un a trouvé une arme capable de vous tuer. »

Peut-être l’heure est-elle même plus grave que je ne le pensais. La mort des Immuables. Une antithèse improbable. Ce qui explique qu’il soit venu me chercher. Comme si j’étais la réponse à ses questions, l’arme qu’il cherchait. Enfin, qu’ils cherchaient. Parce qu’il n’est probablement qu’un parmi tant d’autres. Et je ne me plaindrai pas d’avoir retrouvé ma liberté. Mais quelque chose me dérange.

« En quoi cela te concerne-t-il, puisque tu n’es pas comme moi ? »

Un nuage d’orage fait basculer l’air jovial, presque enfantin de ses traits dans l’obscurité. Ses poings se serrent et il détourne le regard. Sa mâchoire crispée peine à se desserrer. Un lien. Oui, voilà ce qu’il devait partager avec l’un des miens. Un lien qui a été rompu, définitivement. Mais qu’attend-il de moi ? Une explication ? Une vengeance ? Un peu de réconfort ?

« Je dois faire ça… Pour mes ancêtres. C’est pour eux que…

— Tes ancêtres ?

— Oui. Oui, parce que nous avons attendu trop longtemps de retrouver la force nécessaire à votre évasion. Chaque génération a essayé, en vain. Jusqu’à moi.

— Moi, ton ancêtre ? Tu es… ? »

Il hoche la tête et tourne vers moi ces yeux que je ne vois pas pour la première fois. Ce n’était donc pas un hasard. Cette silhouette, cette assurance, cette mélancolie… Cette voix. Est-ce possible ? Est-ce seulement possible ? Ou bien est-il trop tôt pour espérer à nouveau ?

« Tu es un Lathon, n’est-ce pas ? »

Il me lance un regard triste, sans sourire. Un regard que je connais. Oui, il faut étouffer l’espoir. Le tuer dans l’œuf. Tout oublier, tant que rien n’est certain.

« Alors, où va-t-on ?

— En sécurité. Chez moi. Chez vous. »

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