D'un commun accord
Nouvelle primée lors d’un concours
Je glissai délicatement la paume de ma main droite sur le cache du clavier et ressentis le doux contact du bois verni. Mon instrument constituait une extension de mon être, s’insinuait dans mon esprit, mon âme. Je m’évadais souvent à ses côtés sans que rien ne vînt perturber ces rares instants de plénitude. Malgré mes problèmes de coordination, je progressais vite. Je travaillais dur pour que seul le plaisir subsistât et que mes râles de mécontentement cessent.
— Mademoiselle Darieu, jouer de la musique est une chose sérieuse. Cessez donc de gigoter et de sourire ainsi.
Ma joie retomba et mes doigts perdirent de leur énergie. Je lâchai mon instrument et croisai les bras, furieuse. Je jetai un regard noir à ma professeure, puis repris mes exercices. Le coup de huit n’avait rien d’évident, il demandait de la souplesse au niveau du poignet. Je m’acharnais depuis le mois dernier sans grand succès, bien que je sente des améliorations.
Cependant, la technique seule ne comptait pas. À trop vouloir réfléchir, j’avais compris que l’on en oubliait l’essentiel, l’essence de la musique, celle qui vous donnait des frissons, qui vous apaisait, vous revivifiait.
Je ne connaissais personne qui partageait mes réflexions. Je me sentais souvent seule, même lors des nombreux concerts sur lesquels je m’engageais avec mon groupe de commune-musique. Les chansons que nous étions autorisés à jouer m’insupportaient. Le commun-médiéval, le commun-classique, le commun-folklorique… Je trouvais ces genres fades, peu dansants.
— Vous me travaillerez le morceau numéro sept du répertoire commun-médiéval pour lundi, nous dit la professeure. Belle journée à vous !
Je me levai pour soigneusement ranger ma vielle à roue dans sa sacoche. Je saluai rapidement certaines connaissances et ne tardai pas à me glisser dehors. J’avais besoin de respirer.
Le soleil nous inondait de ses rayons, me réchauffait. Un sourire s’épanouit sur mes lèvres. J’adorais les couleurs des maisons du Vieux-Nice. Ce rouge foncé, ces jaunes fascinants, ces peintures vives qui me remontaient le moral à chaque fois que mes yeux se posaient sur elles. La reconstruction des parties côtières avait pris du temps. Le vieux centre avait bien tenu, grâce à des bâches révolutionnaires qui s’étaient étendues au-dessus de la ville, aux dires de mon grand-père, dont le propre grand-père avait assisté à la scène. J’habitais parmi ces rues bondées, ces passages étroits et escarpés que je connaissais par cœur. Je m’amusais régulièrement à rechercher de nouveaux raccourcis et me faufilais partout où ma taille le permettait.
Un bruit rauque me ramena à la réalité. Mon estomac gargouillait. Instinctivement, je commençai à m’intéresser aux étals qui s’étendaient sur les côtés, appréciant les filets d’odeurs qui s’échappaient des boutiques, ou les belles assiettes qui sortaient des restaurants ouverts depuis peu. Les menus proposés ne me donnèrent pas spécialement envie. Les commun-plats n’avaient plus de secret pour personne ; je les avais tous essayés et commençais à m’en lasser.
Le cours d’Histoire de la veille me revint en mémoire. Notre professeur nous avait expliqué qu’à l’ère Dégénérescente, chaque région, voire département ou ville, possédait ses propres plats typiques. Sec… Coc… Cas… Soc… Socca ! Je me demandais quel goût pouvait avoir la socca. L’eau m’en monta à la bouche.
Notre nouvelle époque, commencée en l’an 2100, avait débuté dans la souffrance. La montée des eaux avait saccagé les côtes, les dernières gouttes d’essence avaient été âprement disputées et avaient causé de nombreuses batailles dans les rues. La démographie avait battu des records quand la planète ne pouvait plus fournir assez de nourriture et le climat avait joué aux dés, amenant catastrophes sur cataclysmes, inondations puis tornades, ou tremblements de terre. Les pays de l’Ancienne Europe avaient décidé de s’associer afin de faire front commun. Des années plus tard, de peur que ce mouvement ne se démontât et que les différents peuples ne se désunissent, des politiques de commune-culture avaient commencé à pleuvoir, obligeant chaque personne à se fondre dans la masse.
Bien que je sois née dans cette atmosphère aux lois et concepts bien établis, je ressentais comme un vide à l’intérieur. Les gens que j’observais ne semblaient pas heureux, ne riaient jamais fort, se montraient toujours altruistes, n’insultaient personne et se soumettaient facilement à toutes les communes-mesures qui passaient. J’avais la sensation qu’ils manquaient de vie, que leur destin était déjà tout tracé et qu’aucune surprise ne viendrait perturber leur quotidien. Je songeai à mon grand-père, qui avait connu les régions identitaires et qui apparaissait ravi de ces changements.
Plus je grandissais, plus mon caractère rebelle m’éloignait des autres.
Un commerçant de la place Garibaldi m’alpagua poliment. Son tablier accroché à la taille, il me souriait tout en me tendant le menu. Il semblait avoir mon âge.
— Non, merci. Je vais retrouver mon grand-père pour déjeuner, répondis-je poliment.
— Profitez bien de votre famille, mademoiselle. Bonne journée !
Son ton se révéla évidemment enjoué. Tout le monde se comportait ainsi, plus personne n’avait d’identité, de tonalité propre. J’avais besoin de m’affirmer et de prouver que j’existais, mais je ne savais comment m’y prendre. Et j’avais peur. La commune-police pouvait m’interpeller au moindre faux pas et je finirais alors dans ces centres austères dans lesquels des personnes en blouse blanche vous expliquaient l’importance du vivre-ensemble, l’utilité des bonnes manières et le sérieux des communes-mesures.
Je continuai mon chemin, mon ventre gargouillant et mes jambes sautillant. Tous les autres passants marchaient lentement, bien droits, comme des soldats disciplinés. Certains me montrèrent du doigt, je les ignorai. J’arrivai rapidement devant la porte de mon immeuble et posai mon pouce sur le détecteur d’empreintes. La porte s’ouvrit et une voix électrique m’accueillit avec autant de chaleur qu’un vent d’hiver. Les quelques volées de marche me mirent en appétit.
— Je suis rentrée grand-père ! criai-je alors que j’entrais dans le salon.
Je l’entendis se lever de son canapé d’un air mécanique. Pour son âge, il ne paraissait ni trop fatigué ni trop en forme. Habillé de ses éternels pulls marron et de ses pantalons de soie, je lui trouvais de l’allure. Il copiait parfaitement les tenues présentées dans les publicités et se fichait de ressembler à tous les autres hommes de sa génération. La perte de son épouse et de sa fille ne l’affectait plus, il n’en parlait même plus et j’étais persuadée qu’il n’y pensait plus non plus.
Contrairement à moi, qui n’arrêtais pas de cauchemarder sur la mort de mes parents, noyés lors d’un énième déluge ayant frappé la ville. Ils me manquaient chaque jour et je m’en voulais de fouler la Terre quand ils n’avaient aucune chance d’y retourner.
— Le repas a été livré par drone il y a seulement quelques minutes. Tu arrives pile à l’heure ! m’annonça mon grand-père en déposant un baiser sur mon front.
— Génial ! m’extasiai-je.
Je courus vers la cuisine après avoir abandonné ma sacoche de vielle à roue sur le sol.
À suivre...
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